Via des coopératives de récupérateurs informels, certaines villes du Sud arrivent à combiner une réelle collecte des déchets, gratuite pour les riverain·es, et un tri performant. Au Maroc, à Rabat, la coopérative At-Tawafouk est une des coopératives les plus abouties dans ce domaine.
La difficile prise en charge des déchets ménagers
Si les déchets ménagers ne représentent qu’une faible partie de la production totale de déchets dans le monde (moins de 10 % en moyenne), leur tri et valorisation posent de nombreux défis, dus à leur grande diversité : déchets organiques, plastiques, métalliques, etc. Pour y faire face, les pays occidentaux ont majoritairement opté pour un service public de ramassage et de tri des déchets, payé directement par les contribuables. Dans les pays des Suds, de timides initiatives de ramassage public existent, mais majoritairement, la collecte se fait via des récupérateurs informels : catadores au Brésil, kacharawala en Inde, etc. Ces récupérateurs ne sont pas payés par la municipalité mais tirent leur subsistance de la vente des matériaux les plus facilement valorisables, aluminium et carton notamment. La collecte peut parfois être très effective, mais les conditions de travail sont régulièrement dénoncées : précaires économiquement, vulnérables sanitairement. Les récupérateurs informels qui travaillent soit dans des décharges à ciel ouvert soit dans la rue, fouillant les poubelles, souffrent par ailleurs souvent d’un stigmate social important. Une troisième voie semble cependant être en train d’émerger, via des coopératives de récupérateurs informels.
Un tri efficace
Deux chaînes de tri fonctionnent en parallèle au sein de la coopérative At-Tawafouk et divisent les déchets en cinq flux. En amont, quand les camions-poubelles arrivent, les déchets organiques sont séparés et enfouis dans la décharge voisine, gérée par Pizzorno Environnement. Un récupérateur à barbe blanche explique comment le tri est effectué : « d’abord les cartons et papier, ici le PET, là le PVC (polychlorure de vinyle) enfin l’aluminium et les souliers usés ». Quand on sait les difficultés que rencontrent la plupart des pays européens pour trier et recycler leurs plastiques, l’efficacité de ce tri manuel ne peut que forcer l’admiration. (1)
Un modèle économique florissant malgré l’absence de financement public
Les récupérateurs informels de la ville, et de sa jumelle Salé, au Nord de Rabat, se sont constitués en coopérative dès 2010. Ils étaient 156 et ont mis en commun leurs maigres économies, (16 000 dirhams, soit environ 1 700 euros), ce qui leur a permis d’être opérationnels dès 2011. Les premières années, la situation économique a été très difficile : « parfois, on ne pouvait payer les salaires qu’un mois sur deux », se souvient Yacine, ancien récupérateur devenu directeur de la coopérative. Aujourd’hui cependant, la situation est bien différente, et la coopérative florissante. Les salaires des désormais 151 salarié·es, dont 27 femmes, sont désormais payé·es chaque mois, et tous les salarié·es gagnent 2750 DH (254 euros), ainsi qu’une prime pour l’Aïd de 1700 DH (157 euros), ce qui est considéré comme décent par les salarié·es dans un pays fortement touché par le chômage et où le salaire médian s’élevait en 2018 à 2712 DH.
Ne recevant aucune subvention publique, le modèle économique de la coopérative repose entièrement sur la vente des déchets triés, qui sont ensuite exportés un peu partout pour être recyclés. La plupart des plastiques partent ainsi dans des balles de 80 kgs aux États-Unis, faute d’infrastructure ad hoc dans le pays – une aberration écologique. Avec un chiffre d’affaires annuel de plus de 6 millions de dirhams, la coopérative arrive ainsi à dégager un bénéfice net de 130 000 dirhams.
Une gouvernance exemplaire ?
Tou·tes les salarié·es étant également adhérent·es de la coopérative, ils et elles votent chaque année et décident de garder ou réinvestir ces bénéfices. Jusqu’à présent, le choix a presque toujours été de réinvestir pour agrandir et pérenniser l’activité de la coopérative, sauf en 2015, où les salarié·es ont choisi de redistribuer 40% des bénéfices.
Les salarié·es travaillent 6 heures par jour, 6 jours sur 7 (tous les jours sauf le dimanche). Le temps de travail est organisé en 3 shifts : 6h-12h ; 12h-18h ; 18h-minuit. À minuit, les machines s’arrêtent et une équipe de nettoyage prend le relais. Par ailleurs, la plupart habitant loin de la coopérative et ne disposant pas de véhicule individuel, deux mini-bus ont été achetés pour parcourir les 15 à 20 kilomètres qui les séparent de la coopérative.
Des élections ont lieu tous les 2 ans pour élire le directeur ou la directrice. Yacine a été choisi dès le début car il représente un « modèle » : il a lui-même travaillé comme récupérateur dès l’âge de 14 ans, à la mort de son père. Puis il est allé à l’université et a obtenu une licence d’histoire. C’est également la coopérative qui fixe son salaire, le double des autres salarié·es, soit 5 500 DH (508 euros). Yacine s’en excuse presque d’ailleurs : « mais je travaille beaucoup ». Nous tenons à le rassurer : si tou·tes les dirigeant·es d’entreprise gagnaient seulement le double de leurs salarié·es, beaucoup de problèmes seraient éradiqués !
Malgré une croissance constante du chiffre d’affaire et du volume des flux de déchets, les adhérent·es ne souhaitent cependant pas développer l’activité pour l’instant et rechignent à embaucher de nouve·lles salarié·es.
Et l’avenir ?
Yacine est relativement confiant sur l’avenir de la coopérative. Sa plus grande crainte est cependant que le tri à la source soit instauré au Maroc. Une peur qui ne doit pas nous faire oublier que toute solution technique apportée à la problématique des déchets, pour bénéfique qu’elle soit, porte en elle le risquede faire oublier l’enjeu principal : la réduction drastique des déchets.
Fanny Verrax
(1) Sur le site opèrent également des travailleu·ses qui ne font pas partie de la coopérative mais permettent un tri plus fin des plastiques, à la demande des client·es. Ils et elles ne portent pas le même uniforme et ne jouissent pas des mêmes conditions de travail que les salarié·es de la coopérative. En aval, ce qui reste est envoyé au cimentier Lafarge qui les incorpore au ciment.
Merci à Mustapha Aizatraoui, enseignant-chercheur en géographie humaine à l’Université Sultan Moulay Slimane à Beni Mellal, qui m’a ouvert les portes de la coopérative et a joué le rôle d’interprète. Cette visite n’aurait pas été possible sans lui.