La dérive autoritaire de l’État : une évidence, une exagération, un euphémisme ? Un effet de circonstances exceptionnelles, de la personnalité « jupitérienne » du président, de la crispation et des errements d’un pouvoir dépassé par les événements ? Prenons le temps de dresser le catalogue des faits. Même très incomplet, il sera quelque peu déprimant mais devrait nous aider à regarder les choses en face et à balayer d’éventuels derniers doutes. Cette dérive est trop massive, multiforme, constante, pour relever du fortuit.
D’une guerre à l’autre
13 novembre 2015, au soir des attentats à Paris et Saint-Denis, l’état d’urgence sur tout le territoire national est décrété (une première depuis le putsch d’Alger) et François Hollande relance la « guerre au terrorisme ». (1)
16 mars 2020, Emmanuel Macron déclare que, face au Covid-19, « Nous sommes en guerre » et annonce le premier confinement du pays (à cette échelle, une première depuis toujours).
Le choix du registre militaire pour traiter une crise sanitaire est tout sauf anodin. Le gouvernement par ordonnances devient systématique (62 sont prises entre le 23 mars et le 17 juin 2020) et court-circuite le parlement. Le recours au Conseil de défense se banalise (pas moins de 40 réunions depuis début 2020) et supplante peu à peu le Conseil des ministres, réduit à une chambre d’enregistrement.
Des méthodes « évidemment exceptionnelles, évidemment temporaires » selon la formule de Macron ? Évidemment non. En témoigne déjà l’incroyable entourloupe du vote de la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite loi « silt » du 30 octobre 2017). Les députés de La France en marche, au prétexte de sortir de l’état d’urgence (toujours en vigueur depuis 2015 après plusieurs prolongations) en transcrivent les principales mesures dans le droit courant ! L’état d’urgence devient permanent. (2)
D’une loi à l’autre
Dans ce contexte où l’exception est devenue la règle, les lois liberticides s’accumulent. Une dizaine en trois ans, parmi lesquelles celle du 23 mars 2020 qui instaure un « état d’urgence sanitaire » provisoire (!), qui finalement est prolongé jusqu’au 26 février 2021.
Citons la loi du 30 juillet 2018 sur la protection du secret des affaires, qui menace les journalistes et les lanceurs et lanceuses d’alertes cherchant à informer sur ce qui se passe dans les entreprises (3). La loi « asile et immigration » du 10 septembre 2018 qui attaque les droits des personnes migrantes. La loi de réforme pour la justice du 23 mars 2019 qui comporte une nouvelle procédure pénale réduisant les droits de la défense (possibilités de prolonger les gardes à vue, les durées d’enquête, d’élargir les écoutes etc.) La loi dite « anti-casseurs » du 10 avril 2019, la loi du 27 juillet 2019 « pour une école de la confiance » qui renforce le contrôle déjà important des familles pratiquant l’instruction à la maison.
Sautons quelques autres textes pour arriver à la loi de « sécurité globale ». Son article 24, pénalisant le fait de diffuser des images d’un policier dans un but malveillant, a suscité un tollé général. Il ne s’agit pourtant que d’un élément parmi d’autres au sein d’une évolution inquiétante de la doctrine en matière de gestion de l’ordre public...
De la « technopolice » à la police de la pensée
En effet, la loi de « sécurité globale » ne fait qu’inaugurer l’entrée de la surveillance et du contrôle de la population dans une nouvelle ère technologique. Le Livre blanc de la sécurité intérieure, présenté par le ministère le 16 novembre 2020, comporte de nombreuses mesures destinées à être opérationnelles lors des Jeux olympiques de Paris de 2024. Elles auront donc à être rodées avant, autant dire très vite. Outre la légalisation des drones de surveillance ou de nouvelles prérogatives pour la police municipale, sont proposées aussi l’interconnexion des fichiers biométriques, plusieurs dispositions pour systématiser la reconnaissance faciale etc.
Dans le même temps le fichage politique s’intensifie. Le 2 décembre 2020, trois décrets du ministère de l’Intérieur élargissent les finalités de trois fichiers (Pasp, Gipasp et Easp (5)), ajoutant, à la « sécurité publique », la « sûreté de l’État ». Dans ces fichiers pourront figurer les opinions et convictions (et non plus seulement les « activités ») politiques, philosophiques, religieuses, les appartenances syndicales ainsi que des données de santé, le tout dans la visée quasi illimitée de la protection des« intérêts fondamentaux de la Nation ».
Ainsi, la police de la pensée et la « technopolice » sont en marche simultanément. (4)
L’emprise totale du numérique
Dans le champ sanitaire, le gouvernement a lancé deux applications de traçage des personnes, StopCovid puisTousAntiCovid. Le succès n’a pas été au rendez-vous, pour diverses raisons. Selon La Quadrature du Net (6), pour des résultats sanitaires faibles, voire contre-productifs, la généralisation de ce type d’application causerait des dommages immenses au plan de nos libertés. Le principe de l’obligation ne tarderait pas à s’imposer, ou à tout le moins le poids de la pression sociale (et avec une forme d’officialisation du smartphone comme extension technologique obligatoire pour tous). L’enjeu réside aussi dans l’accoutumance de la population à un flicage permanent, ouvrant la voie à l’acceptation, demain, de la reconnaissance faciale.
