Dossier Alternatives Société

Aux origines du biorégionalisme

Michel Bernard

L’Art d’habiter la terre, de Kirkpatrick Sale, est un manifeste pour une réhabitation biorégionale de la Terre. L’essayiste, en s’appuyant sur des « lois naturelles », notamment la notion de limites, définit un paradigme qui s’oppose au productivisme et ouvre la voie à une société de coopération et d’autogestion, une ode à la diversité du monde.

L’essayiste Kirkpatrick Sale a repris la genèse du biorégionalisme dans un livre paru en 1985 aux États-Unis, Dwellers in the Land : The Bioregional Vision. Ce livre n’a été traduit qu’en 2020 aux éditions Wildproject sous le titre L’Art d’habiter la terre. Texte fondateur pour la pensée biorégionaliste, il réaffirme que celui-ci replace l’humain dans la nature (critique de l’anthropocentrisme) et s’oppose à la vision marchande et industrielle du capitalisme.

Pour une échelle pratique et responsabilisante

Refusant de prendre pour acquises les frontières administratives et politiques, notamment celles des États, Kirkpatrick Sale affirme que « le seul moyen pour que les gens adoptent un ‘bon comportement’ et agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème – et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. (…). À ce moment,les gens agiront ‘correctement’ en matière d’environnement, non pas parce que leurs actions auront été enseignées comme morales, mais parce qu’elles apparaîtront comme pratiques (…). Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leurs moyens d’existence » (pp. 88-89). Une vision aujourd’hui plutôt discutable et qui semble contredite par les faits : rien n’est plus local que les décharges sauvages et nombre d’autres comportements néfastes pour les écosystèmes.

Le contrôle de nos vies au niveau des communautés

Sale prône l’autonomie maximale des écorégions, affirmant que, « au sein de pratiquement n’importe quelle biorégion (…), il y a suffisamment de ressources pour assurer une vie stable et satisfaisante » (p.113). Il donne bien des exemples où cela est vrai, mais l’idée semble loin d’être généralisable : des régions aujourd’hui habitées par les humains ne l’étaient pas au temps des peuples premiers car trop rudes (montagnes, marais, déserts…).
Dans le domaine politique, l’essayiste cite Lao Tseu (1), pour qui « la meilleure option de gouvernement ne serait pas seulement l’adoption d’un gouvernement le moins actif possible, mais serait l’absence complète de gouvernement » (p.131). Pour y arriver, il prône le principe de subsidiarité, qui consiste à ne jamais prendre des décisions à un niveau politique plus haut que nécessaire.

Contre toutes les hiérarchies

Dans la nature, ce sont les groupes coopératifs qui sont le plus aptes à résister aux dérèglements et ces groupes le font, selon Kirkpatrick Sale, sans hiérarchisation. Cette absence de hiérarchie a aussi été observée chez les peuples premiers : les chefs indiens n’avaient pas d’autres pouvoir que d’être des juges de paix. Il semble que la notion de hiérarchie, que nous avons développée à tous les niveaux, soit intimement liée à celle de croissance, liée à notre société industrielle. Parmi les buts des écorégions, il y a donc une remise en cause de toutes les formes de hiérarchie.

Des villes en lien avec les campagnes environnantes

Une bonne partie de la réflexion sur le biorégionalisme porte sur la place de la ville dans sa région. « La ville est nécessaire à l’humain pour que sa vie soit pleinement humaine ; mais l’humain a tout autant besoin des aliments et des matières premières que produit la campagne. Chacun·e a donc besoin d’accéder facilement à la ville et à la campagne » (p.159). Ce qui veut concrètement dire qu’il faut « que les ruraux puissent s’y rendre et en revenir dans la journée » (p.160). Or, ceci a été oublié, d’où le développement de villes trop grandes et trop coupées des campagnes. (Voir « Plaidoyer pour une biorégion urbaine », p. 12.)

Démographie, paix…

S’appuyant sur les analyses de Murray Bookchin (tout en oubliant d’y intégrer les apports de la non-violence ou du féminisme), Kirkpatrick Sale affirme qu’une pratique biorégionale favoriserait une stabilisation de la démographie à un niveau soutenable. Il fait malheureusement l’impasse sur les enjeux migratoires, et son discours sur la paix (p.170-174) est pour le moins limité. Estimant qu’une biorégion aurait peu d’envie de s’agrandir et donc d’envahir sa voisine, il avance qu’une simple résistance passive armée comme celle de la Suisse d’aujourd’hui serait suffisante. Cette approche est toutefois en contradiction avec ce qu’il traite plus loin, en affirmant que rien n’empêche une première région de commencer la transition sans attendre que tout le monde s’y mette. Si seule une région change, on peut fortement craindre que le système dominant ne la laissera pas en paix. C’est pourtant à ce moment que la non-violence, la non-coopération auraient tout leur sens.

« En abordant le problème du comment faire, [le biorégionalisme] suggère des idées concrètes, des stratégies possibles, des manières de penser à des solutions, en ne suggérant pas simplement des processus, pas simplement une destination, mais une carte » (p. 184).
Comment y arriver ?

Selon Kirkpatrick Sale, le projet politique du biorégionalisme dispose de trois atouts : il est dans la lignée de l’histoire humaine et des peuples autochtones ; il va dans le sens des tendances actuelles critiques vis-à-vis du monde industriel et enfin, il ne nécessite pas de ruptures démesurées, techniques ou psychologiques. L’auteur fait toutefois un long parallèle entre l’esprit de conquête du peuple américain depuis trois siècles et sa capacité de changement, propos un peu trop nationaliste pour être honnête. Il a conscience de rester dans un discours essentiellement théorique, tout en rappelant qu’« une utopie n’est rien d’autre qu’une conception de l’avenir, la genèse de demain, l’articulation vers un futur possible » (p. 216).

Michel Bernard

(1) Sage chinois du 6e siècle avant notre ère.


Au-delà de l’intérêt de l’ouvrage, le positionnement politique de l’auteur sur l’échiquier politique est parfois douteux. S’il avance avec raison que cette nouvelle approche de la politique n’est pas compatible avec la gauche et la droite qui se rejoignent sur le « progrès », le productivisme et le changement par le haut, nous ne pouvons pas le suivre lorsqu’il affirme que l’extrême gauche (anarchisme) et l’extrême droite (libertariens) se rejoignent pour s’opposer à toute forme d’autoritarisme. L’extrême droite ne vise pas du tout un changement venant du bas mais assuré par une élite : elle n’a rien contre la hiérarchie (qu’elle estime naturelle), ne prône pas l’autogestion et est fondamentalement raciste.

Comment perçoit-on la taille d’un territoire ?

Kirkpatrick Sale cite (p. 217) une enquête menée dans les années 1970 par un sociologue qui a demandé à des habitant·es de tous les États-Unis de définir ce qu’était pour eux leur région. Il a ainsi déterminé 295 régions (pour 50 États). D’autres expériences du même genre ont montré que les gens se mettent assez facilement d’accord pour définir des frontières naturelles.
Pourtant, on peut penser que l’on ne raisonnera pas de la même façon selon que l’on se déplace à pied (certain·es habitan·tes de la banlieue parisienne ne sont jamais allé·es jusqu’à Paris), à cheval (c’était le cas des préfets de Napoléon, ce qui a conditionné la taille des départements), à vélo (pour un écolo urbain), en TGV (pour un cadre français) ou en avion (pour un cadre aux États-Unis).
La perception de la notion de territoire varie également selon les revenus, l’âge ou l’histoire familiale, par exemple.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer