En 1984, alors que huit des immeubles doivent être démolis lors d’un vaste projet immobilier autour de commerces et de parkings souterrains, les habitant·es se réunissent et proposent un contre-projet prévoyant la rénovation de l’existant et la création de logements neufs… sans parking. À partir de mai 1985, les locataires qui partent ne sont plus remplacé·es et les immeubles se vident peu à peu. Des recours juridiques sont engagés pour protéger le 15, rue des Gares et le 14, rue de Montbrillant, deux immeubles de belle architecture.
Du squat à la reconnaissance
En janvier 1986, un premier squat s’installe au 15, rue des Gares. Il est évacué par la police en mars 1986 et l’immeuble est muré. Les squatteurs restent sur place en installant des tentes dans la cour. Ils sont délogés à plusieurs reprises. La mairie passe un compromis : les immeubles du 15 et du 24 sont rouverts, avec des loyers bas, à condition que les locataires partent quand les travaux commenceront. L’Atelier 15 bis voit le jour : il s’agit d’une association regroupant différents savoirs-faire et organisant des chantiers de restauration en plomberie, menuiserie et réparation en tous genres. La Fanfare de l’îlot 13 se compose dès ses débuts d’une vingtaine de musicien·nes habitant sur place et animant toutes les manifestations de soutien.
Le 14, rue de Montbrillant (qui deviendra la Maison des habitants en 2000) est squattée à partir d’octobre 1986. Des ateliers de sérigraphie, sculpture, musique, etc. y sont installés. En février 1987 s’ouvre la Trocante, recyclerie, dans un bâtiment sur cour au 15 rue des Gares (c’est aujourd’hui un magasin de livres d’occasion). En octobre 1988, Lo’13’to, un restaurant, voit le jour au 17, rue des Gares. En 1996, la mairie accepte un plan de rénovation partiel. La coopérative La Ciguë voit le jour et gère la rénovation du 15-15 bis, rue des Gares. La ville construit le 20-22, rue de Montbrillant, résidence pour étudiantes et logements sociaux.
En 2009, nouvelle alerte : la gare souhaitant s’agrandir, un projet prévoit la démolition de l’ensemble de l’îlot. Les habitant·es se mobilisent à nouveau et une pétition recueille 70 000 signatures. Après des négociations, les Chemins de fer fédéraux acceptent la proposition alternative d’une extension souterraine. Toutefois, cette option coûtant plus cher, la situation n’est pas complètement stabilisée aujourd’hui et les collectifs de soutien restent vigilants.
Des lieux qui fourmillent d’activités
Si l’on arrive de la gare par la rue de Montbrillant, il n’existe qu’un seul endroit où un bâtiment est construit en retrait de la rue : la Maison des habitants. Construit en 1830, cet ancien relais de poste de trois étages a été une auberge jusqu’en 1940. Squattée à partir de 1986, elle a fait l’objet d’intenses négociations avec la mairie propriétaire. En 2000, une convention d’occupation est signée pour une durée de 30 ans avec l’Association des habitants. Des travaux de rénovation importants sont mis en place pour y créer, au rez-de-chaussée, un bistrot nommé La Buvette des cropettes, et un studio de musique ; au premier étage, des ateliers pour des résidences d’artistes ; au deuxième étage, une salle de spectacle : L’Écurie (1). C’est là que, tous les lundis, les habitant·es se réunissent pour débattre des questions concernant l’avenir de l’îlot.
Sur le côté nord de cette cour se trouve un bâtiment neuf : une résidence étudiante a remplacé un immeuble ancien. Au rez-de-chaussée, des locaux sont occupés par différentes structures comme Pré en bulle (centre de loisirs, maison de quartier, bibliothèque), l’association ATE (transports et environnement), le Boa fumant (pipes et tabac), l’atelier Viiva (gravure), le siège de la Ciguë et de l’Habrik (deux coopératives d’habitants)…
En remontant encore un peu, on trouve au no 24 un immeuble rouge avec de curieuses chauves-souris peintes sur la façade. C’est l’un des premiers bâtiments occupés. Il a été restauré par les habitants avec, côté cour, une surélévation du toit qui a permis de créer une salle commune et une terrasse et, dans la cour, une curieuse petite extension en bois qui renferme des salles de bains. On y trouve des ateliers d’artistes en rez-de-chaussée.
Si l’on entre dans la cour, on tombe sur une librairie d’occasion où les livres s’accumulent jusqu’au plafond. Comme on lui présente Silence, le responsable nous répond qu’il n’est ni alternatif, ni non-violent… Autour de la librairie, un peu de verdure et des jeux pour les enfants.
On traverse et on ressort par le 15, rue des Gares (immeuble coopératif). C’est là que se regroupent des boutiques très écolos : au 15, Soleymio vend des appareils solaires (capteurs, cuiseurs, jeux…) ; au 17, Lo’13’To (comprendre le jeu de mots), restaurant tenu par Imane, d’origine syrienne, propose une cuisine délicieuse en partie composée de légumes et de fruits qu’elle récolte dans un petit jardin, sur le trottoir. Imane raconte que dans la cour arrière, avec d’autres habitant.es, elle avait mis en place un vaste potager, que la mairie a fait détruire en 2018 sous prétexte d’hygiène (de l’eau coulait dans le parking souterrain de l’immeuble neuf situé au nord). Au 19, BioPop, magasin d’alimentation bio, a longtemps animé des ateliers pour les enfants. Il sert actuellement d’extension à Lo’13’To qui y organise des brunches réputés. Au 25, on trouve le parti politique SolidaritéS, anticapitaliste, féministe et écologiste. Dans la cour du 15, différents thérapeutes sont installés, ainsi qu’un service d’aide aux handicapé·es, un architecte, un atelier de ferronnerie.
