« S’afficher comme une brasserie féministe et militante, c’est rare ! Mais je ne suis pas dans la concession », affirme Alê Kali, brasseuse girondine depuis 2018, qui a décidé d’appeler sa bière La Béglaise pour rendre hommage aux femmes de Bègles, notamment les ouvrières des traditionnelles sécheries de morue qui ont marqué l’histoire de la ville. Aujourd’hui trop souvent oubliés, les liens entre les femmes et la bière sont pourtant présents depuis la découverte de cette boisson fermentée.
Une histoire de femmes
« C’est aux femmes qu’on doit la bière », nous rappelle la patronne de la brasserie Odile t’en brasse, dans l’Yonne. La bière est apparue il y a plus de 10 000 ans en Mésopotamie, inventée par hasard en laissant fermenter de l’orge. Les femmes, qui cultivaient celui-ci pour fabriquer du pain, se sont alors lancées dans l’activité brassicole. Les exemples sont multiples dans l’Antiquité de la place des femmes dans ce domaine : en Égypte antique, la bière est une boisson offerte à la déesse Sekhmet ; chez les Gaulois·es, le brassage était un savoir-faire détenu et exécuté exclusivement par les femmes, etc.
Surtout, au 12e siècle, l’abbesse allemande Hildegarde de Bingen découvre les propriétés du houblon qui, associées à l’orge maltée, rendent la bière plus simple à conserver et plus digeste, en évitant certaines fermentations. L’Église décide au siècle suivant de mettre un terme à l’activité des brasseuses, avançant l’idée que « les femmes sont impures ». Ce qui n’empêche pas celles-ci de continuer à brasser : en 1914, en France, elles représentent encore 20 % de la profession.
« C’est un savoir-faire qui a été confisqué, regrette Garlonn Kergourlay, animatrice brassicole. Au début, le brassage était domestique et, quand la corporation a pris du pouvoir, les femmes ont disparu. On peut faire un parallèle avec la médecine » (1). Les secrets d’un brassin réussi, autrefois détenus par les femmes, ont été accaparés par les hommes lorsque la bière est devenu un produit industriel.
Du côté des consommatrices
La bière a longtemps été un symbole de fécondité et particulièrement appréciée des femmes. Fabriquée à base d’orge bouillie et nourrissante, elle a été parfois préférée à l’eau, porteuse de germes et de maladies. Sources de vitamines et de sels minéraux, des bières dites « de nourrice » étaient même en vente en pharmacie jusque dans les années 1950. Associée à la nation, l’image de la buveuse de bière est utilisée pour promouvoir la vente jusque dans les années 1950, période à laquelle beaucoup de femmes cessent d’en consommer dans leur foyer et où la bière élit domicile dans les bars, à majorité masculine.
La bière tend à devenir une boisson de soif, associée aux bars et au football, décor viril où les femmes n’ont pas leur place. C’est donc dans un cadre privé que les femmes vont recommencer à consommer de la bière. Une étude relayée par The Telegraph en 2018 révèle notamment que les femmes britanniques sont dix fois plus nombreuses qu’en 2009 à consommer de la bière, chez elles ou chez des ami·es. C’est qu’il n’est pas facile de s’affronter des stéréotypes ancrés dans l’espace public. Pour Garlonn, les bars craft — qui vendent des bières artisanales — ont changé la donne et permis aux femmes d’assumer plus facilement de boire de la bière en public. « C’est plus facile pour les femmes d’y aller, ça ouvre l’espace public. Ces bars ont une image beaucoup moins genrée. »
La pub, toujours sexiste
Le marketing autour de la bière est encore trop souvent sexiste. La publicité cherche à vendre de la bière aux hommes en utilisant trop souvent des messages à caractère sexuel. « Le travail contre le sexisme dans le monde de la bière n’est pas encore gagné, notamment dans le marketing, se désole Garlonn. Même dans les brasseries artisanales, on retrouve des bières aux appellations sexistes, comme ‘la Jolie Blonde’. On retrouve encore cette image de bande de potes mecs qui rigolent. »
Le sexisme est parfois plus insidieux : certaines bières sont aujourd’hui présentées comme des « bières de filles » : roses, acidulées, jugées plus douces, elles correspondraient mieux aux goûts de la gent féminine… Alors qu’on se le rappelle, les palais ne sont ni bleus ni roses, mais le résultat d’une éducation au goût, trop souvent elle aussi genrée. « Il y a aussi certaines femmes qui font des ‘bières de filles pour les filles’. Une démarche qu’il est encore plus difficile de combattre », complète Garlonn.
