Silence : Des projets de « smart cities » sont expérimentés dans plus de 25 agglomérations en France, de Paris à Lannion. Que sont les « smart cities » exactement et depuis quand sont-elles apparues dans le pays ?
Martin Drago : À La Quadrature du Net, nous avons commencé à nous intéresser à l’usage des nouvelles technologies dans l’espace urbain depuis à peu près deux ans. Cela concerne aussi bien l’analyse des « big data » (1) que l’intelligence artificielle. Dans ce volet existe l’aspect des « villes connectées ». Difficile d’en connaître l’arrivée exacte ici, en France. Une vraie opacité est créée autour de ces expérimentations. On ne sait pas non plus exactement ce qui est fait.
Qu’est-ce que c’est par exemple ? Cela peut permettre de surveiller des manifestations ou de suivre des individus dans une foule… À Marseille, on est dans cette idée-là avec l’observatoire « Big data » de la tranquillité publique (NDLR : lancé par la mairie en décembre 2017). Un maximum d’informations est récupéré dans de nombreux domaines : transports en commun, applications mobiles, réseaux sociaux, opérateurs téléphoniques… Tout cela est analysé pour « aider » à une meilleure gestion de la ville. Ces machines permettent de prédire ce qui se passera dans le futur et là, c’est magique ! Je suis bien sûr ironique en disant cela mais ce fantasme-là de gestion urbaine par les collectivités existe bel et bien.
Silence : Dans un entretien accordé au journal Le Monde le 19 décembre 2018, Marc Darmon, directeur général adjoint de l’entreprise d’aérospatial et de défense Thalès, impliquée dans plusieurs projets « smart cities », concède que « la sécurité est avec la mobilité le pilier le plus réaliste de la smart city ». Quels sont les exemples les plus frappants de ce volet sécuritaire ?
Martin Drago : Ces problèmes arrivent lorsqu’on laisse la gestion des villes à des algorithmes développés par des entreprises privées ! Il y aura toujours un pendant sécuritaire. Un exemple intéressant est celui des applications mobiles dite « citoyennes » où l’on peut prévenir les services de la ville pour débarrasser les poubelles, lorsqu’il y a des incidents, etc. Une fois alertés, ils arrivent tout de suite. Cela n’a pas l’air méchant à première vue. Mais qu’est-ce qu’un incident ? La dérive arrive là : est-ce qu’une personne peut contacter la municipalité si elle trouve qu’un sans domicile fixe fait trop de bruit ?
À Nice toujours, un projet était prévu sur la reconnaissance d’émotions. Le logiciel, développé par la start-up française Two-i , analyse les émotions en temps réel à travers les caméras de surveillance des transports en commun et pourrait signaler les visages inquiets. Pourquoi ? On ne le sait pas… L’idée a été retoquée mais l’édile Christian Estrosi veut revenir à la charge ! Selon l’élu, la sûreté de ses citoyen·nes passe par la surveillance, bien qu’aucune preuve ne corrobore ses propos. La ville dénombre le plus de caméras de surveillance de France (2) or, cela n’a pas empêché l’attentat du 14 juillet 2016 d’arriver. Une confusion est créée autour de la notion de sûreté. Sa définition veut dire « lutter contre l’oppression de l’État » d’après l’article 2 tiré de la déclaration des droits humains de 1789.
Même chose : Thalès explique que leur projet de « safecity » (NDLR : installation de caméras prédictives, détecteurs de coups de feu ainsi que détecteurs de présence) réduit la criminalité. La société se base sur un de leurs projets situé à Mexico. Mais quand on regarde les chiffres de plus près, on s’aperçoit plutôt du contraire… Surgit une autre question : doit-on faire confiance aux algorithmes pour rationaliser l’espace public ? À La Quadrature du Net, on ne le pense pas. Les entreprises qui les génèrent ont des buts lucratifs, non applicables aux êtres humains. Les algorithmes cherchent la fluidification des déplacements en ville. Cependant, on croit à l’importance de la déambulation, où l’on se promène au fil du hasard… Et ça, les algorithmes ne le comprendront jamais.
Silence : La municipalité niçoise est très fière de promouvoir sur son site internet qu’elle fait partie des cinq premières « safecity » au monde. Est-ce que ces « smart cities » sont un moyen pour les agglomérations d’attirer des entrepreneu·ses ?
Martin Drago : Oui, en effet !
Silence : Vous trouvez également que ces expérimentations participent à la militarisation progressive de l’espace public…
Martin Drago : Les outils et les algorithmes ont d’abord été développés à des fins militaires. Ce n’est pas anodin si des entreprises comme Thalès ou Verney-Carron, qui vend les LBD (lanceurs de balles de défense) utilisés par la police lors des manifestations, sont impliquées dans ces partenariats public-privé.