Le côté nord de l’îlot est fermé par un long bâtiment neuf avec capteurs solaires sur le toit. Les magasins en rez-de-chaussée sont ici classiques.
À l’arrière de la Maison des habitants, une cour, ouverte seulement quand la buvette fonctionne, permet de communiquer avec celle du 10, rue de Montbrillant, où se trouve une immense scène en plein air. C’est là que, ce jour, se font des démonstrations de hip-hop en lien avec les Ateliers d’ethnomusicologie (ADEM).
Un travail collectif difficile dans la durée
Trois immeubles sont gérés par des coopératives d’habitant·es. D’autres appartiennent à la mairie qui loue les appartements un par un, et d’autres encore, à des fondations. Enfin, certains sont en copropriété. Certaines propriétés ne concernent qu’un seul appartement, parfois un ou plusieurs étages. Cette multitude de statuts rend difficile l’adoption d’une approche commune pour discuter de l’ensemble du fonctionnement de l’îlot 13. Le seul sujet qui réunisse tout le monde (environ 600 personnes) est la défense des lieux.
Il y a deux grosses concentrations d’activités : autour du 15 ? rue des Gares, un immeuble en coopérative d’habitant·es — premier lieu occupé —, se trouvent les personnes les plus engagées sur le terrain écologique. Autour de la maison des habitant·es, 14, rue Montbrillant, de nombreuses activités que l’on peut qualifier de culturelles se concentrent (ou, pour les écolos du 15, « de loisirs » !).
Parmi quelques initiatives sympathiques, citons celle organisée par des étudiant·es qui récupèrent des aliments invendus dans des magasins et les offrent le samedi matin à la Maison des habitants, avec priorité aux plus démuni·es.
Les conflits d’espace perdurent : Lo’13’to a appris en juin 2019 que la mairie ne voulait pas renouveler son bail et il a fallu trois mois de mobilisation pour assurer la continuité du projet (sans doute le plus radical dans les lieux).
Si la buvette de la Maison des habitants fonctionne toujours correctement, le nombre de repas collectifs qui s’organisent dans les cours baisse.
Beaucoup de personnes sont militantes, mais pas forcément en lien avec l’îlot 13. Nous avons ainsi pu voir de très nombreux autocollants et affiches sur les portes. Il y a un bon groupe de personnes investi dans la démocratie de quartier. Pratiquement personne ne détient une responsabilité politique.
Influencé par le livre Bolo-bolo (2), des personnes ont réfléchi aux moyens de créer des activités économiques au sein de l’îlot, de s’entraider sans passer par le salariat. Quelques activités (notamment dans l’entretien des bâtiments) ont été rémunérées par des logements gratuits. Certaines de ces personnes sont aujourd’hui encore au sein d’une coopérative d’artisans.
Imane, de Lo’13’to, a milité pour que l’îlot soit ouvert aux solidarités avec l’extérieur. Le restaurant a souvent accueilli des réunions de Contratom, l’association antinucléaire locale. Elle a également mis en place un atelier de confection avec des réfugiées syriennes, dont les réalisations sont vendues sur place, non sans mal : le conflit syrien agite aussi le milieu des réfugié·es.
On pourrait espérer que la présence de nombreu·ses étudiant·es soit un facteur de renouvellement pour mettre en place des activités. Mais si activités il y a, beaucoup relèvent seulement du loisir, peu ont un caractère politique. On note donc une certaine lassitude du côté des habitant.es historiques.
(1) La ville a investi 500 000 euros, l’association complétant en empruntant 200 000 euros à la Banque alternative suisse.
(2) P. M., Bolo bolo, éd. L’Éclat, 2013 (1983).
Quelques contacts
Rue de Montbrillant
* au 10 :
Ateliers d’ethnomusicologie, tél : 41 22 919 04 94, alexis@adem.ch
* au 14 :
Maison des habitants, https://ilot13.darksite.ch/
L’Écurie, http://www.lecurie.ch
* au 18 :
Pré en Bulle, tél : 41 22 733 37 33, info@preenbulle.ch
ATE, transports et environnement, tél : 41 22 734 70 64 info@ate-ge.ch
La Ciguë, coopérative d’habitants (résidence étudiante) https://cigue.ch/ (voir article dans Silence n°379, mai 2010)
L’Habrik, coopérative d’habitants, contact@lhabrik.ch
Rue des Gares
* au 15-15 bis
Livres d’occasion Nicolas Barone, tél : 41 22 740 14 82
Service d’ergothérapie ambulatoire (SEA), tél : 41 22 733 55 54, www.sea-ergotherapie.ch
Soleymio, appareils solaires, tél : 41 22 734 73 40 www.cuisinesolaire.com
* au 17
Lo’13’To, tél : 41 22 733 71 20, www.lo13to.org
* au 19
BioPop, biopop@live.fr