Silence : Vous expliquez l’importance d’avoir un minimum de personnes dans les projets autour des coopératives d’habitants (idéalement 500) : "Les gens peuvent communiquer de manière informelle avec 150 personnes au maximum. La taille idéale du groupe doit donc être plus importante de manière à créer une pression systémique pour un flux conscient d’informations qui permettent d’éviter les magouilles, le népotisme et les formes de domination mafieuses" (p.84). Cela évite de "payer toutefois le prix d’une trop grande proximité et d’un trop fort contrôle social" (...) "Une certaine taille est nécessaire également pour l’économie domestique et la possibilité d’une gestion et une répartition du travail efficace" (p.85). Comment se fait-il que le premier projet se soit fait avec un nombre de personnes finalement plus faible qu’espéré ?
Hans Widmer : On n’a pas trouvé un terrain adapté au projet de départ. Avec 260 personnes dans le premier ensemble, on constate que c’est difficile de maintenir un certain niveau de travail volontaire en interne. Même pour faire fonctionner un petit magasin alimentaire. Mais, en tout cas, on fait ce qu’on peut.
Dans les deux livres, vous affirmez que les collectifs, pour agir, doivent être en milieu urbain. Que pensez-vous de Longo Maï, en France, mis en place dès les années 1970 par des Suisses alémaniques, des Allemand·es et des Autrichien·nes, dont les analyses sont proches, avec un choix prononcé en faveur de l’autonomie, mais qui pensent qu’il faut s’installer à la campagne ? Contrairement à votre choix urbain, chacun des groupes (dont le plus gros, à Limoux, dans les Hautes-Alpes, réunit environ 120 personnes) a une activité agricole de subsistance et des activités spécialisées (un groupe dans le vin, un autre dans les vêtements, etc.) et ils font du troc entre eux. Ils ont tous une activité politique forte (accueil de migrants, Radio Zinzine).
Il y a aussi de beaux projets qui ne correspondent pas à notre modèle. Mais, à mon avis, ils ne sont pas généralisables. Je ne crois pas à une autonomie locale déconnectée des villes.
Début novembre 2019, nous avons animé un forum Neustart Schweiz à Bâle. Parmi les 120 participant·es qui sont venu•es de toute la Suisse et d’Allemagne, il y avait pas mal de gens de petits villages alpins ou jurassiens, un nombre disproportionné comparé avec les habitant•es de grandes villes. Il est possible que la reprise de notre conception (avec coopérative de village, microcentre, agriculture proche, etc.) puisse être utile mais au fond, stratégiquement, je pense que c’est totalement inefficace. Une majorité de la population mondiale habite dans des villes ou autour. Les projets ruraux sont certes sympathiques, mais largement nostalgiques d’une situation rurale qui n’existe plus.
Vous citez les groupes de transition et Rob Hopkins (1). Comme pour Kraftwerk, il semble que même les groupes plus actifs, les plus soutenus par les élus locaux, se heurtent à un mur invisible : au-delà d’un certain nombre d’actions (tolérables par le capitalisme ?), il semble difficile d’aller plus loin. Quelles idées permettraient de contourner les obstacles ?
Il ne faut pas s’enfermer dans un discours politique sectaire mais proposer des projets qui sont sympathiques même pour des gens du courant dominant ou de la droite populiste (ainsi, mes dessins de quartiers coopératifs plaisent à tout le monde).
En 2016, la ville avait proposé de raser des maisons familiales pour construire trois immeubles de 20 étages permettant de loger 2 000 personnes. Nous avions fait une contre-proposition, avec trois immeubles coopératifs de seulement 5 à 8 étages, conservant le projet d’école. Les propriétaires de ces petites maisons étaient scandalisés de notre intervention "autoritaire et non issue d’une consultation des habitants“. Deux ans de discussion plus tard, ces mêmes propriétaires ont créé une coopérative avec le but de démolir successivement leurs petites maisons (qu’ils n’aimaient pas vraiment) et de les intégrer dans trois coopératives dont l’une serait gérée par Nena1, une nouvelle coopérative d’habitation (2).
