Dossier Alternatives

La Brasserie de la Pleine Lune : savoir vieillir avec son outil de production

Martha Gilson

Qu’est-ce qu’une brasserie artisanale et engagée ? Peut-on sortir des brassins de garages pour assumer un artisanat structuré et continuer à porter une vision et des pratiques alternatives ? Grandir et avancer sans rien perdre de ses valeurs, c’est en tout cas le pari de la Brasserie de la Pleine Lune.

C’est sous le soleil que nous arrivons à Chabeuil, à côté de Valence (Drôme) et que nous découvrons la brasserie flambant neuve de Pleine Lune en juillet 2020. Effet d’optique, car elle est pionnière dans l’installation artisanale et fait figure de vieille brasserie. Reportage dans une brasserie qui a su vieillir.

Du malt à la boutique : la fabrique de la bière

La bière, c’est d’abord et avant tout de l’orge maltée. Et c’est autour du concassage de cette céréale que nous commençons la visite de la brasserie avec Benoît, fondateur de la brasserie. « Le malt, c’est de l’orge, nous explique-t-il. Le malteur la fait germer puis stoppe la germination. Selon le touraillage, cela permet de faire des bières brunes, des ambrées… » (1).
Le choix du malt n’est pas anodin car il conditionne le goût de la bière. « On reste des artisans et il y a des fluctuations entre les lots, mais il faut qu’elle soit le plus lisse possible, et pour ça, la matière première est très importante, nous explique Benoît. Après ; on a des notions de terroirs, de parcelles, donc il y a toujours des disparités, et c’est même heureux ! »
Le malt est acheminé dans une trémie, où il est concassé. C’est la première étape de fabrication de la bière. L’idée est de récupérer l’amidon de la céréale, qui possède naturellement des enzymes permettant de transformer l’amidon en sucres simples.
Une fois concassée, l’orge maltée est dirigée vers la cuve d’empâtage. C’est le moment du brassage à proprement parler, où l’orge est mélangée à l’eau, provoquant l’action enzymatique. Résultat : un jus sucré d’un côté et de la drêche de l’autre. Le jus, séparé de la drêche, part dans la cuve d’ébullition. « Ça nous permet d’éliminer toute levure sauvage, toute bactérie qui viendrait fausser la fermentation. »
On ajoute alors le houblon. Première vertu de la plante : elle amérise la bière et lui donne un côté aromatique. « Cela peut aller sur le litchi, le pamplemousse, le fruit rouge, l’aneth, la noix de coco… tout ça en fonction de la qualité du houblon utilisé.  » Enfin, le houblon est un conservateur naturel. « Pour faire 1000 l de bière à 5 degrés, il faut 250 kg d’orge, et deux ou trois kilos de houblon en moyenne. Le houblon, c’est un peu comme le pesto sur les pâtes : c’est ce qui va relever les choses. »
Le liquide obtenu s’appelle le moût et, une fois refroidi, il part vers une autre cuve où la fermentation va commencer grâce à l’ajout de levures. Après une ou deux semaine de fermentation, il n’y a plus de sucres à manger. À ce moment-là, la bière est alcoolisée et trouble. Elle sera affinée par ce qu’on appelle la « garde », c’est-à-dire le temps d’affinage.
Enfin, on procède au conditionnement et à la mise en bouteille ou en fût. La bière est prête à être vendue !

(1) Ici, les malts sont tous bio. Certains viennent de la Malterie du château, en Belgique (qui malte beaucoup d’orge française), d’autres d’Allemagne (Weyermann Specialty Malts).

De l’amateur au professionnel

« J’étais objecteur de conscience en 2001, dernière année du service militaire, et je travaillais à la bibliothèque universitaire de Grenoble. C’est là que j’ai découvert, sur internet, qu’on pouvait faire soi-même de la bière. J’ai étudié et j’ai brassé de la bière dans ma cuisine pendant deux ans, puis je me suis fait embaucher dans une brasserie artisanale de la Drôme. » Après sept ans de salariat, Benoît décide de se lancer. Il commence seul, puis une personne par an environ rejoint le projet, aujourd’hui porté par 10 personnes. « En 2003, quand ça a commencé à être mon métier, on était environ 200 en France ! »
« Être artisan se délimite par un état d’esprit. Le patron sait faire toutes les tâches, met les mains à la pâte ». La Brasserie de la Pleine-Lune n’est pas en coopérative ou sous forme associative. Mais pour Benoît, ses associés — trois personnes, toutes trois travaillant à la brasserie, détiennent des parts de la SARL — et les salarié·es, ce n’est pas la structure juridique qui définit l’alternative mais plutôt les pratiques.

Un engagement concret

Benoît a construit son projet pour qu’il puisse perdurer. « Certains petits projets arrivent en bout de course quand tout a été fait à l’énergie et que les gens en ont marre. » Trouver l’équilibre entre possibilité durable d’assurer des salaires, de ne pas tout porter à bout de bras… C’est le délicat équilibre de la Brasserie de la Pleine-Lune, qui a produit 3 200 hl en 2019.
« On est militants dans le concret. Toute personne ici a un vrai contrat qui permet d’avoir un projet de vie. On va pas chercher à embaucher un stagiaire pour des raisons économiques. Beaucoup de brasseries qui font du greenwashing ne réfléchissent pas beaucoup aux conditions de travail. » On a pu reprocher à la brasserie artisanale de tomber du côté des « gros », comme en témoigneraient ses locaux neufs. Mais elle s’en défend : « Notre nouveau bâtiment n’est climatisé que pour stocker la bière. Sinon, le reste est suffisamment bien isolé pour ne pas avoir besoin de climatisation. À 20 ans, je pouvais bosser à moins 5 degrés, mais il faut savoir vieillir avec son outil de production. On ne peut pas tout faire à l’énergie. »
Bières bio, récupération de l’eau pour le lavage des fûts, programmes de rejet des eaux usées, mise en place d’une consigne à titre volontaire, préférence pour le réseau local, refus de la distribution en supermarchés… toutes ces démarches, par ailleurs peu économiques, ne sont pas revendiquées dans la communication. Mais elles constituent les fondements de la brasserie. « Tu vois, il n’y a pas de référence au bio dans le bar. Pour moi tout devrait être bio, et ce sont les conventionnels qui devraient être marqués comme tels. Ce n’est pas à nous de montrer patte blanche. » Seul acte politique ouvert : un drapeau LGBT trône au centre de la brasserie (1).

« En 2001, quand j’ai commencé, la bière c’était la Kro devant le match de foot, le hooligan et l’alcoolisme, mais c’était aussi une boisson populaire. Aujourd’hui, ça se snobise. Dans notre vision des choses, la bière est un produit populaire et doit le rester. En une journée, Kronenbourg va produire autant que nous en 12 ans. Forcément, on peut pas vendre au même prix, et on ne le veut pas : il y a la valeur du travail. Mais on a de la bière bio à des prix abordables. C’est important pour nous. »

Martha Gilson

(1) « Pendant les manifs contre le mariage homo, M. Marietton, député du département, arrive pour la fête de la brasserie, malgré notre refus. On a affiché le drapeau, et on cherchait à lui serrer la main dessous, s’amuse Benoît. C’était il y a cinq ans, et le drapeau est toujours resté dans la brasserie ».

Brasserie de la Pleine-Lune
10 Rue Gustave-Eiffel
26120 Chabeuil
tél. : 04 75 85 47 19
www.brasserie-pleinelune.fr

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