Selon Luc Semal, il faut relativiser le risque de fatalisme et de dépolitisation que nous ferait courir la « perspective catastrophiste ». Il voit au contraire dans cette notion une contribution démocratique importante, et il avance plusieurs arguments.
Silence : Vous dites d’abord que la perspective catastrophiste a été consubstantielle à l’écologie depuis les années 60.
Luc Semal : On peut toujours remonter aux précurseurs des précurseurs des précurseurs, et exhumer quelques textes et citations suggérant une généalogie qui remonterait très loin dans le temps. Personnellement, j’insiste plutôt sur le fait que quelque chose d’original et d’inédit s’est passé depuis la Seconde Guerre mondiale en matière de catastrophisme. Quelque chose qui s’est joué en plusieurs temps.
Un premier temps intervient dès 1945 avec l’invention, l’utilisation et la réutilisation de la bombe atomique. C’est l’analyse du philosophe allemand Günther Anders, qui voyait là une rupture majeure et irréversible dans la condition humaine. Avant 1945, on pouvait bien sûr spéculer sur la fin de l’humanité, mais de manière plutôt abstraite, sur un mode religieux, romanesque ou prophétique. La bombe, au contraire, introduit une menace existentielle qui restera une réalité concrète et tangible, incarnée par les armes nucléaires. La fin rapide de l’humanité n’est plus un jeu de l’esprit, mais une perspective très plausible. Nous perdons la garantie de l’existence d’un long terme (1).
Un deuxième temps intervient quand l’écologie politique proprement dite émerge au tournant des années 1960-1970. Elle est alors très liée aux luttes antinucléaires, et elle s’inquiète de la menace existentielle posée par la bombe, mais elle y adjoint désormais de nouveaux sujets de préoccupation : la croissance démographique, l’empoisonnement des milieux, l’épuisement des ressources, l’explosion des pollutions, etc. Bien sûr, à l’époque, on parle encore très peu de climat, le mot biodiversité n’a pas encore été inventé, certains argumentaires sont maladroits… Mais déjà, les bases de la perspective catastrophiste sont clairement posées par l’écologie politique et les écologistes (2).
Un reflux dans les années 1980-1990
Ensuite, il y a eu comme un reflux des approches catastrophistes dans les années 1980-1990, quand les propositions relevaient majoritairement du développement durable et de la croissance verte. C’est dans les années 2000 qu’un troisième temps intervient, quand la crainte du pic pétrolier joue un rôle décisif dans les débuts des mouvements de la décroissance en France et des Transition Towns (villes en transition) au Royaume-Uni. Et aujourd’hui, nous vivons peut-être un quatrième moment, où le catastrophisme se réorganise autour de la question climatique et de l’hypothèse collapsologique.
Donc, les formulations et les priorités évoluent au fil des époques, mais en arrière-plan, oui, la perspective catastrophiste a été consubstantielle à l’écologie politique depuis les années 1960. C’est un point de vue sur le monde et sur l’histoire qui conduit à penser que la civilisation des fossiles dont nous vivons l’apogée n’aura duré que quelques décennies. Que cette civilisation n’est qu’une parenthèse dans le temps long de la planète et de l’évolution, mais une parenthèse qui enclenche des processus aux conséquences pour partie irréversibles : l’existence des déchets nucléaires, le réchauffement climatique, les pertes de biodiversité, etc.
Vous dites qu’il faut prendre au sérieux le « vent de collapsologie » qui souffle aujourd’hui mais que, en même temps, l’écologie ne doit pas limiter désormais sa pensée ou ses mobilisations à cette perspective.
Prendre au sérieux le vent de collapsologie, cela veut dire prendre au sérieux le fait que nos sociétés sont de plus en plus travaillées par la perspective catastrophiste. Parler d’effondrement, ce n’est pas juste une mode, un phénomène éditorial et médiatique. Cela a du sens aujourd’hui parce que nous voyons bien que des seuils d’irréversibilité sont en train d’être dépassés — notamment dans le domaine climatique, où on voit que l’objectif des 2 °C est en train de nous échapper (3). Et ce qui est frappant, c’est que ce constat dépasse désormais largement les seuls réseaux de la collapsologie. Nos horizons climatiques et écologiques s’assombrissent, une logique de désillusion collective s’installe, les angoisses montent, et malheureusement ce n’est sans doute que le début.