Ces propriétaires étaient considérés par le gouvernement (rouge-vert) comme des réactionnaires égoïstes de droite. Mais le gouvernement, avec son idéologie Le Corbusier-logements pour le prolétariat-ligne claire-modernisme Bauhaus, s’est avéré plus conservateur qu’eux. Cela a fait un peu de bruit à Zurich ! Des propriétaires prêts à sacrifier leur maison individuelle pour des coopératives… Je pense que c’était une première mondiale.
Avec cette municipalité de gauche et écologiste, vous bénéficiez d’une certaine bienveillance. Il y a actuellement tout un débat entre des partisans du dialogue avec les politiques (Cyril Dion, villes en transition, EELV) et ceux qui n’y croient pas ou plus (activistes des ZAD, Ende Gelände en Allemagne, Extinction Rebellion en Grande-Bretagne...), avec tout un panel de démarches intermédiaires (Alternatiba, Amis de la Terre). Comment se positionner entre la nécessité de ruptures franches avec le capitalisme et le besoin de dialogue avec ceux qui contribuent à faire tourner le système ?
Au niveau local, on ne doit pas se positionner mais proposer des projets réalisables. Nous avons des contacts avec les organisations mentionnées via des mouvements comme newalliance.earth (3). Kraftwerk1 est par définition apolitique — mais pas ses membres !
Vous écrivez : "Un flux important d’énergie demande plus d’investissements sociaux pour contrôler et maîtriser sa production et ses utilisations. Il y a donc plus de pouvoir en jeu et, en règle générale, ce sont ceux qui sont déjà du coté du pouvoir qui en profitent" (p.116). Et par ailleurs, vous souhaitez poursuivre dans la voie des hautes technologies : "Notre avenir ne sera pas fondé sur le low-tech ni sur un retour au Moyen Âge" (p.33). Vous semble-t-il envisageable de faire de la haute technologie sans beaucoup d’énergie ? Comment relocaliser la fabrication d’un simple vélo alors qu’il n’existe que deux fabricants, situés en Inde, pour les chaînes de vélo ? (4).
Il ne faut pas tout relocaliser. Dans Une Proposition, j’émets l’idée qu’il faut une attribution de fonctions à une structure territoriale hiérarchisée (du glomo1, l’îlot d’habitation, anciennement bolo, jusqu’au glomo5 — la planète). J’imagine qu’une future organisation planétaire pourrait fournir des vélos à tout le monde.
"Jouir ensemble plutôt que de renoncer individuellement" (p.75). Vous montrez dans votre deuxième livre que partager les véhicules, les espaces, les outils, permet de diminuer de manière importante notre poids sur la planète tout en disposant finalement d’un plus grand confort. Mais cela peut-il suffire pour revenir à une empreinte écologique raisonnable ? Et cela ne donne-t-il pas des arguments à un capitalisme qui est déjà en train de promouvoir la voiture ou le vélo partagé ?
Je partage votre scepticisme. Cela ne suffit pas, c’est évident, c’est seulement un aspect. Comme on peut le voir dans notre analyse dans Die Andere Stadt (L’Autre ville, p. 107), la consommation de viande de bœuf est le facteur le plus important. Ensuite viennent la consommation de logement (volume, construction, chauffage), et les transports. Il faut choisir entre la survie de la planète et la voiture.
Lors d’un dossier sur les écoquartiers en octobre 2013 (5), nous montrions que le quartier Vauban à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne) avait connu trois phases de développement : dans un premier temps, les alternatifs ont squatté les bâtiments de l’ancienne caserne et c’est là aujourd’hui que l’on retrouve les initiatives les plus radicales, puis plusieurs coopératives d’habitants se sont installées près de ces bâtiments, ainsi que des maisons d’architectes expérimentales ; enfin, la fin du quartier a été confiée à des promoteurs qui ont bâti des bâtiments énergétiquement performants sans rien d’autre d’alternatif. Bref, il y a eu une sorte d’épuisement des candidat•es pour vivre dans ce quartier. Est-ce qu’au niveau des trois réalisations actuelles de Kraftwerk, on observe le même degré d’engagement que les premiers initiateurs de la coopérative ou a-t-on également une sorte d’affaiblissement politique et donc de réintégration dans le système ?