Silence : Que reproche La Quadrature du Net à la Cnil ? Elle a pourtant fait arrêter deux projets, celui-ci ainsi qu’un projet de détections de bruits « anormaux » à Saint-Etienne où devait être installé une cinquantaine de micros…
Martin Drago : L’institution manque de courage politique. Concernant l’expérimentation à Marseille, elle a pris la décision en novembre 2019, alors que nous dénoncions ce projet depuis février 2018. L’argumentation qu’elle a donné, nous l’avions depuis longtemps lorsque nous avons fait un recours au tribunal administratif de Marseille. Oui, c’est très bien qu’elle se prononce contre ces deux projets mais de nouveaux pullulent chaque jour. De plus, son influence s’est largement affaiblie depuis sa création à la fin des années 1970. Elle avait auparavant un vrai pouvoir d’autorisation, elle n’est consultée que de façon consultative désormais.
Silence : Comment collectivement lutter face à tout cela ?
Martin Drago : Il y a trop de projets pour pouvoir tout suivre. La quantité est énorme. Alors récupérer et analyser les informations à ce sujet, lutter pour la transparence, représente déjà un combat en soi. C’est pour cette raison que La Quadrature du Net a lancé la campagne Technopolice en septembre 2019 en partenariat avec plus d’une dizaine d’organisations, dont la Ligue des droits de l’homme, la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves) et le syndicat CGT-Educ. En plus d’un manifeste, nous avons lancé une plate-forme en ligne afin d’effectuer une veille en commun et organiser des actions au niveau local.
Une partie du collectif a tracté au lycée Ampère à Marseille à la rentrée scolaire 2019-2020 pour dénoncer un projet de portail de reconnaissance faciale : une caméra devait être installée à l’entrée pour autoriser seulement l’accès aux lycéen·nes de l’établissement. Or, interrogé·es par les membres sur place, certain·es élèves n’étaient pas au courant de ce nouveau dispositif. Là-bas, des parents d’élèves dénonçaient déjà ce projet depuis 2018 mais il a fallu que la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés), chargée de veiller aux libertés numériques, donne son avis en novembre pour que la Région Sud (NDLR : ex-Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur) arrête l’expérimentation. Mais ses recommandations n’interviennent qu’à titre indicatif. Si elle l’avait voulu, la Région aurait très bien pu continuer et ne pas se laisser faire puisque cette expérimentation devait être étendue à tous les établissements secondaires de la région. La Cnil est une institution poussiéreuse et vieille…
Propos recueillis par Manon Deniau
(1) Les « big data » signifient les données gérées par des algorithmes informatiques.
(2) Selon un recensement du club prévention-sécurité du journal La Gazette des Communes réalisé en 2013, Nice était la première ville en nombre de caméras de surveillance. Elle dénombre une caméra pour 450 habitant·es tandis qu’à Paris, c’est une caméra pour 2 050 habitant·es ou encore 1 850 à Lyon.
Difficile de savoir d’où vient précisément l’origine des « smart cities ». Elle proviendrait probablement des États-Unis au début des années 1990. Ce qui est sûr cependant, c’est que la notion a été démocratisée notamment par l’entreprise IBM, spécialisée dans l’informatique. À l’époque, la société américaine a du mal économiquement. Cette dernière trouve la parade et impose en une dizaine d’années sa définition de « ville hyperconnectée », un espace où tout serait en lien : transports, gestion de l’eau, de l’énergie… Tout cela pour des raisons pécuniaires. « Il faut bien comprendre la chaîne de cause à effet : la collecte de l’information et son traitement (qui nécessiteraient ici les solutions IBM, en termes de capteurs, de matériels numériques, d’algorithmes et d’ingénierie) permet l’efficacité optimale, cette fameuse ’efficience’ (efficiency) qui apparaît comme la vertu cardinale d’une métropole prospère », développe le géographe Michel Lussault (1).
Bien entendu, ses ambitions se veulent mondiales. L’urbanisation concerne tous les pays occidentaux, notamment l’Asie en pleine prospérité. IBM s’adresse dès 1998 au gouvernement de Hong-Kong : « [Elle] […] participe ainsi à la constitution d’un marché de la ville numérique, et l’investit, en positionnant ses intérêts au cœur des politiques urbaines locales, ce qui lui permet d’être implantée lorsque la ville intelligente et ses nouveaux acteurs émergent. » (2) Depuis, le continent asiatique est devenu un des leaders du milieu. Près d’un tiers des projets de « smart cities », à l’échelle mondiale, se baseraient en Asie.
(1) Lussault, Michel. Textes et documents pour la classe, N°1115, Canopée, 2018.
(2) Douay, Nicolas, et Carine Henriot. « La Chine à l’heure des villes intelligentes », L’Information géographique, vol. 80, no. 3, 2016, pp. 89-102.
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