Précurseur de ce qui deviendra par la suite le biorégionalisme, le mouvement des Diggers (Les Creuseurs) est apparu à la fin des années 1960 à San Francisco, aux États-Unis. Ce collectif contre-culturel anarchiste a initié la réappropriation des pelouses pour y faire des potagers afin de nourrir les nombreuses personnes qui arrivaient dans la ville, alors capitale mondiale du "peace and love" (1).
Aux États-Unis, une multitude de débats théoriques et quelques tentatives concrètes
Dans les années 1970 et 1980, le biorégionalisme commence à être conceptualisé au sein d’une organisation, la Planet Drum Fondation, par Peter Berg et le géographe Raymond Dasmann, qui réfléchissent à une mise en place concrète en Californie du Nord (2), ainsi que par l’écrivain Gary Snyder et l’historien Kirkpatrick Sale. En 1973, Planet Drum Foundation, animée par Peter Berg, voit le jour pour fédérer les initiatives.
En 1985, au moment où Kirkpatrick Sale écrit Dwellers in the Land : The Bioregional Vision, une coordination des groupes biorégionalistes existe aux États-Unis depuis deux ans. On y retrouve une soixantaine de groupes locaux dont, il faut le signaler, l’Institut pour l’écologie sociale du Vermont, initié par Murray Bookchin et plusieurs groupes naturalistes en voie de politisation. L’écrivain estime que le mouvement est à cette époque proche des Verts allemands, alors même que sont créés les partis Verts un peu partout en Europe, avec encore des visions de conquête de l’opinion par le bas (ce qui changera ensuite progressivement). Un annuaire publié en 1994 recense 250 groupes dont certains se trouvent au Mexique et au Canada.
L’exemple le plus abouti de la mise en place d’une biorégion est sûrement la région Cascadia (proche de cascades qui descendent vers la mer), qui n’existe pas administrativement. Ce territoire de 2 millions de km² (quatre fois la France) compte 17 millions d’habitant·es. Des géographes l’ont divisé en 75 écorégions dont la taille va de 6 000 à 80 000 km² (3). Il recouvre une zone géographique qui va du nord de la Californie au sud de l’Alaska, le long du Pacifique, et englobe tout l’État de Washington ainsi qu’une bonne partie de l’Oregon. La notion de biorégionalisme y a été introduite par des universitaires de Seattle et s’incarne de façon multiple : une culture commune, la création d’un hymne biorégional, d’un drapeau, etc. Cette région s’est concrétisée un temps autour d’une lutte collective contre le détournement des eaux par un canal qui aurait alimenté la côte californienne. La mobilisation se poursuit par ailleurs depuis plusieurs dizaines d’années pour protéger les arbres pluricentenaires des forêts cascadiennes.
En Italie : une revue, une coordination et quelques groupes discrets
Dans les années 1980, en parallèle, le biorégionalisme est présenté en Italie dans la revue AAM Terra Nuova. Mais les débats d’alors ne débouchent sur rien de concret. C’est en 1994 que l’idée est popularisée par Giuseppe Moretti qui, après avoir organisé une tournée de Peter Berg, lance la revue biorégionale Lato Selvatico ("côté sauvage"). Cinquante numéros seront publiés jusqu’en 2017. Moretti fonde en 2010 le mouvement Sentiero bioregionale, qui existe toujours et se présente comme un "réseau horizontal composé de personnes et de groupes locaux" (4), aux engagements politiques très variés : certain·es sont impliqué·es dans le réseau des écovillages (5), d’autres ont été candidat·es sur des listes écologistes de gauche (6), d’autres encore font référence à des penseurs d’extrême droite… (7). Cela est très flou.
Alberto Magnaghi, architecte et urbaniste, a repris l’idée dans les années 2000, sous la forme du "territorialisme". Adoptant une démarche surtout intellectuelle, il a fait une simulation approfondie sur deux régions italiennes : la Toscane et les Pouilles. En France, il est plus connu que ses partenaires car ses livres ont été traduits (8). Il propose que l’on revitalise les campagnes pour éviter l’entassement de chômeu·ses dans les banlieues des grandes villes. Il estime que c’est possible en s’appuyant sur l’agroforesterie, les énergies renouvelables décentralisées, la relocalisation de la production, ceci en s’appuyant sur les initiatives alternatives actuelles déjà riches intellectuellement.
