Selon une étude de Santé publique France de septembre 2017, à Chamonix, 8 % de la mortalité prématurée serait attribuable aux particules fines, ce qui représente l’équivalent de 85 décès chaque année. L’exposition quotidienne a des effets beaucoup plus importants que les pics de pollution, et il faudrait réduire les concentrations annuelles moyennes de particules fines d’au moins 30 % pour retrouver un air "acceptable".
Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer la pollution dans cette région, notamment dans la vallée de l’Arve : le trafic routier international (avec le tunnel du Mont-Blanc), couplé à une forte activité touristique, le tissu industriel très dense des usines de décolletage (1) (environ 1 000 PME), réputé dans le monde entier, plus le chauffage au bois. À Passy, au bout de cette vallée de l’Arve, se concentrent les émissions dans l’air de l’usine SGL Carbon, spécialisée dans la graphitisation du carbone (2), celles d’un incinérateur surdimensionné (devant importer les déchets d’ailleurs) et celles des milliers de camions qui montent au tunnel du Mont-Blanc par le viaduc. Enfin, Passy est entourée de montagnes. Résultat : la pollution stagne, surtout en hiver quand il fait beau et que la pression atmosphérique forme un couvercle sur la ville.
Des réponses institutionnelles insuffisantes
"Certains élus sont de vieux briscards de la vallée : ils ne voient que l’économie et le tourisme sans prendre le problème à la hauteur de sa dangerosité, se désole Anne-Laure, membre du collectif Coll’air pur de Passy. Alors que la démographique augmente très vite : il y a 15 000 habitant·es de plus par an en Haute-Savoie."
En réponse aux forts taux de pollution, un plan de protection de l’atmosphère (3) de la vallée de l’Arve a été lancé pour la période 2019-2023 par la préfecture de Haute-Savoie (après un premier plan de 2012 à 2018). L’objectif affiché : atteindre en 2023 les valeurs limites applicables en matière de qualité de l’air, actuellement dépassées. Mais les moyens semblent bien en deçà des enjeux et aucun plan d’envergure n’est à ce jour lancé pour prendre en charge les victimes de la pollution et inverser la tendance.
Sensibiliser : nécessaire mais pas suffisant
Pour sensibiliser à la pollution, Atmo Auvergne-Rhône-Alpes et le groupe Bontaz (fournisseur automobile) lancent en 2019 la création du premier Observatoire citoyen de mesure de la qualité de l’air, en impliquant 70 lycéen·nes de la vallée de l’Arve, pour surveiller la qualité de l’air sur le territoire. Les élèves ont démarré la construction d’un réseau de 30 micro-stations fixes de mesure de la qualité de l’air. La démarche participative est toujours la bienvenue, tout comme la sensibilisation d’un maximum de personnes. Mais que penser d’une délégation de l’observation dans les lycées et d’un partenariat avec un groupe d’équipement automobile quand on connaît la responsabilité des autos dans la pollution de l’air ? Les données collectées sont suivies par les lycéen·nes dans le cadre d’un projet pédagogique. Accessibles à tous sur la plateforme captotheque.fr, elles peuvent servir de support à des échanges et des initiatives concernant la pollution de l’air. Les analyses se multiplient, toujours plus connectées. Mais si on ne se saisit pas de ces mesures pour changer les pratiques, elles risquent de s’accumuler, tandis que la pollution augmentera.
Attaquer l’État
Pourtant, des outils existent pour réduire la pollution. En 2015, la loi de transition énergétique pour la croissance verte créait les "zones à faibles émissions" qui permettent d’interdire l’accès à une ville ou à une partie de la ville aux véhicules qui ne répondent pas à certaines normes d’émissions des polluants atmosphériques ou d’équipement. Le Réseau action climat souhaite multiplier ces zones à faibles émissions (pour l’instant, la vallée de l’Arve n’en fait pas partie) et accélérer le report du transport de marchandises et des personnes vers des modes de transports moins émetteurs que le trafic routier : trains et transports publics.
Les mesures concrètes tardant, des habitant·es ont décidé d’attaquer l’État pour "carence fautive" en 2018. "Ça fait dix ans que j’habite dans la vallée mais l’hiver 2016/2017 a été particulièrement terrible, nous confie Anne-Laure. J’ai été très malade, ce qui faisait suite à des années de sinusites chroniques. […] Début 2017, j’ai entendu Me Lafforgue sur France Inter. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose". En 2017, Me François Lafforgue, avocat, porte sa requête devant le tribunal administratif de Paris pour "carence fautive" de l’État (le code de l’environnement reconnaît à chacun le "droit à respirer un air qui ne nuise pas à santé"). Selon lui, les problèmes médicaux des victimes sont dus à la pollution de l’air et résultent de l’inaction des autorités administratives. Grâce au collectif Coll’air pur, une vingtaine d’autres plaignants s’ajouteront à ce premier recours.
