Dans le Jura suisse, à Delémont, le quartier des Rondez vit à la fois le déclin de ses activités industrielles et une certaine renaissance conviviale dans des lieux un temps abandonnés. En mars 2016, une association se constitue pour louer et retaper l’énorme cantine du personnel de l’entreprise vonRoll. Le projet est d’en faire un « espace de cultures et d’artisanat autogéré ».
Un lieu énorme et hors norme
Nous avons fait le tour de La Cantine, et cela nous a pris plus d’une heure ! Le lieu est immense : une trentaine de pièces sans compter les coins et recoins, sur deux étages et un sous-sol, sans oublier le grand jardin et son poulailler. Et cet espace impressionnant est occupé dans ses moindres mètres carrés par des ateliers de réparation de vélos, menuiserie, sérigraphie, couture, informatique-électronique-électricité, arts graphiques, par un labo photo argentique, plusieurs grandes salles de spectacles, un studio d’enregistrement, une « pharmacie » de plantes médicinales. L’imprimerie sera sans doute agrandie pour faire face au succès (1). Une grande cuisine, une salle polyvalente-salon encore plus grande avec un coin bibliothèque et des jeux, une friperie à prix libre, un bar… La liste n’est pas complète !
L’autogestion en pratique
Tout est équipé et meublé de matériel de récupération. L’accès est libre et gratuit, sans contrôle ni condition (hormis celle de respecter les valeurs du lieu (2)), sept jours sur sept et presque sans limite horaire (variable selon les activités). Toute personne peut fréquenter les lieux selon ses envies, individuellement ou en groupe, pour participer à un atelier ou l’animer et en prendre la responsabilité. Les objets issus des activités peuvent être emportés ou donnés au « souk » de La Cantine, où l’on peut acheter à prix libre des savons « pure frite » (3), des CD de musique enregistrée sur place, des sirops, des tableaux, etc.
À chacun·e de prendre des initiatives (celle d’un cours d’informatique de base pour les réfugiés démarrait lors de notre visite) et de se responsabiliser. Comment cela peut-il réussir, sans heurt le plus souvent ? Le maître-mot de l’organisation est : « autogestion ». « Notre fonctionnement est peu formalisé mais très organique, complètement horizontal. Ce qui compte, c’est les échanges », explique Lucas, l’un des fondateurs du lieu. Selon Lucie, autre membre fondatrice qui fait partie de la quinzaine de bénévoles les plus investi·es, « cela dépend beaucoup de la qualité de l’accueil, par lequel on transmet un état d’esprit ».
Les « détails » comptent aussi. Dans toutes les pièces, un gros travail d’étiquetage a été effectué pour que les objets soient faciles à trouver. La planification des événements ne va pas au-delà de deux mois, pour ne pas trop figer les choses, et elle se fait grâce à un simple tableau mural : smartphones, réseaux sociaux et applications ne sont pas le genre de la maison. Il s’agit de privilégier les technologies les plus simples et de n’exclure personne. Les réunions du jeudi permettent à tout le monde de mieux comprendre et s’impliquer dans la vie du lieu. L’argent y occupe peu de place, mais il y a en revanche beaucoup de troc, de récupération et bien sûr d’autoproduction (4). Tout, y compris les activités, les événements, les repas etc., repose sur le principe du prix libre.
En plus du quotidien, des événements festifs, culturels, militants sont organisés couramment. « On a eu le Festival du livre anarchiste qui s’est déroulé sur plusieurs lieux de Delémont, on a été une étape pour le Vélotour d’horizon [un tour à vélo militant, en Suisse, sur le thème de l’immigration, NDLR], on organise de multiples concerts, des projections de films, des rencontres… », énumère Luan.
Une dynamique émancipatrice
Cependant, La Cantine dépasse le « simple » centre culturel autogéré. Sa fonction première semble être celle d’une pépinière où se reconstituent des savoirs et des savoirs-faire pratiques, à base de DIY et de low-tech, disons plutôt de « faire soi-même », de débrouillardise et de technologies simples. Des savoirs-faire qui constituent la base d’une émancipation par rapport au système marchand et d’une meilleure résilience. La Cantine fonctionne aussi comme un laboratoire de modes de vie et de relations aux autres sans hiérarchie et presque sans argent, un havre pour des personnes en difficulté qui peuvent y trouver un repas ou utiliser la buanderie. Enfin, elle semble en passe de devenir un carrefour et un quartier général de luttes et de résistances.
La Cantine a tissé des liens avec les autres alternatives de la région. Trocs et échanges divers sont soutenus avec le collectif du Pichoux, avec la communauté Longo maï du Montois. La coopérative La Clef des champs, un jardin bio participatif, a son local de dépose de paniers à La Cantine. L’association Permaculture Arc jurassien y a tenu son assemblée générale. Ainsi, un archipel de solidarité s’étend peu à peu en Suisse romande.
Un lieu menacé
Oui mais voilà : depuis le début, les relations avec l’entreprise propriétaire sont tout sauf cordiales. Celle-ci va jusqu’au procès, pour motifs dérisoires, afin de mettre fin au bail de l’association. Et, le 7 novembre 2019, La Cantine perd en justice. L’association est sommée de rendre les clés au 31 mars 2020. Pourquoi ? « L’entreprise vonRoll désire reprendre son bâtiment maintenant que nous l’avons complètement rénové, avant la fin du contrat de bail actuel, courant initialement jusqu’en 2026. Cet opportunisme est validé par la justice, qui n’est pas là pour considérer ce que représente ce lieu en termes de mise en commun et d’action collective, mais pour confirmer qu’un chef d’entreprise fortuné peut utiliser sa position dominante pour arriver rapidement à ses fins. » Cependant, à l’heure où nous écrivons, une assemblée de défense s’est mise en mouvement pour défendre le projet. Tout le monde est invité à y apporter son soutien.
La Cantine souhaitant privilégier le collectif sans mettre en avant des personnes, les prénoms ont été changés.
La Cantine 105, route de Moutier, 2 800 Delémont, Suisse
032 422 60 60
www.lesrondez.ch
(1) Elle a déjà servi à imprimer, entre autres, un manuel d’autoconstruction de logement et un recueil de recettes d’encres naturelles. Les ouvrages sont imprimés sur du beau papier, composé pour moitié de gazon !
(2) Ces valeurs sont formulées dans la charte affichée sur place (et consultable sur le site internet).
(3) Parmi les savons fabriqués à La Cantine, certains sont à base d’huile de friture : non, on ne sent pas du tout le graillon après les avoir utilisés !
(4) Le loyer se monte à 500 CHF par mois, les charges sont faibles, les dépenses comme le chauffage étant réduites au strict minimum. La plus grosse dépense à ce jour a été l’isolation du toit, soit 12 000 CHF obtenus en partie par une campagne de dons.