Déjà, nous n’avons jamais eu d’appartement vide. Les réactions des visiteu·ses sont intéressantes. Le premier jour, ils et elles disent : je ne pourrai jamais vivre dans cet immeuble moche. Après elles et ils ne veulent plus partir. De fait, il y a beaucoup de projections sur ces projets : collectivisme, amour libre, assemblées permanentes, ascétisme obligatoire, contrôle social, etc. Or, rien de tout cela n’est appliqué. Comme nous sommes trop petits par rapport au besoin d’engagement, celui-ci varie avec le temps, mais il existe toujours. Il y a toujours de nouvelles initiatives, comme le terrain vague à côté, que nous avons aidé à animer depuis cinq ans.
Si un large mouvement se développait à base de bolo ou de glomo, il y aurait forcément agrégation de personnes de moins en moins engagées. Comment s’adresser à tout le monde, tout en gardant l’objectif principal qui est de rompre avec la machine capitaliste ?
Je suis en train d’écrire un essai (long) sur le sujet : Pourquoi est-ce que nous avons toujours le capitalisme ? Dans ce livre, je discute des questions autour de la rupture avec le capitalisme. Il faut avoir conscience que cela pourrait aussi signifier un résultat pire qu’actuellement : un nouvel autoritarisme, un fascisme, quelque chose d’une violence inouïe (voir ce que fait déjà Trump). J’ai le soupçon — comme l’aborde le Manifeste accélérationniste (6) — que le capitalisme comme système de création de richesse n’existe plus en réalité (comme l’analyse la pensée marxiste) mais seulement en nom. Le capitalisme — comme déjà l’agriculture — est devenu un projet de subventionnement étatique. La plus-value est réalisée de plus en plus par les impôts, surtaxes et prix manipulés (comme pour l’essence, qui a provoqué la révolte des Gilets jaunes ou les tickets de métro et la révolte au Chili). La richesse provient de ce qui est payé par les contribuables, pas de leur travail. Bon, nous n’y sommes pas encore, mais il faut se poser cette question. Peut-être qu’un jour, il faudra faire des manifestations pour le capitalisme !
Après deux livres et trente ans de développement du projet Kraftwerk-1, sentez-vous que ce retour aux voisinages et aux communs soit atteignable avant qu’il ne soit trop tard ?
Je me suis inspiré, entre autres, des réflexions de Bruno Latour dans le Manifeste compositionniste (7) pour écrire un nouveau roman. J’y ai pris des idées surtout en ce qui concerne l’importance du territoire. Mes glomo1 (îlots d’habitation), sont tous des unités de territoire, sur lesquels peut s’établir un nouveau métabolisme social intégré (évitons des termes comme économie, alternative, ou même socialisme démocratique). J’ai constaté que, si on présente cette proposition de manière politiquement neutre, sans enthousiasme, basé sur quelques faits, les gens sont prêts à y participer (comme c’était d’ailleurs le cas déjà pour Kraftwerk-1).
En notes :
(1) Voir Le Manuel de transition, Rob Hopkins, éd. Ecosociété / Silence, 2010.
(2) Nena1, coopérative de construction et de logement, Zinistrasse 10, CH 8004 Zurich, https://nena1.ch/ (en allemand)
(3) www.newalliance.earth/ (en français, entre autres)
(4) Voir les excellents livres de Philippe Bihouix, L’Âge des low-tech et Le Bonheur était pour demain.
(5) Voir "Les limites des écoquartiers", Silence no 416, octobre 2013, que l’on peut lire en PDF sur notre site.
(6) www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/
(7) www.cairn.info/revue-multitudes-2011-2-page-38.htm?contenu=article
En encart
Les deux livres :
* Bolo’bolo, P.M. éd. L’Éclat, 2013 [1983, 1998], 240 p. 15 €
*Voisinages et communs, P.M. éd. L’Éclat, 2016, 190 p. 12 €
Choisir l’habitat partagé — l’Aventure de Kraftwerk
Adrien Poullain
Ce livre retrace, avec plans et photos, la genèse de la coopérative Kraftwerk-1. Il montre intelligemment ce qui a été réussi, ce qui a été abandonné et ce qui peut encore arriver. La dernière partie rappelle la situation en France et la difficulté à transposer un tel modèle. Une suite logique à notre dossier.
Éd. Parenthèses, 2018, 188 p., 24 €