L’association citoyenne Respire (association nationale pour la prévention et l’amélioration de la qualité de l’air) a accompagné la démarche et les victimes. Fondée en 2011, elle a développé à la fois l’information auprès du grand public pour "rendre visible l’invisible", et une activité de plaidoyer. En juin 2019, pour la première fois, le tribunal administratif de Montreuil a reconnu la carence fautive de l’État dans la lutte contre la pollution atmosphérique, après une plainte de deux habitantes de Saint-Ouen en 2014, appuyées par les associations Respire et Écologie sans frontière. De quoi donner espoir aux victimes de la vallée de l’Arve, qui attendent aujourd’hui le jugement du tribunal administratif de Grenoble (le dépôt des plaintes s’est clôturé le 10 août 2020).
Sur le terrain, s’organiser...
Depuis 25 ans, on a fondé beaucoup d’associations pour s’organiser localement contre la pollution, notamment l’Association pour la qualité de vie à Passy (AVP), qui s’est montée contre le projet de l’incinérateur en 1995, l’Association pour le respect du site du Mont-Blanc (ARSMB), créée en 1991 et Inspire, fondée en 1996 pour une meilleure qualité de l’air au pays du Mont-Blanc et pour la protection de l’environnement, de la santé et du climat. Ces associations portent des campagnes de mobilisations. Le collectif Coll’air pur, collectif éco-citoyen pour un air respirable et la santé de tous au pays du Mont-Blanc, créé en 2018, est le dernier né. Anne-Laure l’a vite rejoint après sa plainte contre l’État.
Analyses de poussières, analyses des œufs, de la terre et aussi de l’eau du lac de Passy : le Coll’air pur multiplie les investigations, accumule les preuves mais "on a un cocktail de polluants toxiques, explique-t-elle. Le trou de Passy, c’est une bombe. Le collectif Coll’air pur a été créé pour faire bouger les lignes réglementaires et pousser les services publics à produire une nouvelle étude d’impact concernant les polluants combinés auxquels les habitants sont exposés toute l’année, et pour que la dimension sanitaire soit prise en compte, que les cancers (des poumons, les leucémies chez les enfants), les AVC, les maladies chroniques soient comptabilisés. Aujourd’hui, mon médecin me conseille de partir et nous allons déménager, nous avons dû vendre notre maison. Je suis institutrice, je travaille avec des petits qui, pour beaucoup, ont de l’asthme, des pathologies chroniques, qui sont malades tout le temps, je n’ai jamais vu ça ailleurs". "Certaines pollutions ne sont pas mesurées, explique Anne-Laure. Il y a beaucoup d’incidents techniques dont on n’entend pas parler, aussi bien à l’incinérateur qu’à l’usine de carbone (incidents de four, de silo, de maintenance) : nous voulons des contrôles inopinés et des mesures précises des polluants présents dans l’air." Au cœur de l’action du collectif se trouvent la dimension juridique et la dimension sanitaire.
S’emparer de la question sanitaire
"Notre but, c’est que l’État soit condamné, affirme Anne-Laure, car il connaît le niveau de la pollution et ses conséquences. Aujourd’hui, on ne peut pas vivre où bon nous semble et le droit de respirer correctement n’est pas assuré alors qu’il devrait être donné à tous" Ce sont bien les conséquences de la pollution et, en premier lieu, son impact sur la santé, qui sont pointés par les mobilisations citoyennes. "Je voudrais que le problème sanitaire soit pris à bras le corps, que les malades soient répertoriés. Les enquêtes publiques, les commissions ne servent à rien, si ce n’est à se faire mousser pour certains politiques et à faire retomber un temps la colère des victimes."
"Je voudrais faire un dispensaire, pour accueillir, avec des médecins et du personnel soignant, des personnes qui se pensent malades de la pollution. On a beaucoup de mal à mobiliser les médecins, qui sont peu critiques dans la vallée."
Dans cette optique, Coll’air pur a lancé début 2018 une campagne de plaintes contre X pour mise en danger de la vie d’autrui : 540 personnes se sont déplacées à la gendarmerie de Passy pour porter plainte. Celle-ci ayant été déclarée recevable en août 2020 par le doyen des juges de Bonneville, une instruction a été ouverte cet automne, un juge d’instruction étant chargé d’enquêter. Le 16 septembre 2020, lors de la journée nationale de la qualité de l’air, le collectif Coll’air pur a organisé une "En quête de santé" à Domancy, en proposant des questionnaires d’enquête en santé et environnement, puis a lancé une campagne de tests sur des cheveux d’enfants pour une recherche ciblée des métaux lourds et terres rares —épaulé par le collectif Environnement Santé 74, qui regroupe des médecins et soignant·es de la vallée de l’Arve.
