Le nom et l’emplacement du lieu ainsi que les identités des personnes rencontrées ont été anonymisées et changées à leur demande.
Au milieu des forêts de conifères, un terrain en forte pente abrite plusieurs bâtiments anciens ainsi qu’un potager, une serre et 150 jeunes arbres fruitiers. Le bâtiment principal accueille l’essentiel des espaces de vie et d’activité : cuisine, salon, bibliothèque, atelier bois, studio de danse et de pratiques corporelles, bureau, espace de jeux, etc. Plus bas, un autre bâtiment sert d’espace d’accueil pour des réunions ou des résidences artistiques. Autour, de plus petites maisons isolées avec des bottes de paille pour héberger les résident·es du lieu.
Des pratiques d’autogestion urbaines vers la campagne
C’est en 2008 que débute l’histoire. Le groupe initial est composé d’une quinzaine de personnes issues de l’agglomération la plus proche, dont beaucoup ont déjà vécu ensemble dans des lieux collectifs en ville, depuis 10 ans parfois. Elles partagent « des pratiques et une culture commune de l’autogestion, ainsi que des bases politiques, féministes et anticapitalistes », explique Maya : de faire son pain à cultiver un potager en ville en passant par la critique du développement techno-industriel. Leurs modes de politisation sont variés : via la culture punk, le groupe écologiste Chiche !, les milieux artistiques ou encore le syndicalisme.
Le groupe, désireux de construire un projet collectif à la campagne, trouve une ancienne colonie de vacances et parvient à l’acheter grâce aux ressources des un·es et des autres et à des emprunts auprès d’organismes et de particuliers.
Le choix est fait de ne pas créer de charte de valeurs mais de fonctionner avec une dimension organique, ce qui engendre quelques départs. Le collectif reste composé d’une quinzaine de membres, avec des départs et arrivées au fil des ans mais, globalement, une forte stabilité.
Le partage et le lien sont plus importants que l’autonomie
Seules cinq personnes vivent actuellement sur place. « Habiter ensemble n’est pas l’élément constitutif nécessaire pour faire partie du collectif, explique Maya. Une personne qui habite à l’extérieur sera chez elle quand elle revient. Elle peut participer aux décisions collectives, porter et prendre part aux activités. »
Le lieu ne se définit pas par la production agricole. Son ambition n’est pas d’assurer son autonomie alimentaire. Même si l’autoproduction n’est pas négligeable, l’esprit est aux échanges avec les autres habitant·es du territoire.
Exemple, les cultures maraîchères qui se trouvent à quelques kilomètres : il s’agit d’un projet lancé par d’autres personnes de la vallée, auquel des membres du collectif participent. Des légumes de conservation pour l’hiver y sont cultivés : pommes de terre, oignons, betteraves, ail, courges, maïs, choux, etc. La récolte est distribuée aux maisons qui participent, et un quart sert à alimenter la solidarité (cantines, événements, lieux collectifs en ville…).
Autre exemple : le four à pain situé sur le terrain. Une quarantaine de personnes, membres du collectif et autres habitant·es du territoire, font une fournée de 50 kilos tous les 15 jours, à raison de trois ou quatre personnes par fournée. La quantité reçue n’est pas liée au travail mais aux besoins de chaque maisonnée. « C’est plus important pour nous de faire avec d’autres et d’être dans des pratiques de circulation, que de se nourrir complètement », explique Maya.
Ne pas être assujetti·es à une production agricole qui serait le principal mode de financement du lieu enlève une pression importante.
Mutualisation et économie collective
Le choix est fait de la propriété collective. Une association ayant été créée pour acheter le terrain et les bâtiments, il n’y a donc ni parts personnelles ni possibilité d’héritage, ni droit de reprise. La volonté est ainsi de casser la structure de la propriété privée familiale.
Le groupe des habitant·es prend en charge la vie courante, à partir de ses ressources financières propres. L’économie du lieu est largement collective. Pour les activités d’accueil, rénovation, chantiers, outillage, infrastructures, jardin, etc., les ressources proviennent de la recherche collective de fonds par l’association.
Quand des personnes rejoignent le collectif, par prudence, il leur est demandé de ne pas contribuer les deux premières années et de ne jamais donner plus de la moitié de ce qu’elles possèdent.
