Silence : Que serait selon vous une biorégion et comment la voyez-vous fonctionner ?
Thierry Paquot : La biorégion urbaine est avant tout une espérance. Elle ne se traduit pas en un territoire délimité une fois pour toutes. À quoi ressemblerait-elle ? Elle rassemblerait des hameaux, des villages, des villes de tailles diverses dont les destins s’uniraient. Ce ne serait pas un territoire polarisé autour d’une ville métropolitaine comme à présent mais un assemblage territorial décentralisé, déconcentré et autogéré. Chaque configuration écologico-géographique serait singulière, de même sa population, selon les cas, pourra varier de plus d’un million à 200 000 ou 300 000 habitant·es. Les biorégions pourraient s’articuler autour des fleuves et des rivières d’où, pour le Rhin, des enjambements de frontières nationales.
Qu’est-ce qu’un découpage de l’hexagone en biorégions changerait sur le plan économique, politique, dans le quotidien des gens ? Qui perd quoi ? Qui y gagne ?
L’État-nation perdrait la plupart de ses prérogatives et une Fédération européenne de biorégions (FEB) pourrait se déployer, sans attribuer à une ville la fonction de capitale, devenue inutile. La gouvernance territoriale serait au plus près des habitants, la bureaucratie et son pouvoir vertical disparaîtraient au profit de nouvelles modalités politiques plus collégiales et transversales. L’organisation par thèmes (logement, scolarité, parcs et jardins, transports etc.) aussi bien des services publics que des municipalités serait remplacée par quelques « maisons » dont les activités seraient modelées selon les attentes des usager·es. Par exemple, la Maison des temps (qui harmoniserait les temps sociaux selon les rythmes de chaque habitant, petit ou grand, homme ou femme, etc.), la Maison du bien-être (qui soignerait les malades, veillerait à une alimentation saine, etc.), la Maison de la solidarité (qui prendrait soin des plus fragiles, assurerait la redistribution des aides sociales, encourageait les coopérations…), la Maison des connaissances (qui superviserait les écoles, collèges, lycées et universités, les conservatoires, centres d’apprentissages, gymnases et stades, musées, lieux de création…). Les femmes et hommes politiques « professionnels » seront remplacés par des citoyens tirés au sort pour assurer un mandat d’une année non renouvelable. Ainsi, chacune et chacun participera à la vie démocratique. La relocalisation des activités de production (de l’énergie aux biens manufacturés en passant par l’alimentation bio) assurerait du travail pour la plupart des adultes, ainsi que des jeunes dans le cadre de leurs études, et réduirait les déplacements aussi bien des gens que des produits, tout en privilégiant la consommation des fruits et légumes de saison. Mais attention, il ne s’agit aucunement de stimuler une quelconque forme d’autarcie, chaque biorégion entretiendra avec les autres des échanges équitables.
Comment se redéfinissent les villes dans une biorégion ? Qu’est-ce que la ville apporte à la campagne, qu’est-ce que la campagne apporte à la ville ?
La distinction entre les villes et les campagnes – j’insiste sur le pluriel – relève de leur opposition historique, qui sous-entend la subordination de l’une à l’autre alors qu’avec la biorégion, leur complémentarité l’emportera sur la dépendance. Il y aura davantage de « nature » dans les villes (parcs et jardins reliés entre eux en une farandole verte, allées plantées d’arbres fruitiers, terrains d’aventures) et plus d’urbanité dans les villages et les campagnes au dense tissu associatif. Il faut reconnaître que le productivisme a altéré aussi bien l’esprit des villes que l’esprit des campagnes au profit d’un urbain généralisé que Bernard Charbonneau, par exemple, appelait « banlieue totale » (1). Je propose de définir la ville comme l’heureuse combinaison des trois qualités suivantes : l’urbanité, la diversité et l’altérité. Si l’une vient à manquer, l’esprit de la ville s’estompe définitivement. Ainsi, par exemple, une gated community, ou enclave résidentielle sécurisée, possède une population socio-économiquement homogène, ce qui va à l’encontre de la diversité, et ne sera donc jamais une ville… Quant aux campagnes, elles sont dans un tel état de dégradation (extinction de la biodiversité, pollution des eaux, dégradation du sol, abandon des services publics, fermeture des commerces, etc.) qu’elles ne peuvent que bénéficier de leur repeuplement et de leur intégration volontaire dans des biorégions.
