Actuellement, en France, l’instruction est obligatoire mais pas la scolarisation, et 50 000 élèves font l’école à la maison. L’instruction à domicile est déjà encadrée par l’État et c’est un choix fait par de plus en plus de familles qui est remis en cause. Par ailleurs, le réseau LED’A (1) rappelle dans un communiqué que « Messieurs Macron et Blanquer se trompent de cibles pour lutter contre la radicalisation. À ce jour, il n’y a jamais eu de lien avéré entre IEF (Instruction En Famille) et radicalité ni de chiffres sur les enfants concerné·es par une présumée radicalisation en IEF. En revanche, les études sur école et radicalisation sont révélatrices. Tou·tes les terroristes sont allé·es à l’école de la République, sans exception. » Entretien avec Dalphée Lachaize Grimal mère de 2 jeunes instruits en famille depuis 14 ans et proche du collectif Libres apprenants du monde.
Silence : Aujourd’hui, quelles sont les conditions pour pouvoir faire « l’instruction en famille » ?
Dalphée Lachaize Grimal : Les familles qui souhaitent instruire leurs enfants hors des murs de l’école sont très encadrées (2) : elles doivent envoyer un courrier de déclaration à leur mairie et à la direction de l’Éducation nationale (DASEN) de leur département au moment de la rentrée scolaire. Si une famille souhaite qu’un·e enfant soit déscolarisé·e en cours d’année, elle doit faire ces deux mêmes courriers dans les 8 jours suivant la sortie de l’école. Suite à cette déclaration, les familles sont contrôlées une fois par an par l’inspection académique (en général un·e inspect·rice et un·e conseill·ère pédagogique pour les enfants de moins de 11 ans, un jury d’enseignant·es entre 11 et 16 ans). Ce contrôle doit vérifier que l’enfant reçoit bien une instruction et qu’il ou elle progresse chaque année en vue de l’acquisition du socle commun des connaissances et compétences de l’Éducation Nationale. Les familles sont également contrôlées une fois tous les deux ans par les services de leur mairie. Cette inspection vise à connaître les raisons du choix de l’instruction en famille, l’organisation générale de la famille pour permettre l’instruction, et savoir si l’enfant a une condition de santé particulière (pour aménager le contrôle académique notamment).
Dans les rares cas où les services académiques ou municipaux ne rendent pas un avis favorable, des procédures très lourdes peuvent être déclenchées contre les familles, pouvant aller jusqu’à l’injonction de scolariser ou une information préoccupante au Procureur·e pour enfance en danger.
Qui a recours à cette pratique ?
Les profils des familles sont extrêmement variés (voir les travaux de Philippe Bongrand (3)). En instruction en famille, on rencontre une véritable diversité sociale et culturelle. Il y a aussi bien des familles aisées que des familles monoparentales au RSA ou des familles de la classe moyenne, des familles immigrées, des étrang·ères en France pour une longue période, etc.
Et les façons de faire l’instruction en famille sont elles aussi très variées ! Certaines familles font réellement comme l’école, mais à la maison, d’autres tout au contraire pratiquent les apprentissages autonomes et informels, et entre les deux, il y a tout un panel de possibilités, que les familles adaptent au gré de leurs besoins. D’après les derniers chiffres que le ministère a diffusé, plus de la moitié des familles qui ont choisi l’instruction à domicile ont recours au CNED (centre national d’enseignement à distance) qui est l’école par correspondance.
Pourquoi faire le choix de l’instruction en famille ?
La diversité des motivations à instruire en famille est elle aussi très grande. Parmi les raisons les plus fréquentes : les familles peuvent faire face à un handicap de leur enfant ou vouloir s’adapter à une pratique sportive ou artistique à haut niveau, avoir besoin d’une soupape pour un·e enfant en souffrance à l’école ; cela peut être un projet de vie de famille, une envie de respecter les rythmes des enfants, une envie de pédagogie alternative sans avoir à payer une école privée, un refus de la violence institutionnelle de l’école, une adaptation à des rythmes professionnels atypiques des parents (intermittents du spectacle par exemple), un projet comme un long voyage en famille, etc.