Pour la vie quotidienne comme pour les visites, le lieu pratique le prix libre pour se rendre accessible à toutes et tous : hébergement, soirées publiques, utilisation des espaces de réunion, emprunt de matériel et autres participations aux frais.
Des chantiers et des savoir-faire
Les besoins économiques du collectif sont limités par le fait qu’une partie importante des travaux est réalisée par des chantiers partagés. Les membres du collectif, en grande majorité des femmes, lesbiennes et trans, ont acquis des compétences et des savoir-faire techniques variés grâce à la formation et à l’autoformation. Parmi elles, deux électriciennes, trois menuisières, une maçonne, une plombière chauffagiste. Cette prise en main des tâches techniques découle de leur engagement féministe et procède d’une volonté de rompre avec l’organisation genrée traditionnelle, précise Chris.
Le bâti ancien a nécessité, au fil des ans, d’incessants travaux. Pour cela, le collectif a décidé de s’appuyer sur des chantiers collectifs réguliers. « Dans les chantiers, on combine confort, attention aux personnes, apprentissage et planification poussée », explique Maya. « La toiture que nous avons refaite l’an dernier a mobilisé 120 personnes en tout sur 17 semaines », confie Chris. Chaque semaine, le premier jour était consacré à la visite, aux plans globaux, au planning, aux consignes de sécurité, à des échanges sur les rapports au corps, les limites et les peurs. Le deuxième jour, un apéro météo formalisé permettait de discuter et de surmonter d’éventuels problèmes.
« Il est plus important de faire bien que d’avancer vite dans un esprit productiviste, insiste Maya. On a déplacé la notion d’efficacité : ça a formé 120 personnes, et on a tissé et consolidé des liens. » D’autres chantiers ont permis de réaliser des tranchées pour le réseau d’eau, des charpentes, des murs en pierre sèche, ou encore un bloc sanitaire collectif en ossature bois couverte de paille à la chaux.
Un lieu d’accueil
Le lieu reçoit régulièrement des groupes et des personnes qui en font la demande. Il peut s’agir par exemple d’un groupe local de femmes engagées contre le nucléaire, de personnes qui vivent dans la rue et viennent y passer des vacances, de la création d’un spectacle de clown sur le thème des frontières, d’un syndicat d’enseignant·es, d’un réseau LGBT. De nombreux groupes viennent également échanger sur les manières de fonder un collectif.
Outre les nombreux chantiers, le collectif organise également des fêtes, des spectacles, ou encore des rencontres thématiques au sein d’un réseau anti-autoritaire, anticapitaliste et féministe. Il arrive à ses membres d’animer des salons de thé végans pendant des festivals, voire des balades botaniques.
« Notre manière de faire de l’écologie est de ne pas en faire le principal »
Le collectif ne se revendique pas prioritairement de l’écologisme, même s’il en partage de nombreuses bases pratiques comme des évidences. Ce qui fait la spécificité du lieu est d’entremêler les choses pour embrasser la complexité du monde. « Notre manière de faire de l’écologie est de ne pas en faire le principal », résume Maya.
Cependant, d’un point de vue extérieur, la dimension écologique est bien présente. Deux cents mètres carrés d’espaces collectifs sont chauffés par un poêle de masse (le bois est en partie coupé sur place), le bloc sanitaire collectif est chauffé à l’énergie solaire thermique (1) et le reste est alimenté via la coopérative d’énergies renouvelables Enercoop. Les matériaux utilisés pour les travaux sont prioritairement locaux et écolos (le label bio n’étant pas prioritaire). En 2017, des chantiers ont permis de construire un système de phytoépuration à roseaux.
Certains choix effectués sont en tension avec l’écologie, comme celui de raser une parcelle de forêt pour réaliser une piste rendant le lieu accessible aux fauteuils roulants. Pour l’instant, toutes les toilettes sont sèches mais la décision a été prise d’installer une toilette à eau dans de futurs espaces collectifs afin que tout le monde se sente bien accueilli.
