Dossier Alternatives Société

Pour un biorégionalisme émancipateur

Michel Bernard

En France, le biorégionalisme reste pollué par la récupération qu’en fait l’extrême droite. Nous avons demandé pourquoi à Mathias Rollot, architecte, auteur de Les Territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste et traducteur de plusieurs livres sur le sujet dont celui de Kirkpatrick Sale présenté en début de ce dossier.

Silence  : Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser au biorégionalisme ?

Mathias Rollot : Sincèrement : en 2014, par la parution de La Biorégion urbaine de Magnaghi (1). Ce titre m’a tout de suite parlé, alors j’ai été voir. Et j’ai découvert une véritable mine d’or ! Quarante ans d’histoire de la pensée, un mouvement écologique international, des dizaines d’ouvrages… — tout cela complètement invisible en langue française et absent de nos débats. Je me suis mis au travail tout de suite… Plus récemment, j’ai ouvert une plateforme numérique, bioregions-bibliotheque.fr, pour recenser et partager librement toutes ces ressources intellectuelles.

Dans votre introduction au livre de Kirkpatrick Sale, vous affirmez que le biorégionalisme est un concept antispéciste, anticapitaliste, antinationalisme. Que mettez-vous derrière ces mots ?

C’est un système terminologique que j’avais proposé dans mon manifeste biorégionaliste de 2018 (2), qui comprenait alors aussi l’antidéterminisme et l’antiracisme comme « précautions à prendre » pour penser le biorégionalisme, et je me permets d’y renvoyer pour plus de précision à ces sujets (Les Territoires du vivant, pp.152-174). De manière synthétique :
– « anticapitaliste » si on se rappelle les origines anarchistes Diggers du mouvement, et leur insistance concernant la liberté et la gratuité. Peter Berg affirme qu’elles sont à l’origine de l’idée même de biorégion ;
– « antinationaliste », puisque parler de biorégion, c’est vouloir repartir du non humain pour penser l’humain, parce que les biorégions existantes, comme la Cascadia, se développent de façon transfrontalière, ou que les propositions biorégionalistes sont, politiquement parlant, des propositions de décentralisation ;
– enfin, « antispéciste » en un sens holistique, puisque la biorégion devrait être un milieu de cohabitation équitable et durable entre des espèces variées. Parce que les biorégionalistes ne sont pas des universitaires mais des femmes et hommes de terrain occupé·es à replanter des futaies ou remettre des saumons dans les rivières — bref, qu’il et elles travaillent à des processus de restaurations écologiques favorables à la fois à l’humain et au non humain, sans distinction ni hiérarchie.

Au début du biorégionalisme, on trouve l’implication de l’Institut pour l’écologie sociale de Murray Bookchin. L’écologie sociale estime que la domination de la nature est liée à toutes les autres formes de domination (salariat, patriarcat, racisme…). Quel lien y a-t-il aujourd’hui entre les deux approches ?

Historiquement, il me semble que les biorégionalistes ont été plus d’accord avec Bookchin que lui ne l’a été avec eux ! Mais peu importe : nous avons, aujourd’hui en France, en 2020, notre propre histoire à écrire sur la question. Le biorégionalisme n’étant pas une théorie politique complète à lui seul (mais plutôt une philosophie, une cosmologie), il aura besoin d’être couplé à un système politique pour se déployer. Et quelle meilleure idée que de le coupler au municipalisme libertaire de Bookchin ? Car l’idée biorégionaliste est fondamentalement parallèle à celle de « l’écologie sociale » (3) : dans les deux cas, il s’agit de repartir des gens eux-mêmes, de faire en sorte qu’ils soient directement impliqués, acteurs, responsables des lieux où ils vivent. C’est d’ailleurs l’exacte raison qui nous a conduits à faire paraître simultanément les traductions de Bookchin et de Sale début 2020 chez Wildproject. Avec l’ethnologue Marin Schaffner, nous préparons un petit livre pour février 2021, intitulé Qu’est-ce qu’une biorégion ?, qui apportera quelques nouvelles pistes à ce sujet.

