L’article de Wikipédia sur la pauvreté commence par ces mots : "La pauvreté est un terme désignant la situation d’une personne, d’un groupe de personnes, d’une famille, d’une communauté ou d’une société qui ne dispose pas des ressources suffisantes pour lui permettre de vivre normalement." Cette définition ouvre un premier champ de questions car qu’appelle t-on "des ressources suffisantes" ? et qu’est ce que "vivre normalement" ?
Faut-il chercher à s’enrichir ?
La Banque mondiale (BM) quant à elle définit la pauvreté par des chiffres : "en 2018, 800 millions d’humains vivaient en situation "d’extrême" pauvreté, avec moins de 1,90$ par jour et près de la moitié de la population mondiale (46 %) vit avec moins de 5,50$ par jour et sont donc considérés comme pauvres".
La pauvreté est ici réduite à l’impossibilité de consommer dans un système qui n’est fondé que sur la consommation. Faire en sorte que l’ensemble de la population mondiale vive avec plus de 5,50$ par jour n’a pas les mêmes conséquences si cela se fait en accroissant le volume global de production de biens et de services, ou si cela résulte d’une meilleure répartition des ressources produites. Seule la seconde option est soutenable écologiquement et socialement.
En outre, dans cette définition de la pauvreté exclusivement basée sur le montant des revenus, les populations vivant en tout ou partie hors du marché monétaire, comme les paysan·nes en auto-subsistance, sont ignorées. L’agro-économiste François de Ravignan citait la situation des exploitations agricoles polonaises au moment où la Pologne est entrée dans le marché commun : 40% de ces exploitations ne vendait rien. Ces paysan·nes produisaient pour leur propre consommation, en complétant par des échanges informels.
Pauvreté vernaculaire et pauvreté industrialisée
Les définitions usuelles de la pauvreté ne font pas de vraie différence entre pauvreté, indigence et misère. Majid Rahnema, dans son livre Quand la misère chasse la pauvreté distingue pourtant plusieurs façons de vivre la pauvreté : la pauvreté conviviale des sociétés vernaculaires, la pauvreté volontaire et la pauvreté modernisée des sociétés industrialisées.
Dans les sociétés vernaculaires, où la sphère économique n’a pas la primauté mais est enchassée dans un tissu complexe de relations familiales et sociales, de mythes, de coutumes, de traditions, la pauvreté conviviale est un mode de vie, elle n’est pas individuelle mais collective. Véritable économie et partage des ressources disponibles, elle protège ces populations de la nécéssité. Le pauvre au sens de malheureux, c’est celui qui se retrouve à l’écart des relations sociales.
La révolution industrielle et l’essor des sociétés de marché modernes ont certes permit la production démesurée de biens et de services, mais aussi de besoins toujours nouveaux et de raretés induites,
car ce système techno-économique est uniquement orienté vers l’accumulation et la concentration du capital. C’est la fascination, alimentée par la fabrication de l’envie, pour ces biens et services, disponibles mais inaccessibles, qui crée la frustration au coeur de la pauvreté modernisée.
C’est l’intégration au marché qui engendre la misère
Si la misère est la perte des moyens d’agir face à l’adversité, c’est alors souvent la lutte "moderne" contre la pauvreté, en poussant à l’intégration au marché, qui engendre la misère, notamment en empêchant l’accès des populations à un moyen de subsistance (des ressources naturelles, l’accès à la terre), en monétarisant des échanges qui ne l’étaient pas encore et en rompant les liens de solidarité par la course individuelle au profit. "Ce n’est pas en augmentant la puissance de la machine à créer des biens et des produits matériels que ce scandale [de la misère] prendra fin, car la machine mise en action à cet effet est la même qui fabrique systématiquement la misère. (...) Une transformation radicale de nos modes de vie, notamment une réinvention de la pauvreté choisie, est désormais devenue la condition sine qua non de toute lutte sérieuse contre les nouvelles formes de production de la misère.” (1)
Refusons la misère, developpons la pauvreté conviviale !
Collectif Paul et mieux
Pour une extension du vernaculaire !
Dans le monde romain, est vernaculaire tout ce qui est confectionné, tissé, élevé à la maison et destiné à l’usage domestique plutôt qu’à la vente. C’est Ivan Illich qui est allé rechercher ce terme et a élargi son champ d’application. Dans Le Travail fantôme, en 1981, il explique : "Il nous faut un mot simple, direct, pour désigner les activités des gens lorsqu’ils ne sont pas motivés par des pensées d’échange, un mot qualifiant les actions autonomes, hors marché, au moyen desquelles les gens satisfont leurs besoins quotidiens– actions échappant, par leur nature même, au contrôle bureaucratique, satisfaisant des besoins auxquels, par ce processus même, elles donnent leur forme spécifique".
L’activité vernaculaire répond aux besoins, génère des usages en utilisant des ressources locales et par la mise à disposition gratuite de temps et de compétences entre personnes librement alliées. Elle favorise et valorise ainsi la cohésion sociale des communautés alors que le marché isole de part des intérêts divergents.
Dans les territoires industrialisés, la sphère du vernaculaire est très réduite à cause de la privatisation de l’accès aux ressources naturelles mais nous pouvons chercher à l’étendre. Bien que ce ne soit pas revendiqué comme tel, ce qui est réellement novateur dans les pratiques de certaines alternatives comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (gestion collective de la filière bois de l’arbre à la construction, entretien librement partagé des potagers, mise en commun d’outils, bibliothèque commune, non marché) peut être analysé comme extension du vernaculaire.
(1) Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, éd. Babel/Actes Sud, p.15.