Un lieu féministe « meufs-gouines-trans-pédés »
Dès le départ, la seule base politique du lieu clairement portée collectivement est une posture féministe matérialiste (2). Il a donc été décidé que le collectif serait composé, dans son écrasante majorité, de personnes qui ne sont pas des hommes cisgenres et hétérosexuels (3). « Cette histoire de proportion est très importante, insiste Chris. Beaucoup de projets prennent soin que la moitié des membres soient des femmes, même avec des hommes sensibilisés, mais cela ne suffit pas à modifier l’ambiance. » Ici, on essaie de décortiquer et refuser les postures viriles, et les rôles ne sont pas répartis d’emblée. « L’une des structures du pouvoir est le fait que plein de pouvoirs (fondés sur le genre, la race, la nationalité, la classe sociale, etc.) se cumulent. Le système hétéronormé et patriarcal est si prégnant qu’il vient épaissir les dissymétries. En enlevant cette composante-là, on en enlève déjà une couche », analyse Maya.
Le choix de créer un lieu avec des moments de mixité choisie à géométrie variable permet de « se reposer » par rapport à l’atmosphère d’hétérosocialité dominante dans la société, d’apporter un confort dans les manières d’être au quotidien.
Une approche intersectionnelle
« Être gouine m’apporte un regard critique sur le milieu écolo, estime Chris. Celui-ci est plein d’hommes hétéros blancs aisés qui expliquent aux autres qu’ils n’ont qu’à quitter leur boulot ou encore faire des choses moins polluantes. Ils disent que c’est facile parce que pour eux c’est facile. Alors que beaucoup de personnes vivant des précarités ont bien moins le choix de quitter leur travail ou leur partenaire si elles veulent survivre. »
L’un des nœuds de la controverse avec le milieu écologiste est la question de la technoscience, estime Maya. Ainsi, autour des enjeux des technologies de la reproduction comme la procréation médicalement assistée (majoritairement utilisée par les hétéros, au demeurant), les personnes LGBT+ (4) sont diabolisées par certain·es comme étant des artisanes du technocapitalisme (5). Cette approche, en s’appuyant sur une vision soi-disant naturelle de la famille, développe des points de vue homophobes et LGBT-phobes au lieu de questionner « le mythe de la famille biologique » et de tracer des pistes à la fois pro-choix, progressistes et technocritiques (6).
« Pour ces mouvances, la lutte prioritaire est la critique du capitalisme techno-industriel. Les autres luttes sont secondaires et viennent même saboter la lutte principale », poursuit Maya. En n’intégrant pas à leur réflexion des perspectives anticoloniales ou encore féministes, elles rendent possibles « des alliances entre écolos et réactionnaires/fascistes ».
Mais « le monde est plus complexe, développe-t-elle. Pour le transformer, il faut en embrasser la complexité ». Dans ce but, l’approche intersectionnelle permet de prendre en compte en même temps différentes exigences (écologistes, technocritiques, féministes, anticoloniales, de classes sociales, etc.), sans hiérarchiser les priorités. Pour Maya, « le fascisme est compatible avec plein de choses prises isolément : l’écologie, le féminisme, etc. Mais si on les prend toutes ensemble, solidairement, en les définissant avec précision sans rester dans le flou, ça devient beaucoup plus difficile ».
Refuser d’être exemplaires
L’une des conséquences de cette complexité du monde et de ses enjeux, c’est qu’il n’y a pas un modèle unique qui devrait être copié ou généralisé, fût-il alternatif. « On n’a pas envie que tout le monde fasse comme nous. » Selon Maya, l’intérêt est plutôt d’explorer comment cela pourrait être différent en plein d’endroits. « Quand on est plusieurs, ça fabrique des mondes, des imaginaires qui deviennent le normal, le vivable. Si t’es tout·e seul·e à penser contre les autres, c’est invivable. » D’où l’intérêt de « fabriquer des espèces de bulles de normalité un peu différentes, où je ne me dis pas tous les matins que ce que je fais ou ce que je suis est super bizarre ».
Puisque « le rapport de force est nécessaire », les actions militantes et politiques sont également au cœur de la dynamique du lieu mais le collectif n’a pas vocation à être une organisation politique. C’est donc à titre personnel que les un·es et les autres s’engagent par exemple dans une radio locale, une revue féministe, une lutte pour le maintien d’une ligne de chemin de fer ou encore un collectif de femmes précaires en lutte. « Il n’y a pas à opposer alternatives et lutte, souligne Maya. C’est une division aberrante. » Entre les alternatives, les luttes, les besoins personnels, l’attention portée aux autres, et les différentes dimensions autogestionnaires, anticapitalistes, écologistes, féministes, etc., en fin de compte, « ce qui est prioritaire, c’est d’accorder de l’attention à tout ».