Quelles sont les associations, les collectifs qui défendent cette pratique ?
Il existe de nombreuses associations locales, qui mettent en relation les familles dans leurs régions, afin de faciliter les rencontres entre enfants autour d’activités ludiques ou de découverte. Ces associations n’ont en général pas comme objectif de défendre l’instruction en famille, mais elles sont mobilisées depuis l’automne 2020.
Il existe également des associations nationales qui ont pour but de faire connaître l’instruction en famille, d’informer et de soutenir, et qui défendent à chaque attaque l’instruction en famille. Car ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement s’en prend à cette liberté. Parmi les associations nationales, on peut citer par exemple Libres d’Apprendre et d’Instruire Autrement (LAIA), Les Enfants d’Abord (Leda), Choisir d’Instruire son Enfant (CISE), ou encore l’Union Nationale pour l’Instruction et l’Epanouissement (UNIE).
Pourquoi ce droit fondamental est-il aujourd’hui remis en cause ?
Ce droit des parents à choisir l’instruction à donner à leurs enfants est un droit fondamental, il existe depuis toujours en France. Il est confirmé par la Loi Ferry de 1882, et son principe est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (Art. 26 §3).
Il est régulièrement remis en cause depuis plus de 20 ans en France, sous des prétextes aussi divers que farfelus : tantôt on reproche les dérives sectaires, la délinquance, le décrochage scolaire, la radicalisation... et à chaque fois, sans aucun fondement bien sûr !
Le 2 octobre dernier, E. Macron a annoncé qu’il voulait supprimer le droit à l’instruction en famille (ou la limiter très strictement, ce qui reviendrait au même en pratique, sauf que cela lui éviterait de devoir modifier en profondeur les textes de lois existants). Il a prétexté la lutte contre la radicalisation islamiste. Mais aucun lien n’a jamais été démontré entre instruction en famille et radicalisation islamiste !
Alors quelles sont les véritables motivations de cette interdiction... c’est difficile à dire avec certitude. Mais il y a fort à parier que des familles accompagnant des individus libres et autonomes dérangent les pouvoirs en place.
Le gouvernement a renommé ’’renforcement des valeurs de la République’’ ce sur quoi il appuie le contrôle qu’il entend avoir sur les jeunes personnes et les familles : voir le Rapport des 1000 jours (un rapport proposant des recommandations pour mieux accompagner les parents durant les 1000 premiers jours de leur enfant), l’obligation de formation de 16 à 18 ans, le service national universel, la criminalisation des mouvements étudiants, qui s’ajoutent à cette annonce d’obligation scolaire de 3 à 16 ans.
Sans affirmer que c’est ce qui est attaqué, nous défendons que l’instruction en famille est un élément essentiel des possibles de notre monde. Que la liberté d’instruction est un élément essentiel de la liberté et de la responsabilité, de la diversité vitale qui ne sépare pas mais qui enrichit, de la santé intellectuelle et philosophique de notre société, de maintien du bon sens.
Que pensez-vous du rapprochement qui est fait actuellement entre radicalisation et instruction à domicile ? Y a-t-il selon vous un lien constaté entre l’instruction en famille et des dérives sectaires, religieuses fondamentalistes, ou autres passages à l’action dite « terroriste » ?
Il n’y en a pas. La Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) le dit depuis des années. D’ailleurs, lorsqu’un député questionne le ministre Darmanin à ce sujet, celui-ci botte en touche et ne donne aucun chiffre, car ils n’existent pas ! Jusqu’à aujourd’hui, aucun·e terroriste ayant frappé en France n’a fait l’instruction en famille.