En France, d’abord une tentative de récupération par l’extrême droite
En France, l’idée de biorégionalisme apparaît dans des articles des années 1980 mais sans aucune concrétisation spécifique, même si le territoire est bien vu comme une dimension à prendre en compte. Ainsi, dès 1984, Les Verts proposent une Europe des régions, mais celles-ci sont avant tout culturelles. Le débat sur le sujet sera nettement pollué par l’intervention de Laurent Ozon. Celui-ci, proche un temps du Bloc identitaire, avance masqué et publie la revue Le Recours aux forêts (de 1994 à 2000), qui prône une écologie localiste contre la mondialisation libérale. Il cherche à tisser des liens aussi bien avec la droite qu’au sein des écologistes (avec Antoine Waechter ou Serge Latouche), et propose même à Silence un article où seuls quelques spécialistes sentent la patte de l’extrême droite (9). En 2011, Laurent Ozon deviendra brièvement le responsable écologie du Front national (FN). En 2001, le GRECE (10) poursuit la réflexion du côté de l’extrême droite en traduisant un entretien avec Peter Berg. Est-ce parce que défendre l’idée d’un territoire comme lieu de vie permet également d’en exclure ceux que l’on ne veut pas y voir ? Ce n’est pourtant pas l’idée de départ aux États-Unis. En France, Mathias Rollot, qui a traduit le livre de Kirkpatrick Sale, définit le concept comme antispéciste, anticapitaliste, antinationalisme, loin des idées nauséabondes de la droite raciste.
Des chartes de pays
Si le biorégionalisme ne prend pas racine en France, c’est qu’au même moment, le débat porte sur la notion de "pays", bientôt associée au "développement durable". Avec 36 000 communes, le territoire français présente une diversité que l’État va essayer, sous maintes formes, de simplifier. La notion de "pays" s’appuie alors sur une conception du territoire liée à des projets communs de développement, à des mutualisations en milieu rural, souvent initiées par le milieu associatif (11). Les premiers contrats de pays apparaissent en 1975. Une association nationale voit le jour en 1982. Cela débouche en 1995 sur une reconnaissance législative avec la loi Pasqua. Les pays sont ensuite valorisés en 1999 par la loi Voynet (12), promue par la ministre de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire du gouvernement Jospin (13). En 2005, sur l’ensemble de l’Hexagone, on compte 251 pays et 90 projets.
Selon la délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), "le pays tire sa légitimité du projet de développement durable, élaboré de manière collective par ses élus en association avec la société civile, et formalisé dans une "charte de pays" » (14).
Si la dimension humaine est bien prise en compte, les critères écologiques y sont souvent discrets.
La loi du 16 décembre 2010 a supprimé la possibilité de créer de nouveaux pays (15). La répartition en France est restée inégale. En Normandie, avec cinq départements, on compte 28 pays ; en Rhône-Alpes, les huit départements n’ont vu apparaître que sept pays, loin de couvrir l’ensemble du territoire. Avons-nous raté l’occasion de définir des territoires par leurs atouts écologiques ?
Un concept remobilisé
C’est la collapsologie, via l’Institut Momentum, qui reparle du biorégionalisme. L’un de ses animateurs, Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement, en fait la promotion. Fin 2017, il signe, avec Agnès Sinaï et Benoît Thévard, le scénario Île-de-France 2050 (16), qui imagine comment, après l’effondrement écologique, l’Île-de-France renaîtra, avec seulement la moitié de sa population encore en vie, sous forme de biorégions autonomes…
De même, le philosophe Thierry Paquot s’intéresse au concept dans son livre Mesure et démesure des villes (17). Il y voit notamment un moyen intéressant de relier les villes à leur environnement rural et d’étudier le phénomène d’urbanisation avec des personnes qui vont habiter à la campagne mais dont l’emploi reste attaché à une ville. Nous devons à Mathias Rollot, architecte, la traduction et la publication d’ouvrages sur le biorégionalisme.
Pour le moment, l’idée reste théorique : il n’y a pas de groupes sur le terrain comme c’est le cas pour la transition ou la décroissance.
M. B.
(1) Il semble que le premier ouvrage sur le sujet soit un numéro spécial du Whole Earth Catalog paru en hiver 1981, aux États-Unis.
(2) "Réhabiter la Californie", Peter Berg, Raymond Dasmann, tr. Mathias Rollot, EcoRev’, 2019, n° 47, Pp ; 73-84
(3) http://cascadia-institute.org
(4) La neuvième Rencontre du chemin biorégional, en mai 2019, a réuni une cinquantaine de personnes. Le site internet n’indique qu’une dizaine de groupes locaux. Cela reste donc marginal. Chaque personne a ses engagements politiques. Malgré tout, dans un entretien datant de 2009, Giuseppe Moretti se félicite de la dynamique de la "décroissance heureuse". www.terranauta.it
(5) https://ecovillage.org
(6) Ainsi, Mario Ori a été candidat en 2018 sur une liste Potere al populo ("le pouvoir au peuple"), mouvement proche de la France insoumise.