GG
Une organisation à la fois souple et structurée
L’organisation du collectif, non hiérarchique, est structurée selon plusieurs niveaux de réunions :
- • les réunion des habitant·es, hebdomadaires, permettent de gérer la vie courante ;
- • les réunions du collectif, mensuelles, permettent de porter plus globalement le lieu, par exemple pour la préparation d’un chantier, l’accueil des groupes, la réponse à un projet de documentaire sur le lieu, etc. ;
- • les groupes de travail, thématiques, peuvent concerner l’administration, la comptabilité, le réseau d’eau, la relation aux voisin·es, le jardinage, etc. ;
- • les réunions de fond bisannuelles durent 4 jours, avec les membres du collectif qui peuvent y participer. Elles sont l’occasion d’échanges de fond sur des sujets comme la mutualisation, le rapport à la mort, l’activisme, la relation avec les personnes qui vont mal dans le groupe. C’est aussi l’occasion de faire le bilan de ce qui a été vécu les six derniers mois et d’envisager les perspectives. Ces échanges permettent enfin de valider formellement les entrées dans le groupe ;
- • la réunion « priorités » a lieu au début de l’hiver. Son but est de projeter les activités de l’année à venir, les envies, les projets, et de se demander si elles sont compatibles en termes d’espaces, de temps et d’énergie ;
- • la réunion « budget » se tient plus tard en hiver. Pour chaque projet qui a été retenu pendant la réunion « priorités », des personnes préparent un plan budgétaire dont le collectif estime la compatibilité avec ses ressources économiques.
L’ensemble de ce processus est repris et synthétisé en assemblée générale annuelle de l’association.
Les décisions sont prises par consensus. Avant de les valider, le groupe s’assure que personne ne s’y oppose, que certains individus sont prêts à les porter, puis détaille les moyens concrets de leur mise en œuvre. « On part de nos désirs, insiste Maya. Se fait ce que les personnes qui sont là ont envie de faire. Les choses qui se feraient uniquement par principe ne tiennent pas très longtemps. »
(1) C’est un choix politique de ne pas utiliser de panneaux photovoltaïques. Voir « Sebasol : le soleil hors marché », Silence no 488, avril 2020, p. 18.
(2) Le féminisme matérialiste est un courant de pensée anti-essentialiste. Pour lui, l’origine du patriarcat ne doit pas être cherchée dans une quelconque nature spécifique des femmes ou des hommes, qu’elle soit biologique ou psychologique, mais bien dans l’organisation de la société. Il s’attache donc à analyser les rapports sociaux de sexe comme des rapports entre classes sociales antagonistes et non entre groupes biologiques. Par « matérialiste », on entend le fait de s’intéresser aux conditions matérielles d’existence, aux éléments très concrets d’inégalité, de domination et de l’exploitation, qui se déploient de manière structurelle, à l’échelle de sociétés entières.
(3) Une personne cisgenre est une personne dont l’identité de genre est en concordance avec le genre qui lui a été assigné à la naissance, à la différence d’une personne trans ou non-binaire.
(4) Lesbiennes, gays, bisexuel·les, transgenres, queers, intersexes et celles et ceux ayant des identités de genre ou orientations sexuelles autres qu’hétéronormées.
(5) Par des collectifs technocritiques tels que Pièces et Main-d’Œuvre.
(6) La « nature » est souvent utilisée pour justifier un ordre établi : un système raciste, sexiste, etc., estime Chris. Ce qui est « naturel » est valorisé comme étant bon — jusque dans le marketing. Mais si on se passe de ce concept et qu’on s’oblige à être plus précis dans l’analyse, cela aide à comprendre pourquoi on privilégie une pratique de jardinage plutôt qu’une autre, par exemple. « Je n’ai pas besoin de l’argument ’nature’ pour dire que les pesticides, je ne trouve pas ça bien ».