Des femmes qui se réapproprient le savoir brassicole
« Quand il y a un couple actif dans une brasserie, le visiteur s’adresse à l’homme quasi systématiquement, explique Garlonn. On suppose que c’est lui le brasseur, et on ne prend pas la femme au sérieux. Il y a encore beaucoup de préjugés à déconstruire ! ». De nombreuses femmes se sont engagées dans cette filière : brasseuses, paysannes, animatrices, cavistes, etc. Il y a aujourd’hui plus de cent brasseuses en France. Plusieurs valorisent les femmes du monde brassicole, mais aussi de leur région, à travers le nom de leurs bières, et s’affichent ouvertement comme militantes. « Les noms de mes bières sont des prénoms de femmes qui ont marqué ma vie », nous explique Odile. Pour Alê Kali, qui a nommé sa brasserie La Béglaise en hommage aux travailleuses des sècheries de morue de Bègles, le nom suscite la curiosité et l’adhésion. Nombreuses sont les femmes de la ville a avoir salué sa démarche et à s’y reconnaître plus facilement. L’étiquette de ses bières, représentant une femme séchant une morue, rappelle les souvenirs d’une grand-mère ou d’une amie qui a travaillé dans ce domaine. La Béglaise a également lancé les « Bières de Meufs », une gamme en hommage aux femmes de lutte. « On peut acheter une bouteille juste parce qu’elle s’appelle ’Simone’, commente Alê Kali, mais peut-être que ça va éveiller la curiosité, donner envie d’en savoir plus. »
Le Club Biérissima, impulsé par Elisabeth Pierre, zythologue — une connaisseuse de la bière et de sa dégustation —, permet aux brasseuses de se rassembler. Chaque année, elles se réunissent pour créer un brassin collaboratif, toutes ensemble. La journée permet les échanges entre brasseuses mais aussi avec des cavistes qui font partie du club, comprennent le métier, la passion.
Du côté des États-Unis, précurseurs du renouveau du monde brassicole, des femmes se sont organisées dès 2007 pour casser l’isolement et s’entraident autour du Pink Boots Society. L’idée est aussi de visibiliser les brasseuses pour en inspirer d’autres. L’association comprend des brasseuses mais aussi des barmaids, des biérologues, etc. C’est par le partage de leurs savoirs respectifs qu’elles promeuvent la place des femmes. La sororité dans le monde de la bière n’est pas qu’une idée théorique, et en France l’idée de rejoindre cette association internationale a germé en 2019. Un groupe de Françaises a élaboré un brassin collectif le 8 mars 2019 dans le but de favoriser des rencontres et de récolter des fonds pour aider d’autres femmes à se lancer.
Souvent animées par une démarche engagée, les brasseuses s’ancrent au niveau local et privilégient le contact direct pour promouvoir leurs brassins, dans une démarche de rencontre, renforçant les liens de proximité… et la lutte féministe !
Martha Gilson
(1) Voir par exemple Sorcières, sages-femmes et infirmières, Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Cambourakis, 2015, 128 p.
Brasserie Béglaise
19 rue Paul-Langevin
33130 Bègles
Tél. :06 52 86 82 21
brasseriebeglaise@gmail.com
Les bulles au service des luttes
Les « brassins solidaires » se multiplient depuis quelques années, façon originale d’apporter une aide financière à des causes sociales ou écologiques. La plus connue est certainement la bière des Faucheurs, portée par la Confédération paysanne pour soutenir financièrement les luttes des Faucheurs volontaires d’OGM. Produite par La Choulette, là chaque bière vendue, 1 euro est reversé au mouvement. D’autres brasseries, plus militantes, se sont lancées dans des brassins en soutien aux Faucheurs, notamment la brasserie Garland, dans le Tarn, ferme brassicole qui produit son orge et son houblon.
En 2018 en Belgique, une rencontre entre des personnes sans-papiers et des associations a débouché sur la création de la bière des 100 PAP pour aider ces personnes en difficultés financières. Des personnes sans-papiers s’investissent dans le brassage de cette bière solidaire, produite à la Brasserie Trois-Fontaines depuis près d’un an. La vente permet à des squats de continuer à fonctionner en aidant à financer la rénovation de bâtiments occupés. Il n’est pas rare que des brasseries s’engagent dans la production de brassins solidaires ; ainsi, Skumenn a créé un brassin unique, Mayday, dont les bénéfices sont intégralement reversés à deux associations (Bienvenue et Un toit c’est un droit), dont la mission est d’accueillir et accompagner des personnes migrantes dans le bassin rennais. La bière, compagnonne des luttes !