Dans un régime démocratique, les libertés de vote, d’expression, de manifestation, de grève, de conscience et d’association sont apparemment garanties. Des mécanismes de « dialogue social » ont été institués, dans le travail parlementaire, le paritarisme ou les négociations collectives. Et la défense des droits fondamentaux est une réalité juridique. Dans ces conditions, certain·es ne voient pas pourquoi l’expression d’un mécontentement devrait prendre les allures de la désobéissance, et peuvent même s’inquiéter d’un geste qui remet en cause le principe même de la démocratie, à savoir le fait que la minorité s’engage à accepter la légitimité de ce qu’une majorité décide, en attendant une éventuelle alternance.
Pourquoi occuper collectivement et publiquement des logements vacants, recouvrir et débrancher de façon festive des panneaux publicitaires interactifs dans le métro, revendiquer publiquement le refus collectif de pucer son troupeau, etc. ? La désobéissance civile s’impose quand on a épuisé l’expression du désaccord par les moyens politiques classiques : elle est une mise en cause non-violente et radicale d’un pouvoir devenu sourd à la contestation, d’une démocratie qui s’est dévoyée en oligarchie.
Une manifestation d’espoir démocratique
« La désobéissance civile redit que c’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle l’assentiment du citoyen à la société. Il ne l’a pas donné en quelque sorte, une fois pour toutes. Non que cet assentiment soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation – il est traversé par le dissentiment. », écrit Sandra Laugier. (2)
La désobéissance civile apparaît, comme en 2011 avec les occupations de places en Grèce, en Espagne, aux États-Unis, en Égypte etc., comme manifestation, de révolte mais aussi d’espoir, contre celles et ceux qui désespèrent de la démocratie. La désobéissance en démocratie n’est pas un refus de la démocratie, au contraire ; ni même sa limite. Elle est liée à la définition même d’une démocratie comme forme de vie.
Un moteur démocratique par la création et la défense de droits
Une loi est le plus souvent le résultat d’un rapport de force, le droit du travail par exemple s’est construit grâce à la lutte des travailleurs et des syndicats (droit de grève, réduction du temps du travail…). Très souvent aussi les pratiques des citoyen·nes évoluent plus vite que la loi, notamment pour les mœurs : l’IVG s’est pratiquée clandestinement jusqu’à ce que le droit à l’avortement soit reconnu grâce au courage des femmes, les unions homosexuelles et l’éducation des enfants au sein de ces unions ont poussé la société à légiférer sur ces sujets. Souvent la loi vient entériner des pratiques sociétales. Les mentalités évoluent plus vite que les dispositifs législatifs. Les pratiques de désobéissance civile accentuent ce phénomène en dénonçant des lois injustes et en œuvrant pour le changement de la loi (réglementation sur l’exploitation du gaz de schiste, sur les OGM…). En dénonçant des injustices et des discriminations elle crée du droit et défend des droits et contribue ainsi à plus de démocratie et d’équité sociale et politique. L’opinion publique est d’autant plus à même de soutenir les causes mises en avant et défendues par la désobéissance civile que celle-ci s’inscrit dans une stratégie de lutte non-violente. L’organisation d’une fête d’échange libre de semences agricoles (interdit par le droit de la propriété écrit pour les multinationales) peut difficilement être criminalisée aux yeux de la société par exemple.
De nouvelles formes d’organisation politique
La démocratie représentative est aujourd’hui discréditée, des nouvelles formes de démocratie émergent, notamment dans les pratiques de contestation et de résistance (occupation des espaces publics lors des Printemps arabes par exemple, mouvement des Gilets jaunes...). Ces nouvelles formes sont pensées et expérimentées moins comme forme de gouvernement, ou même comme idée ou idéal institutionnel, que comme forme de vie. C’est une tout autre manière de penser et pratiquer la politique, sur le modèle d’une communauté de langage, de conversation, qui n’implique pas un consensus, mais aussi des désaccords, du dissensus.
La démocratie s’invente sur le terrain dans la conjugaison de voix dissidentes et singulières, sans en supprimer l’irréductible pluralité. Ce qui suppose de ne pas se donner de chef, de porte-parole, de délégation. De récuser, également, le principe du vote à la majorité. La démocratie « réelle » est bien advenue, ici, maintenant, lors de l’occupation des places. Un groupe démocratique doit fonctionner sur le modèle de ce qu’il réclame, proclame, par la mise en œuvre de l’égalité. Ces nouvelles formes d’organisation politique induisent l’idée que chacun·e a la même compétence politique, d’autant plus s’il ou elle est spécifiquement concerné·e par une question qui travaille sa vie quotidienne, ordinaire.
Alors pourquoi désobéir en démocratie ? Cela s’impose quand on n’a plus dans la vie publique les conditions de la conversation où l’on pourrait raisonnablement exprimer son différend, quand on est dépossédé de sa voix et du langage commun. Une manière d’en reprendre possession est la désobéissance civile, comme revendication publique assumée à titre personnel et collectif. Le libre arbitre et la vigilance sont les conditions d’une société juste. Albert Ogien et Sandra Laugier considèrent (1) non seulement que la désobéissance civile est compatible avec la démocratie, mais qu’elle en constitue une dimension essentielle, un critère. La désobéissance civile c’est la responsabilité que nous avons tou·tes, de refuser l’injustice et de ne pas nous soumettre à des décideurs ou des lois qui iraient à l’encontre de toute notion de justice, d’équité et de respect de la condition humaine. La désobéissance civile, c’est reprendre conscience de notre pouvoir d’action et refuser que des injustices soient commises en notre nom.
Yvette Bailly
(1) Auteur·es de Pourquoi désobéir en démocratie (La Découverte, 2011) et Le principe démocratie (La Découverte, 2014).
(2) Pourquoi désobéir en démocratie, page 39.