Comment réduire la taille des villes ?
Le biorégionalisme estime qu’il y a une taille limite pour les villes. Lewis Mumford parle de 500 000 personnes, Kirkpatrick Sale de 250 000. Cinq cent mille, cela signifie qu’il faudrait réduire la taille des 12 plus grandes agglomérations françaises, 250 000, des 25 plus grandes agglomérations. Comment faire ? Y a-t-il des exemples de décentralisation réussie ?
Ma récente exploration des ouvrages qui visent à quantifier la « bonne ville », celle qui serait à « taille humaine », de Platon à des auteurs contemporains, m’a permis de comprendre qu’elle reposait davantage sur des qualités que sur une quantité. Ainsi les agglomérations françaises de plus de 250 000 habitants ne seraient pas arbitrairement découpées en plusieurs morceaux — selon quels critères ? —, mais verraient leurs quartiers obtenir les conditions d’une plus large autonomie dans tous les domaines, avec la complicité des Maisons dont je viens de parler, qui éviteraient la dispersion des moyens et des talents en les mutualisant. Je ne connais pas de décentralisation réussie, certainement parce qu’elle a toujours été décidée d’en haut. Je suis persuadé qu’il convient de faire avec les habitant·es — dont les enfants, qui ont d’excellentes idées sur la ville — connaissant bien ses territoires, d’où mon souhait de promouvoir des « villes récréatives » qui, étant à la hauteur des enfants et à leurs rythmes, seraient accueillantes pour toutes et tous. L’asphaltage des rues a été réclamé en France au début des années 1920 afin de lutter contre les poussières que les voitures et camions soulevaient en roulant, puis les premières tentatives de désasphalter les parkings ont été lancées, à Berkeley au début des années 1960, sans succès. C’est aussi à San Francisco que le Parking Day a été proclamé en 2005 : des places de stationnements sont alors réquisitionnées par des activistes qui, à la place d’une auto-immobile, installent des fauteuils, une table, un pot de fleur et servent du thé et des gâteaux aux passants, tout en discutant de l’aménité des rues… Il serait plus efficace de cesser de construire des centres commerciaux dotés de gigantesques parkings macadamisés.
Nous avons des villes en expansion rapide (Montpellier, Bordeaux, Nantes, Toulouse, Rennes, Lyon) et des villes rétrécissantes (Paris, Saint-Étienne, Lens). Quels sont leurs avantages et leurs inconvénients dans le cadre d’une pensée biorégionaliste ?
Toutes les villes peuvent entrer en transition biorégionale. La situation que vous décrivez résulte des décisions politiques de l’État et de la précarisation de certains territoires par le capitalisme financiarisé et globalisé, les deux étant souvent complices. Il est certain que la France du TGV a disqualifié des villes qui, pourtant, avaient des atouts économiques. De même, la fermeture d’une usine — souvent après l’obtention d’aides pour la relancer ! — entraîne dans son sillage la faillite de nombreux sous-traitants et l’effilochage de tout un tissu industriel, sans parler du chômage massif et de ses conséquences psychologiques sur les personnes perdant leur emploi… La pensée biorégionale rompt avec l’économie capitaliste qui décide de tout avec le profit comme boussole, pour l’articuler précisément à l’écologie du lieu, à ses valeurs et buts.
Les biorégions peuvent-elles être pensées en dehors d’une perspective de décroissance ?
Je ne le pense pas. La mot « décroissance » ne m’effraie pas, il ne consiste ni en une punition ni en un retour en arrière. Il indique seulement que la croissance pour la croissance n’a aucun sens et que la société d’a-consommation, comme je l’expliquais dans Éloge du luxe – utilité de l’inutile, devait se substituer à la société de consommation, comme l’athéisme libère des religions culpabilisantes…
Propos recueillis par MB, le 8 août 2020
Thierry Paquot a récemment publié Dicorue – vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, CNRS éditions, 2017 ; Désastres urbains – les villes meurent aussi, La Découverte, 2019 ; Mesure et démesure des villes, CNRS éditions, 2020 ; Demeure terrestre – enquête vagabonde sur l’habiter, Terre urbaine, 2020.
(1) Voir Vers la banlieue totale, Bernard Charbonneau, 2018, Eterotopia, préface de Thierry Paquot, postface de Daniel Cérézuelle