Comment expliquez-vous le peu de débat sur ce concept en France jusqu’à maintenant ?

Indéniablement, la première apparition de Peter Berg en France, via un entretien mené par Alain de Benoist, a freiné les envies d’en savoir plus sur la question, comme en témoignent les articles parus à l’époque dans La Décroissance (« Biorégionalisme = danger ») (4). Mais ce n’est pas la seule raison. Je crois fort que le repli assez systématique de tout un pan de l’université sur des sources historiques francophones, voire françaises, en est une autre. Ça ne nous a pas aidés, et ne nous aide toujours pas, à comprendre que quelque chose de nouveau et de différent se joue depuis les années 1970, qui n’a que peu de rapport avec ce que notre littérature existante pouvait proposer.

Pourquoi ce concept a-t-il, au moins un temps, été repris par des groupes d’extrême droite ?

Pourquoi en venir maintenant à cette idée de biorégion, si ce n’est pour se saisir de ce qu’elle porte de singulier, notamment un puissant écocentrisme ? Or, à de nombreux égards, l’approche territorialiste de l’idée de biorégion, d’abord italienne et maintenant française, reste assez anthropocentrée et conservatrice à la fois. Or, je vois très mal comment on pourra lutter contre de nouvelles récupérations d’extrême droite en mélangeant l’idée de biorégion avec celle de conscience du lieu, avec Magnaghi (5), ou avec celle de patrimonialisation du territoire, avec Daniela Poli (6). Et ce, bien que ces auteurs soient tous deux plutôt d’extrême gauche…
Les différents mouvements biorégionalistes ont tous visé un réapprentissage des spécificités locales (humaines et non humaines) et une prise en compte du global depuis le local. En ce sens, il n’y a pas tellement à s’étonner que le biorégionalisme intéresse l’extrême droite ! Et je lance ici le pari que si rien n’est fait, la récupération du concept par l’extrême droite n’aura rien de passé : elle sera, plus pleinement encore, à venir. C’est bien là que se trouve tout le sens de mes efforts, en tant qu’auteur et traducteur, pour mettre en lumière l’intérêt des origines américaines du biorégionalisme. Écocentrées, multiculturalistes, créatives, artistiques voire spirituelles, les approches californiennes originelles me semblent en effet bien plus à même de porter une « biorégion » qui ne soit pas récupérable par les idéologies du repli sur soi et la xénophobie. C’est aussi, à mon avis, l’un des seuls intérêts du concept de biorégion au regard des formulations déjà existantes d’écoterritoire, par exemple.

Propos recueillis par Michel Bernard

(1) La Biorégion urbaine : petit traité sur le territoire bien commun, Alberto Magnaghi, tr. Emmanuelle Bonneau, Eterotopia, 2014
(2) Les Territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste, Mathias Rollot, François Bourin, 2018
(3) Le Municipalisme libertaire, la politique de l’écologie sociale, Janet Biehl, Ecosociété, 2013. Voir également Quelle écologie radicale ? Écologie sociale et écologie profonde en débat, Murray Bookchin et Dave Foreman, Atelier de création libertaire et Silence, 1994 ; L’écologie sociale, Wildproject, 2020
(4) « Biorégionalisme, danger », Jean Jacob, La Décroissance, no 32, juin 2006
(5) La Conscience du lieu, Alberto Magnaghi, Eterotopia, 2017
(6) Formes et figures du projet local, la patrimonialisation contemporaine du territoire, Daniela Poli, Eterotopia, 2018


Pour aller plus loin

  • – « À San Francisco, le tambour pour la Terre se fait toujours entendre », Julie Celnik, reporterre.net, 10 janvier 2014
  • – « La biorégion de Cascadia, territoire de la décroissance », Julie Celnik, dans Gouverner la décroissance, politiques de l’anthropocène III, sous la direction d’Agnès Sinaï et Mathilde Szuba, Presses de Sciences Po, 2017, pp.119-136
  • – Design des territoires, l’enseignement de la biorégion, sous la direction de Ludovic Duhem et Richard Pereira de Moura, Eterotopia, 2020

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