Le champ de la santé n’est pas le seul à être impacté par la numérisation galopante. Le numérique, et donc la captation des données personnelles, devient le point d’entrée obligé pour tous les services publics, pour tous les actes de la vie personnelle et citoyenne, dans tous les domaines : santé, éducation, fiscalité, justice etc. Cette captation permanente de nos données s’étend en un système bientôt total, et qui contient en germe de nouvelles formes de totalitarisme. Pour nos libertés, la principale menace réside là.
Les guerres ont toujours été des moments de mutations brutales des sociétés, les technologies utilisées pour les combats étant recyclées massivement dans le civil. Selon ce processus désormais bien connu (7), les « guerres » actuelles contre le terrorisme et le Covid-19 risquent bien de nous faire basculer dans le tout numérique, et donc le tout sous contrôle. C’est ainsi que le gouvernement passe en force pour permettre le déploiement de la 5G, lequel s’effectue en dépit de nombreuses demandes de moratoires, émanant de tous bords politiques (Convention citoyenne, députés y compris de la majorité, maires, associations etc). Notre futur est livré aux Gafam et aux opérateurs téléphoniques, appuyés par un État rivé au dogme de la croissance économique illimitée.
De brutalités en intimidations
La police évolue en adoptant les technologies de pointe mais, dans le même temps, elle devient nettement plus brutale lors des manifestations. Le 16 septembre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin présente le nouveau Schéma national de maintien de l’ordre. La doctrine qui le sous-tend revient à favoriser les escalades violentes plutôt qu’à les prévenir, à faire peur pour dissuader les gens de manifester. Fin 2015, lors des manifestations pour le climat dans le contexte de la COP 21, des militant·es sont assigné·es à domicile. Entre novembre 2018 et mars 2019, l’usage d’armes mutilantes pendant les manifestations des Gilets jaunes blesse 2 300 personnes, dont des blessures graves. La France a été condamnée à plusieurs reprises au sujet des violences policières.
L’autoritarisme passe aussi par l’intimidation. Parmi de nombreux exemples, citons celui de la création, fin 2019, de la cellule Demeter au sein de la gendarmerie nationale et en partenariat avec la FNSEA. Elle a pour mission le suivi des atteintes aux mondes de l’agriculture et de la chasse. Les militant·es antispécistes sont spécialement visé·es, mais aussi les journalistes, les militant·es écolos et toutes personnes susceptibles de nuire à l’image de l’agriculture intensive, ne serait-ce qu’au plan symbolique ! (8)
Le 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France pour avoir violé la liberté d’expression des militant·es de l’organisation Boycott-Désinvestissement-Sanction (qui œuvre en faveur des droits du peuple palestinien), dans le cadre d’une campagne d’appel au boycott des produits israéliens. Elle réaffirme donc le droit au boycott. Malgré ce jugement, le Ministère de la Justice français maintient, dans une dépêche au parquet, que ces appels au boycott sont susceptibles d’être pénalisés. Il y a là une attaque acharnée contre l’un des droits élémentaires des mouvements militants.
La mise en place du Service National Universel (SNU), plutôt molle faute de volontaires et du fait de l’épidémie du Covid-19, est toujours d’actualité, avec même un budget en forte hausse. (9) Un dispositif qui, dans la lignée du service militaire, présume de pouvoir faire adhérer la jeunesse aux « valeurs de la République », s’inscrit tout à fait dans une posture autoritaire « décomplexée » de la part de l’État. (10)
Etc. Nous le voyons, les atteintes à nos libertés s’exercent dans tous les domaines, sous de multiples formes, et leur inventaire hétéroclite s’allonge tous les jours. C’est qu’il résulte d’un système, et non d’une suite malheureuse de bavures démocratiques.
Une course en avant forcément liberticide
Évoquons un dernier exemple avec, depuis les années 2000, des mouvements sociaux massifs (contre le démantèlement du code du travail ou du système des retraites notamment), qui n’obtiennent que de très maigres résultats. Les gouvernements se targuent de refuser tout compromis, assument de plus en plus les passages en force. Au sein d’un État historiquement centralisateur et vertical, l’autoritarisme ne date pas d’hier. Mais il se renforce en un moment où le capitalisme se renouvelle avec les big data, sur fond de crise sanitaire inédite. Il procède ici de l’idéologie néolibérale qui, par essence, n’admet que la course économique effrénée : nous en avons une illustration frappante avec les énormes dégâts causés par la pandémie qui la ralentit.