Ce rapprochement fait par E. Macron et son gouvernement ne tient absolument pas deux secondes ! En disant cela, il stigmatise autant les familles qui instruisent elles-mêmes leurs enfants que les musulman·es. Un rapport de l’Éducation nationale elle-même précise que seulement 1,4 % des familles ayant fait le choix d’instruire leurs enfants le font pour des raisons religieuses, et cela inclut toutes les religions, pas seulement les familles musulmanes. C’est donc extrêmement marginal ! Et puis cela ne veut pas dire que ces familles sont radicales dans la pratique de leur religion. Les enquêtes menées par Ph. Bongrand et son équipe (2) montrent le caractère extrêmement rare des familles radicalisées pratiquant l’instruction en famille. Le Vademecum (guide d’application du cadre légal) du ministère de l’Education Nationale sur l’instruction dans la famille daté d’octobre 2020 le confirme d’ailleurs : on peut y lire que ’’Les cas d’enfants exposé·es à un risque de radicalisation et repéré·es à l’occasion du contrôle de l’instruction au domicile familial sont exceptionnels.’’
Et ces contrôles réguliers et pointus exercés par l’État et les collectivités locales détaillés plus haut font que nous sommes un groupe très surveillé.
Quelles sont les prochaines étapes législatives et comment se faire entendre ?
Le projet de loi doit être présenté en Conseil des Ministres le 9 décembre 2020, sauf accélération du calendrier [Ce numéro a été bouclé le 25 novembre, NdlR]. Ensuite, selon ce que décidera le gouvernement sur les modalités de vote de la loi, ce projet ira à l’Assemblée Nationale et au Sénat. Le Président a annoncé sa volonté que son projet s’applique dès la prochaine rentrée scolaire (septembre 2021). On peut d’ailleurs s’alarmer de la façon dont il l’a annoncé et dont cette annonce a été relayée dans les médias et en interne (le Vademecum cité plus haut affirme dans son introduction l’école obligatoire à la rentrée 2021), semblant balayer tout débat parlementaire.
Pour l’instant, il y a deux choses à faire :
• informer, car peu de personnes savent qu’en France, l’école n’a jamais été obligatoire, mais seulement l’instruction, et que celle-ci a toujours pu se faire hors de l’école. Il faut ensuite informer sur les enjeux de la suppression de cette liberté. Car c’est encore une suppression de liberté qui interviendrait. Un tel projet priverait tout le monde de la possibilité d’instruire ses enfants autrement, ne serait-ce que pour un moment.
• Et ensuite, chacun·e peut contacter, le plus rapidement possible, ses député·es et sénat·rices, afin de leur signifier notre désaccord sur un tel projet de loi. Les élu·es peuvent encore faire retirer cette disposition du projet de loi contre les séparatismes, mais ne le feront que sous une très forte pression.
Propos recueillis par Martha Gilson
(1) Le réseau LED’A (Les enfants d’abord) est une association fondée en 1988 pour rassembler des familles non-scolarisantes.
(2) Articles L131-1 et suivants du Code de l’Éducation.
(3) « Instruction(s) en famille. Explorations sociologiques d’un phénomène émergent », dir. Philippe Bongrand, Revue française de pédagogie, n° 205, 2018.
Contacts :
- - Association Laia (Libres d’Apprendre et d’Instruire Autrement)
14 allée du Bac
31150 Gagnac sur Garonne
www.laia-asso.fr - - Collectif LAM (Libres apprenants du monde)
http://ivresdenfancelib.canalblog.com - - Association Led’a (Les enfants d’abord)
https://www.lesenfantsdabord.org - - Association Unie
http://association-unie.fr, unie.association@gmail.com - - CISE (Choisir d’instruire son enfant)
http://cise.fr
- La COOPLI (COOrdination Pour la Liberté de l’Instruction)
C’est un outil mis au service des organisations et des personnes qui souhaitent contribuer à défendre le droit d’instruire les enfants en dehors des murs de l’école. Les associations et collectifs locaux ou nationaux, les familles et individus instruisant en famille ou sympathisant·es qui souhaitent œuvrer pour maintenir ce droit important peuvent s’y retrouver pour échanger et mettre en commun leurs réflexions, leurs travaux, des informations, initiatives et expériences.
Pour aller plus loin
Silence, n° 378, « Apprendre sans école », avril 2010