Brigitte Baptiste dirige depuis 2010 l’Institut Alexander von Humbolt, à Bogota. Le plus important institut de recherches biologiques d’Amérique latine, lié au ministère colombien de l’Environnement, a pour but de connaître et protéger la biodiversité colombienne. La chercheuse de 57 ans représente également la Colombie auprès de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) et a intégré de 2015 à 2017 le panel de 25 experts de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), l’équivalent pour la biodiversité du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution duclimat (Giec).
Brigitte Baptiste est également une personne transgenre : elle est devenue femme lorsqu’elle avait 35 ans. Mener une brillante carrière en étant trans est rarissime. « Quand j’ai pu enfin être moi-même, devenir Brigitte, ma carrière était déjà lancée et mon CV parlait pour moi », explique-t-elle.
Selon elle, la biodiversité et l’identité trans « sont complètement liées. Il y a des vases communicants entre la diversité biologique, la diversité culturelle et la diversité sexuelle » (1).
Une « écologie queer »
« La nature existe dans un état continu de fluidité et de connexion, estime l’herboriste étasunienne Micaela Foley, et non dans les distinctions binaires que nous autres, humanocentré·es, lui imposons pour essayer de donner un sens à tout cela. Le non-naturel et le naturel, l’hétérosexuel et le queer, le vivant et le non-vivant, tout cela ce sont des termes et des idées humaines. Il existe d’innombrables exemples du comportement ’queer’ des animaux, des plantes et des champignons » (2).
Brigitte Baptiste parle volontiers d’une « écologie queer ». « L’idée de queer peut clairement être utilisée pour souligner l’importance de la variété des expressions sexuelles dans la vie », estime-t-elle (3). Pendant longtemps, soulignent Catriona Sandilands et Bruce Erickson dans Queer Ecologies (4), l’hétéronormativité qui prévalait dans notre regard — y compris scientifique — sur le monde et sur les espèces « a endommagé et diminué les connaissances scientifiques en biologie », en nous empêchant de voir des comportements d’une infinie variété.
Mais ces dernières décennies, en enlevant leurs œillères, des chercheu·ses ont pu repérer des centaines de cas d’homosexualité ou encore de changements de rôles sexuels parmi les espèces. « Un bestiaire queer supplante le livre poussiéreux et hétéronormatif de la nature », se réjouissent les deux auteur·es. Brigitte Baptiste cite à l’appui d’une telle affirmation l’exemple d’ « espèces telles que le poisson clown qui, lorsqu’il y a trop de femelles ou trop de mâles, peuvent assumer le rôle de genre le plus rare », ou encore des plantes « hermaphrodites, qui changent de sexe ou s’autopollinisent. Certains spécimens du palmier à cire, l’arbre national de la Colombie, sont transsexuels ».
« La meilleure leçon de la nature est de protéger l’anomalie »
Selon Brigitte Baptiste, on ne peut pas parler de mâles et de femelles comme des catégories fixes. « La théorie queer propose de ne pas continuer à penser le monde comme un espace ’normal’ mais de comprendre que le monde est étrange (queer), afin de s’adapter à des défis comme le changement climatique. La meilleure leçon de la nature est de protéger l’anomalie car c’est là que l’évolution a généré des réponses, estime-t-elle. Ce qui, dans la nature, peut être considéré comme ’bizarre’ est nécessaire pour empêcher l’effondrement des systèmes. Quel rôle joue la diversité dans la survie des êtres vivants ? Une insertion du bizarre dans le ’normal’ est nécessaire pour que la stabilité et les systèmes ne plantent pas. L’écosystème s’adapte aux changements. La nature est queer, elle ne fonctionne pas comme un modèle mécaniste. Ce qui est étrange, c’est de penser que le monde ne change pas, conclut-elle (5). On vit dans un monde ambigu et ça me paraît génial, car l’ambiguïté appelle le génie et la créativité. »
Les courants politiques les plus réactionnaires cherchent depuis longtemps à appuyer leur vision d’une norme sociale hétérosexuelle inégalitaire sur une image de la nature figée qui serait hétéronormée et monogame (6). La nature leur sert de norme pour fonder leur idéologie politique à propos de la famille ou de l’homosexualité.
Il y aurait un danger à vouloir reprendre ce schéma en l’inversant. Se fonder sur une conception queer de la nature pour justifier un ordre social reposant sur la pluralité des sexualités et des genres serait commettre la même erreur. C’est le fait de vouloir définir des normes sociales selon un ordre naturel qui est dangereux en lui-même. Certes, une compréhension plus complexe de la nature nous permet de nous comprendre « comme des animaux parmi d’autres animaux, avec des sexualités variées, des relations familiales complexes, des systèmes politiques complexes et des désirs multiples » (voir note 3), et cela peut nous ouvrir l’esprit au point de comprendre que la diversité des sexualités et des identités sexuelles fait partie intégrante du mouvement de la vie, mais nous avons la liberté de créer des normes éthiques et politiques qui s’en affranchissent partiellement. Nous ne sommes pas totalement assujetti·es à un ordre naturel qui nous dicterait des normes sociales concernant la sexualité, les relations affectives ou les identités de genre.
GG
(1) « En Colombie, la championne de la biodiversité est transgenre », Sarah Nabli, https:reporterre.net, 2 janvier 2019
(2) Micaela Foley, « The Culture of Nature : Queer Ecology and Herbal Medicine », 14 juin 2019, wisdom.thealchemistskitchen.com
(3) « ¿Qué es la ecología queer ? Entrevista a Brigitte Baptiste, experta en biodiversidad », Paula Jimenez, 28 décembre 2018, www.pagina12.com.ar
(4) Queer Ecologies : Sex, Nature, Politics, Desire, Catriona Sanders et Bruce Erickson, Indiana University Press, 2010
(5) « ’Nada es más ’queer’ que la naturaleza’ : Brigitte Baptiste », 6 juin 2019, www.revistaarcadia.com
(6) À l’instar du livre L’Ordre naturel, de Maxime Laguerre (1993), qui explique la vision raciste de l’écologie de la « nouvelle droite ».