Cette idéologie repose sur le fameux argument du « il n’y a pas d’alternative ». Les choix du gouvernement et du CAC 40 sont les seuls possibles, les seuls rationnels. Ils s’imposent donc, après quelques simulacres de discussion, sans que jamais des options différentes puissent être considérées. La non prise en compte persistante du dérèglement climatique (de façon un tant soit peu consistante), de même que l’obstination française sur la voie du nucléaire, relèvent aussi de la surdité et de l’incapacité systémique à changer de cap, même quand celui-ci nous conduit droit dans le mur. L’inflexibilité du « toujours plus » économique, parfois masquée sous des apparences démocratiques, ne tolère en fait nul obstacle, nulle divergence. Avec, il faut le reconnaître, l’assentiment d’une partie de la population entretenue dans la peur et l’aliénation aux injonctions « connectez-vous et consommez ».
Libertés contre sécurité ? Le contrat de dupes
Face à cette idéologie qui se revendique pourtant amie des libertés, il nous faut reconsidérer radicalement les libertés et les sécurités en jeu aujourd’hui. Certes, nous avons besoin de sécurité face aux attentats islamistes ou à la crise sanitaire. Mais nous en avons tout autant besoin, et bien davantage, face à la pollution de l’air, au dérèglement climatique et ses conséquences (méga-feux, tempêtes hors normes, canicules intenses, etc.), au nucléaire, à l’abandon des personnes migrantes, aux pénuries alimentaires qui vont toucher des millions de gens, face à des contextes sociaux et environnementaux invivables sur une part croissante de la planète. De ce monde-là, nous n’aurons ni sécurité, ni libertés.
Avec le néolibéralisme, le rôle de l’État ne consiste pas en un « laisser faire » passif. Il s’agit pour lui de coproduire, avec les entreprises capitalistes, les règles d’un jeu organisant tous les champs sociaux (industries, services publics, pays et villes, et jusqu’aux individus) autour de la concurrence et de la rentabilité. Dès lors, les libertés sont celles du « renard libre dans un poulailler libre » , au sens où les poules finissent par être mangées, soit par le renard, soit par le fermier. Les libertés sont avant tout celles des opérateurs de télécom, des promoteurs immobiliers, des laboratoires de génie génétique, des cyber-entrepreneurs et autres merveilleux agents de notre modernité et de notre futur. Et ce dans une société où l’État détruit méthodiquement les protections sociales, ne fait pas respecter les principes de précaution élémentaires, privatise les biens communs.
Sous l’idéologie néolibérale, le contrat social « liberté contre sécurité » n’est qu’un vaste marché de dupes. Mais dupes, nous ne sommes pas et nous pouvons réagir.
Réaffirmons nos principes vitaux
Il s’agit pour commencer de ré-affirmer nos principes vitaux. Refuser plus que jamais toutes les logiques de guerre, réelles ou métaphoriques, qui sont toujours mobilisées pour gouverner en force et qui brutalisent les sociétés. Face aux lois liberticides, réaffirmer la puissance de la désobéissance civile. Refuser l’asservissement des outils numériques, résister à la facilité débilitante de vivre par écrans interposés. Se regrouper pour mieux résister aux peurs, aux tentatives d’intimidation, aux violences policières, judiciaires, administratives. Face à une pensée unique oppressive, continuer d’opposer la riche diversité des alternatives et des réflexions en mouvement.
Danièle Garet
(1) La notion de guerre au terrorisme et l’usage de l’armée dans des fonctions de police remontent à 1978 avec le premier plan Vigipirate.
(2) La France insoumise, Macron à la dérive autoritaire, nov. 2020
Attac France, Commission Démocratie, La dérive vers un État autoritaire : quelles résistances organiser ? 21 mai 2019
(3) Silence, Les secrets des entreprises seront bien gardés, n° 472, nov. 2018
(4) La Quadrature du Net, La technopolice, moteur de la « sécurité globale », 19 nov. 2020
(5) Les fichiers Pasp, Gipasp et Easp concernent respectivement les préventions aux atteintes, la gestion de l’information et les enquêtes administratives relatives à la sécurité publique. Ces trois fichiers, désormais très étendus, reprennent et dépassent le projet de fichier Edvige auquel Nicolas Sarkozy avait dû renoncer, en 2008, face à une énorme levée de boucliers.
(6) La Quadrature du Net, Nos arguments pour rejeter StopCovid, 14 avril 2020
(7) Les grandes guerres des 19e et 20e siècles ont brutalisé et fait muter durablement les sociétés. La production des gaz de combat a fait naître la chimie industrielle, la motorisation des armées nous a fait basculer dans le « tout bagnole » et l’addiction au pétrole, la bombe atomique a ouvert la voie au nucléaire civil, le tout sans jamais le moindre débat démocratique. Voir : Silence, L’emprise empoisonnée des guerres, n° 485, janvier 2020
(8) Silence, La cellule Demeter : l’opposition à l’agriculture intensive devient un délit, n° 492, oct. 2020
(9) 31 millions d’euros supplémentaires, soit 61 millions désormais budgétés pour 2020.
(10) Silence, Service National Universel : boycott et objection de conscience, n° 483, nov. 2019