… et mettre en place d’autres possibles
"On ne veut pas être uniquement dans la dénonciation, mais aussi dans les alternatives. C’est pour ça qu’on a ouvert le Repair Café, une fois par mois, un mercredi après-midi. Ça a été difficile car on n’a pas eu de soutien des élus, pas de local. Il y a alors une ferme associative qui nous a accueillis. C’est la Ferme pour tous, à Domancy, qui partage nos valeurs. On veut aussi monter une recyclerie pour soulager l’incinérateur et montrer que des solutions sont possibles." "Le Repair Café est un bon endroit de sensibilisation, pour parler aux gens. Aujourd’hui, au-delà des manifestations, on cherche la médiatisation, que les victimes sortent du silence", précise aussi Anne-Laure.
Martha Gilson
(1) Usinage au tour de petites pièces diverses.
(2) Fin 2018, SGL Carbon a dit vouloir investir 2 millions d’euros avant la fin 2019 pour réduire ses émissions diffuses de poussières, alors que 12, 6 millions d’euros auraient été injectés… depuis 2005 pour diminuer ses émissions canalisées, c’est-à-dire issues des cheminées de l’usine. Un nouvel équipement de traitement des fumées, installé à l’été 2018 pour 4, 5 millions d’euros, devrait permettre de moins polluer. Si SGL Carbon investit pour polluer moins, c’est qu’elle polluait déjà la vallée de l’Arve bien avant 2019 (source : www.aura-environnement.com).
(3) Le plan de protection de l’atmosphère s’inscrit dans un contexte où il existe le plan national de réduction d’émissions atmosphériques, qui combine réglementations sectorielles, mesures fiscales et incitatives, actions de sensibilisation et de mobilisation des acteurs, action d’amélioration des connaissances.
Des cancers impossibles à mesurer ?
Dans l’enquête "Cancer : l’art de ne pas regarder une épidémie", parue dans le numéro de la Revue Z "Fumées noires, Gilets jaunes" en 2020, la philosophe Célia Izoard revient sur les enjeux des mesures sanitaires. "Voilà un fait étonnant : on ne sait pas combien de cancers surviennent en France chaque année. Ce chiffre n’existe pas, il n’a pas été produit", écrit-elle. "Santé publique France, l’agence de veille sanitaire, annonce, par exemple, 346 000 cas de cancers pour l’année 2015. Il s’agit d’une estimation réalisée à partir des registres des cancers, qui couvrent entre 19 et 22 départements selon le cancer étudié, soit 22 % de la population", sans prendre en compte les spécificités géographiques ou la présence de sites industriels. Par exemple, les départements les plus concernés par les sites Seveso ne sont pas couverts par les registres. La philosophe s’étonne qu’à l’ère du tout numérique, où nos données de santé sont toujours recontrôlées et réenregistrées, il n’existe pas de cellule de veille sanitaire dotée de moyens de cartographier les cas de cancers, alors qu’entre 1990 et 2018, donc en près de trente ans, l’incidence — le nombre de nouveaux cas de cancers en une année — a augmenté de 65 % chez l’homme et de 93 % chez la femme. Elle poursuit en démontrant les biais d’analyse préoccupantes de l’Institut national du cancer, qui affirme que les "substances chimiques de l’environnement" ne seraient responsables que de 0, 1 % des cancers, et la pollution de l’air extérieur de 0, 4 %. "Qu’en est-il des pesticides, des nanoparticules, des perturbateurs endocriniens, des phtalates, des métaux lourds que nous ingurgitons à travers les aliments, l’eau, les cosmétiques et les textiles ? Des expositions professionnelles à toutes sortes de produits cancérigènes probables, possibles ou avérés dont aucun n’est interdit, sauf l’amiante ?" Alors que sur le terrain, nombre de riverains font la corrélation entre leur lieu de vie et des taux de cancers parfois surdimensionnés (1), Santé publique France ne mène pas d’enquêtes épidémiologiques. "En Europe, au cours des trente dernières années, les cancers de l’enfant ont augmenté de 1 à 2 % par an. En France, on recense 2 500 cas chaque année, 500 enfants en meurent. ‘500 enfants par an ! Vous imaginez, si un accident de bus tuait chaque mois quarante enfants ? interroge André Cicolella, toxicologue, président du Réseau environnement santé. Le problème serait pris au sérieux !’"
(1) "Cancers d’enfants anormalement élevés dans le Haut-Jura : des communes abasourdies par la nouvelle", V. Hirson et autres, 14 novembre 2019 ; et "Cancers pédiatriques dans le Haut-Jura : “C’est inquiétant, on se pose plein de questions”", Sophie Courageot, 15 novembre 2019, articles disponibles sur France Info (france3-regions.francetvinfo.fr).
• Association Respire
Créée en 2011, l’association est spécialisée dans la compréhension des enjeux liés à la pollution de l’air en France et en Europe. Elle soutient des consultations juridiques financées par des dons. Son objectif est de faire valoir judiciairement des droits qu’il est impossible de faire valoir individuellement, compte tenu des contraintes économiques.
Respire, 1, place des Deux-Écus, 75001 Paris. Tél. : 06 37 73 24 39, www.respire-asso.org
• Collectif Air Pur : collairpursante@gmail.com