La population française n’est pas une grande buveuse de bière (1). Pourtant, celle-ci bénéficie d’une image renouvelée, associée à une production locale et bio, et le choix, dans les rayons comme au comptoir, peut faire tourner la tête. Cette diversité s’explique d’abord par l’explosion du nombre de brasseries ces dernières années. « Au départ, on n’était qu’une quinzaine en France, aujourd’hui on est plus de 1 600 ! », s’enthousiasme Daniel Thiriez, fondateur de la Brasserie Thiriez en 1996 et pionnier du renouveau des brasseries artisanales en France.
Proposer une alternative aux bières industrielles
Alors qu’à la fin du 19e siècle, la bière est encore brassée et consommée localement dans environ 3 000 brasseries, celles-ci disparaissent peu à peu au 20e siècle sous l’effet de l’industrialisation et de la concentration de la fabrication, rendues possibles par le développement des transports, l’évolution des techniques de stockage et de conservation. Résultat : en produisant une bière à basse fermentation rendue possible pour qui peut s’offrir des équipements de refroidissement onéreux, trois « grands » se partagent le marché de la bière à la fin du 20e siècle : Heineken, Carlsberg et AB InBev – SABMiller. Dans les années 1980, il ne reste en France qu’une trentaine de brasseries, et le goût de la bière s’est perdu.
Le développement des brasseries artisanales tend aujourd’hui à changer la donne. C’est que depuis quelques années, l’explosion de leur nombre ne faiblit pas. L’évolution de cette profession s’accompagne d’une effervescence créative, et plus de 10 000 bières différentes sont aujourd’hui référencées en France. Selon Daniel Thiriez, la bière artisanale a encore de beaux jours devant elle : « Aujourd’hui en France, la bière artisanale représente environ 7 % du marché, alors que les trois plus gros industriels se répartissent le reste des ventes. Mais par exemple, aux États-Unis ou au Canada, la bière artisanale représente 15 % des parts de marché. On peut encore doubler soit la production, soit le nombre de brasseries. » Garlonn Kergourlay, animatrice brassicole (2), renchérit : « Les brasseries industrielles se sentent en danger, même si elles bénéficient du renouveau brassicole. Certaines n’hésitent pas aujourd’hui à pratiquer du craft washing : mensonger ou réel, elles réutilisent les codes de la brasserie artisanale pour vendre. En parallèle, les multinationales veulent racheter des brasseries artisanales. »
La lutte pour se différencier des brasseries industrielles porte aujourd’hui sur le marketing. Afin de réaffirmer les valeurs et la plus-value d’une bière artisanale, le Syndicat national des brasseurs indépendants (SNBI) se mobilise pour la création d’un label et a obtenu une première victoire en mai 2020, avec l’adoption d’un amendement à la loi Egalim sur la transparence de l’origine des bières. Chaque bière, qu’elle soit industrielle ou artisanale, doit comporter clairement le nom et l’adresse du producteur. Une manière de contrer la concurrence, qui est rude, notamment parce que les grands industriels développent des gammes « bio ».
Qu’est-ce qu’une brasserie artisanale ?
Qu’est-ce qui différencie les industriels des brasseries artisanales ? Pas si facile de le définir ! Il y a bien sûr la question de la taille, du nombre de salarié·es et des hectolitres produits par année (moins de 200 000 hl pour une brasserie artisanale). Les brasseries artisanales sont indépendantes financièrement, juridiquement et matériellement. Elles revendiquent un savoir-faire traditionnel : aucun procédé de filtration ou de pasteurisation n’est utilisé. Mais pour Daniel Thiriez, m’expression a perdu de son sens, et il lui préfère celle de « brasserie familiale ». Quant au terme de « microbrasserie », il renvoie plus spécifiquement à un nombre d’hectolitres par an (moins de 1 000). Le SNBI a lancé le label des brasseurs indépendants et artisans en 2018. La brasserie doit se trouver en France, être indépendante, ne pas avoir recours à la sous-traitance, indiquer son adresse et la provenance des produits employés et ne pas utiliser d’additif artificiel.
Un bière de goût, pas de soif
« La différence de prix entre une bière industrielle et une bière artisanale est moins importante que dans le vin, par exemple », rappelle Daniel Thiriez, pour qui le prix plus élevé des bières artisanales par rapport aux bières industrielles n’est pas un frein majeur à leur découverte.