(7) En 2011, sur le site bioregionalismo-treia, qui lie biorégionalisme et écologie profonde, Paolo d’Arpini présente les travaux d’Alain de Benoist…
(8) Voir, entre autres, Le Projet local, traduit et adapté par Marilène Raiola et Amélie Petita, Sprimont, 2003 ; La Biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, tr. Emmanuelle Bonneau, Eterotopia, 2014 ; La Conscience du lieu, tr. Sophie et Pierre Larochelle et Emmanuelle Bonneau, Eterotopia, 2017.
(9) "Écologie et libéralisme, deux visions du monde inconciliables", Silence no 238, décembre 1998
(10) Groupe de réflexion d’extrême droite, animé par Alain de Benoist.
(11) Foyers ruraux, coopératives de matériel agricole, mais aussi regroupements commerciaux, appellation contrôlée…
(12) Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT)
(13) Voir les articles de Jean-Claude Besson-Girard dans le dossier "Terre, terroir, territoire", Silence no 334, avril 2006.
(14) "La France : des territoires en mutation – Les pays ont dix ans… retour sur expérience", Emmanuelle Bonerandi, 18 juillet 2005, http://geoconfluences.ens-lyon.fr
(15) Loi de réforme des collectivités territoriales, votée par le gouvernement de François Fillon sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
(16) Biorégion 2050 : l’Île-de-France après l’effondrement, Yves Cochet, Agnès Sinaï, Benoît Thévard, Institut Momentum, octobre 2019. Une version imprimée a été publiée sous le titre Le Grand Paris après l’effondrement – pistes pour une Île-de-France biorégionale, Wildproject, 2020.
(17) Mesure et démesure des villes, CNRS éditions, 2020. Livre du mois dans Silence no 491, septembre 2020.
Quelle taille pour un territoire ?
Kirkpatrick Sale parle (p. 92) d’"une quarantaine d’éco-régions au sein du continent nord-américain". Celles-ci se diviseraient en géo-régions qui se diviseraient elles-mêmes en morpho-régions, au sein desquelles vivraient des communautés (villages, quartiers de villes). Cela signifie des éco-régions d’environ 600 000 km², soit plus que la taille de la France métropolitaine, mais avec, en moyenne, en 1985, 8 millions d’habitant·es !
La loi Voynet de 1999 tablait, elle, sur environ 500 pays en France, soit des surfaces de l’ordre de 1 000 km² avec une population moyenne de 120 000 habitant·es.
Le scénario Île-de-France 2050, de 2017, subdivise la région en huit éco-régions, soit une surface moyenne de 1 500 km² d’environ 800 000 habitant·es chacune (après un effondrement et un exode rural).
Thierry Paquot, dans Mesure et démesure des villes (2020) parle d’une centaine de biorégions en France, soit le nombre de départements actuels. Notons que les départements ont un rapport avec les écosystèmes puisque presque tous portent le nom d’une rivière ou d’une montagne. La taille moyenne d’un département français est d’environ 6 000 km², avec environ 700 000 habitant·es chacune.
Un concept aux bords parfois flous
Dianne Meredith, géographe à l’université de Californie (1) émet des réserves sur les bases qui fondent la pensée biorégionalisme. Selon elle, il n’existe pas d’écosystèmes isolés donc il n’est pas possible d’avoir des séparations administratives justifiées seulement sur des critères écologiques : un climat de montagne et une rivière ne donnent pas le même découpage. Il y a de multiples manières de morceler un environnement : les humains ne sont pas associés seulement en fonction d’un territoire. Les géographes débattent d’ailleurs depuis longtemps sur la question des régions naturelles : les frontières sont avant tout politiques. Les humains changent de place donc de région, et penser que l’on n’est attaché qu’à une seule région native est une illusion. L’identité d’un groupe ne se définit pas seulement de manière territoriale. C’est pourquoi il faut rappeler que la biorégion a un intérêt d’abord dans sa dimension politique et pas uniquement spatiale. Le biorégionalisme tel que nous souhaitons le penser n’est pas une approche qui veut réaffirmer la notion de "frontières naturelles".
(1) "The bioregion as a communitarian micro-region (and its limitations)" (la biorégion comme microrégion communautaire (et ses limites)), Journal Ethics, Place & Environment, a Journal of Philosophy & Geography, Volume 8, mars 2005