Pourquoi se mettre à brasser de la bière artisanale ? D’abord pour pouvoir boire « une bière qu’on aime », et retrouver un savoir-faire perdu au fil de l’industrialisation. Les brasseurs et brasseuses artisanales insistent sur le travail sur le goût fait par chacun·e pour créer des bières originales. « Il faut insister sur la créativité des petits brasseurs, qui font des tests avec des herbes, des fruits, des plantes… La palette des goûts, qui avait rétréci, s’élargit aujourd’hui », se réjouit Daniel Thiriez. Actuellement, la production industrielle suit ce mouvement et se diversifie, mais ce sont les petites brasseries « qui font la tendance ».
Et les partis pris s’affirment. « Je voulais faire des bières aux antipodes des bières modernes très houblonnées, explique Christophe, de la Brasserie du Pont de Coude. Je visais les personnes qui n’aiment pas la bière. Produire des bières très peu amères. » Odile fabrique elle aussi des bières peu alcoolisées. « Ce n’est pas avec les bières artisanales que les gens picolent. Ces bières-là, on les boit pour le goût, ce sont des bières plaisir. » À l’inverse, de nombreuses brasseries travaillent l’amertume et les subtilités du houblon pour obtenir des bières amères et plus corsées.
Le développement des bières artisanales change aussi le rapport à la consommation d’alcool. « Dès le départ, j’ai eu envie de proposer des bières sans alcool, nous explique Christophe. Il y a une dizaine d’années, il n’y avait pas d’offres pour de la bière artisanale sans alcool, elle était uniquement industrielle et pas bonne. Socialement, c’est compliqué de ne pas boire d’alcool en France. » « L’image de la bière a changé grâce à nous. On vend aujourd’hui nos bières dans des restaurants étoilés, s’amuse Daniel Thiriez. Il existe maintenant des biérologues, des cursus de formation, des concours. » Pour Christophe, « il y avait la nécessité que la bière retrouve ses lettres de noblesse. La grande distribution, avec une bière pas chère pour désaltérer le peuple, a fait du mal à l’image de la bière ».
Changer de métier, changer de vie
« La profession est jeune. Je suis un peu un ancêtre, j’ai formé beaucoup de monde », nous rappelle Daniel Thiriez. Comme pour beaucoup de brasseurs et de brasseuses après lui, son histoire est celle d’une reconversion professionnelle. « À 35 ans, il y a eu l’envie de bâtir un projet. En 1995, je me suis installé à la campagne avec le désir de produire, de faire du concret, et l’idée de produire de la bière s’est rapidement imposée. »
Ses inspirations, il va les trouver notamment au Canada et aux États-Unis, où le mouvement des microbrasseries a commencé dans les années 1980. L’émergence d’une culture do it yourself (« fais-le toi-même ») a participé au développement du brassage maison outre-Atlantique. En France, « avant les années 2000, il n’existait qu’un rassemblement par an, le Salon du brasseur à Saint-Nicolas-de-Port (Meurthe-et-Moselle), explique Garlonn Kergourlay. C’est là que se retrouvaient tous les brasseurs amateurs. Tout le monde se connaissait. Au début des années 2010, on assiste à une deuxième vague. »
La Brasserie Thiriez s’inscrit aussi dans une région au fort patrimoine brassicole, le Nord. « On continuait d’aimer la bière, mais il ne restait pratiquement que des brasseries industrielles. Un peu comme si pour le fromage : il ne restait que la Vache qui rit. Mon objectif était de produire de la bière locale. À une petite échelle, on travaille mieux. ». Et, depuis vingt-cinq ans, le projet n’a pas beaucoup bougé. Si l’entreprise produit aujourd’hui 2 400 hl par an et emploie sept salarié·es, elle est restée une brasserie familiale, qui se trouve au fond du jardin de la famille Thiriez.
« Je ne suis pas brasseur de père en fils, nous confirme Christophe, ancien informaticien, qui a créé les Bières Grand-Morin en Seine-et-Marne en 2014. Je faisais déjà de la bière en amateur car j’ai expérimenté plein de choses avec des amis. Il y a 15 ans, c’étaient les savons, puis un jour un pote a lancé l’idée de la bière ». Odile, elle, était monitrice d’auto-école avant de décider de faire d’une passion son métier, et de créer Odile t’en brasse, dans l’Yonne.
La fulgurante multiplication des brasseries artisanales
La plupart des brasseurs et des brasseuses qui se lancent « en pro » au début des années 2000 se forment sur le tas, d’abord en amateur·e. Il faut dire que, face à l’industrialisation de la production de la bière, il n’existe plus de véritable de lieu de formation, si ce n’est l’Institut français des boissons, de la brasserie et de la malterie (IFBM), où va se former Odile. L’offre de formation évolue aujourd’hui et se diversifie.
Les acteurs et les actrices du monde brassicole notent une nouvelle rupture dans l’évolution du secteur vers 2013. « On trouve encore beaucoup de personnes en reconversion, explique Garlonn Kergourlay, mais plus pour des questions de burn-out, le moteur était devenu ‘quitter son travail’ et non plus ‘pratiquer le brassage’. C’est une quête de sens avant tout, un besoin de trouver un moyen de quitter son boulot. Alors qu’avant, les personnes brassaient souvent cinq ou dix ans en amateur avant de se lancer professionnellement. C’est une autre génération. » Depuis un ou deux ans, c’est encore autre chose : les anciens profils existent toujours, mais des investisseurs arrivent aussi sur la scène brassicole. « Les premières générations ont commencé avec du bric et du broc. La deuxième génération aussi. Celles qui arrivent disposent de moyens colossaux, de business plans… » regrette Benoît, de la brasserie Pleine Lune. On pouvait faire un portrait type du brasseur dans les années 2000. Aujourd’hui, c’est plus compliqué : il y a plusieurs profils.
L’année 2020 est une charnière. La crise liée à l’épidémie de Covid-19 a freiné certaines installations et en a fragilisé d’autres. L’explosion du nombre de petites brasseries ne sera par ailleurs pas éternelle, et les professionnel·les du secteur s’attendent à de nouvelles mutations dans les années à venir.
Il est plus difficile de se repérer actuellement dans le monde des brasseries artisanales, qui ont plus ou moins à cœur la valorisation d’une agriculture paysanne de proximité, la volonté de préserver des structures à taille humaine, où l’échange direct prime sur la rentabilité, etc. « Certaines brasseries sont déconnectées de la terre et ne perçoivent pas les enjeux agricoles », regrette Garlonn. « Il y a plusieurs degrés de brasseries artisanales, complète Christine, paysanne-brasseuse dans le Beaujolais. Dans certaines brasseries artisanales, il y a de grosses machines et plus rien n’est manuel, tout est automatisé. Ce n’est pas du tout la même façon de travailler. Ça ne fait pas forcément un meilleur produit, mais la démarche est différente. »
Une profession qui se structure
Le syndicat historique, Brasseurs de France, a été fondé en 1878 — il existait alors plus de 2 000 brasseries en France — afin de défendre les intérêts des producteurs. Face à l’explosion du nombre d’entreprises, un deuxième syndicat s’est créé en 2016 pour représenter exclusivement les brasseries artisanales et indépendantes : le Syndicat national des brasseurs indépendants (SNBI). Les deux fédérations militent aujourd’hui, avec des approches parfois différentes, pour une meilleure reconnaissance de la profession.
Syndicat national des brasseurs indépendants, 62, rue Charles-Courtois, 54210 Saint-Nicolas-de-Port, www.brasseurs-independants.fr
Association des brasseurs de France, 9, boulevard Malesherbes, 75008 Paris, tél. : 01 42 66 29 27, contact@brasseurs-de-france.com, www.brasseurs-de-france.com
L’artisanat, allié de l’écologie
Petites ou grandes, toutes les brasseries artisanales intègrent la dimension écologique à leurs pratiques. Le premier enjeu cité est souvent celui de l’eau. Christophe revendique une brasserie à taille humaine : il consomme 1,5 l pour produire une bière. « Une bière industrielle nécessite environ sept litres d’eau, nous apprend Odile. Moi, j’en utilise quatre, je récupère l’eau pour nettoyer les cuves et relancer un brassin. » Autre problème : la drêche, c’est-à-dire les résidus du brassage des céréales. Il s’avère que c’est un bon apport alimentaire pour les animaux, et les brasseries rencontrées la donnent volontiers à des élevages.
« Pour ce qui est de la consigne de verre, c’est un peu un serpent de mer. On n‘y est pas encore. Il y a 25 ans, la consigne a été remplacée par le recyclage. Il n’y a plus de structures, de réseaux. La multiplication des modèles de bouteilles rend la tâche difficile : comment récupérer les bouteilles, retrouver ses propres bouteilles ? » s’interroge Daniel Thiriez. Faute d’un système fonctionnel, les brasseries se débrouillent. Pour Odile, « la consigne marche bien sur les marchés. Au début je proposais de rembourser 10 ou 20 centimes, mais les personnes ne demandaient rien ». Toutefois, cela pourrait changer assez vite avec le développement d’initiatives en faveur de la consigne. Notamment, l’association Locaverre, dans la Drôme, a lancé le projet « Ma bouteille s’appelle reviens », à l’initiative de magasins de proximité qui collectent les bouteilles vides et de product·rices locales qui s’engagent à les réutiliser (3).
Les céréales sont au cœur de la fabrication de bière, et leur origine façonne le produit. Odile revendique être la première entreprise de l’Yonne portant la mention Nature & Progrès. « Les matières premières, que je sélectionne soigneusement, sont toutes issues de l’agriculture biologique ». Les brasseries artisanales rencontrées sont très souvent en bio, conséquence logique pour les brasseu·ses de leur attachement à un produit de qualité. Christophe insiste sur la dimension locale de ses bières : selon la saison et ce que donne le verger, elles pourront être à la cerise ou à la mirabelle !
Réfléchir à son impact écologique, c’est aussi se poser la question des circuits courts. Là, les réponses divergent un peu selon la taille des brasseries. Pour les plus petites, les bières restent sur un territoire local, ce qui n’est pas le cas des plus grandes brasseries artisanales. « Les bières ne prennent pas l’avion, affirme Odile. Je les distribue autour d’Avallon et le plus directement aux consommac’teurs comme vous ! ». On peut se procurer des bières d’Odile t’en brasse au marché, dans des Amap, des groupements de producteurs, des magasins bio, dans des festivals et des bars autour d’Avallon. La brasserie a par exemple refusé de fournir un bar de Dijon, à 150 km du lieu de production.
Des bières qui relient
« Je ne deviendrai pas riche, je veux travailler intelligemment, donner du sens, retrouver des valeurs. J’avais l’envie d’expérimenter des choses. Il y avait des pratiques que je ne voulais plus revivre : faire de kilomètres, participer à une entreprise basée sur le profit… Je tenais à revenir vers des valeurs humaines, locales. » Les aspirations de Christophe, on les retrouve chez beaucoup de brasseu·ses. Odile fait partie d’un groupe de six brasseu·ses de l’Yonne qui échange des pratiques, du matériel (les clefs pour défaire les fûts), mais aussi leurs visions du monde. Le groupe passe des commandes groupées de malt, de capsules, de scotch. « Cette restructuration des brasseries artisanales joue aussi sur le territoire avec le monde agricole, c’est toute une filière », complète Daniel Thiriez.
La brasserie, qui est d’abord le lieu où on brasse la bière, est aussi, par métonymie, le lieu où on la consomme. Pendant longtemps, les moyens de transports comme de production ont amené à confondre ces deux fonctions et, aujourd’hui encore, la brasserie est parfois un lieu de rencontres. « Il y a des brasseries qui ont fait revivre des villages, affirme Garlonn, qui ont réveillé l’aspect touristique. La brasserie se transforme souvent en centre culturel, musical, en siège d’associations… » Il n’est pas rare qu’une brasserie soit à l’initiative d’une soirée ou d’un festival. Ainsi, la brasserie paysanne Garland, dans le Tarn, organise depuis une dizaine d’années le Festi’bière, week-end festif agrémenté de concerts, théâtre et activités diverses, et surtout de rencontres et de bières !
Finalement, dans ses pratiques comme dans les possibilités d’échanges qu’elle offre, c’est une vision de la société plus conviviale et résiliente que nous invite à partager la bière artisanale.
Martha Gilson
(1) Selon Brasseurs de France, ce sont 33 litres de bière (contre 30 litres il y a 5 ans) qui sont consommés par an et par habitant·e en France, alors qu’en Europe la moyenne est de 70 litres.
(2) Garlonn Kergourlay accompagne les brasseurs et les brasseuses qui souhaitent s’installer ou développer leur activité, et promeut la bière artisanale lors de festivals ou de rencontres.
(3) Ma bouteille s’appelle reviens, 2, rue Camille-Claudel, 26100 Romans-sur-Isère, www.ma-bouteille.org
Au vu du nombre de projets enthousiasmants qui se montent chaque année, il est impossible de présenter une liste des brasseries artisanales qu’on aimerait vous recommander. Le projet Amertume, porté par Emmanuel Gillard, biérologue, tente de les lister sur internet : http://projet.amertume.free.fr
Brasserie Thiriez
22, rue de Wormhout
59470 Esquelbecq
tél : 03 28 62 88 44
http://www.brasseriethiriez.com
Bières Grand-Morin
13, rue du Pont-de-Coude
77163 Dammartin-sur-Tigeaux
tél. : 07 82 29 88 26
https://www.bieres-grandmorin.fr
Odile t’en brasse
7 chemin de Halage
89200 Avallon
tél. : 06 33 66 70 20
contact@odiletenbrasse.fr
Ferme-Brasserie Garland
« En Kanette »
Chemin d’en Combes
81470 Algans
tél. : 05 63 72 49 95
http://www.brasseriegarland.fr
Il était une brasserie
Garlonn Kergourlay et Christian Vanhaverbeke
consultants indépendants
contact@iletaitunebrasserie.fr
Tél. : 07 67 75 12 97