Mais est-ce une raison suffisante pour dire que l’effondrement — au singulier — est certain et imminent ? Je n’en suis pas sûr. Le vent de collapsologie qui souffle actuellement nous aide à rompre avec le discours lénifiant sur la croissance verte et la transition écologique high-tech. C’est très important. Mais à trop se focaliser sur l’effondrement au singulier, et à trop l’annoncer comme inévitable et imminent, la collapsologie peine parfois à rendre compte de la complexité de ce qui nous attend. En fait, avec le réchauffement climatique ou la sixième extinction de masse, nous vivons un processus catastrophique qui est fulgurant à l’échelle des temps géologiques, mais qui reste assez lent à l’échelle de nos vies. Et il est difficile de trouver des formulations adéquates pour exprimer cette tension entre deux temporalités difficilement conciliables.
Donc oui, vu l’assombrissement des horizons, l’écologie politique et les mobilisations écologistes doivent parler d’effondrement. Mais elles ne doivent pas parler que de ça, car prise isolément, la notion d’effondrement risque bien souvent d’occulter les marges de manœuvre politiques encore existantes pour limiter la casse. Ces marges de manœuvre, il me semble que c’est la notion de décroissance qui les exprime le mieux, en suggérant que même dans une situation de désastre écologique déjà bien avancé, le choix peut toujours être fait d’organiser une répartition équitable, plutôt qu’inéquitable, des efforts de sobriété qui s’imposent. On peut faire le choix de la démocratie et de l’égalité plutôt que celui du cynisme et de la fuite en avant. Mais ce choix ne tombe pas du ciel, il se construit par des luttes collectives, dans la tradition des luttes pour la démocratie.
En quoi la réhabilitation des émotions, proposée par la collapsologie, pourrait-elle aider à la réinvention des processus démocratiques ?
La question des émotions n’est pas nouvelle pour l’écologie politique. En fait, là aussi, on pourrait remonter aux luttes antinucléaires. C’est peut-être là que, pour la première fois, des gens se sont mobilisés pour conjurer une menace existentielle pour l’humanité, donc pour la survie de l’humanité. Et se battre pendant des années ou des décennies, se battre toute sa vie pour que l’avenir puisse exister, avec des résultats pour le moins mitigés, cela suscite évidemment des émotions telles que la peur, l’angoisse, la frustration, le désespoir, etc.
L’écopsychologue Joanna Macy, dont on redécouvre aujourd’hui les travaux, était assez pionnière sur ces questions dès les années 1970. Il est frappant de voir comment elle a inspiré le mouvement des Transition Towns dans les années 2000, et comment elle inspire aujourd’hui les réseaux de la collapsologie (4). Je crois que l’explication assez simple en est que, depuis les premières luttes antinucléaires, nous sommes toujours aux prises avec une menace existentielle pour l’humanité, mais une menace désormais plus protéiforme, où s’entremêlent le risque nucléaire, le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la finitude des ressources fossiles, etc.
La peur de faire peur est aujourd’hui à côté de la plaque
Dans ce contexte, la réhabilitation des émotions est une proposition très intéressante. Il ne s’agit pas de dire que les émotions doivent être exprimées à tout bout de champ, ou qu’elles devraient désormais guider toutes nos décisions. Il s’agit plutôt de constater que nous sommes confrontés à une situation qui, par bien des aspects, est objectivement effrayante. Et donc, si on reste prisonnier de l’idée reçue selon laquelle « surtout il ne faut pas faire peur parce que ça risque de démobiliser les gens », concrètement on va sans cesse se retrouver à euphémiser, à adoucir le diagnostic, à mentir par omission, à tourner autour du pot par peur de faire peur.
En 2020, cette peur de faire peur me semble complètement à côté de la plaque : les angoisses sont là, qu’on le veuille ou non. Et, plus fondamentalement, l’euphémisation permanente semble incompatible avec une délibération exigeante sur les origines de la catastrophe écologique globale et sur les réponses qui pourraient y être apportées. Cela me semble un enjeu majeur dans l’émergence d’une éventuelle démocratie écologique. De fait, nous sommes confrontés à une situation effrayante : la moins mauvaise option serait sans doute d’en prendre acte, de laisser une place pour que s’expriment les peurs et les angoisses, et de tenter de surmonter ensemble ces peurs en construisant des réponses démocratiques à la catastrophe écologique.
Luc Semal
(1) Günther Anders, La Menace nucléaire – considérations radicales sur l’âge atomique, Le Serpent à plume, 2006. Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Seuil, 2008.
(2) Pour un témoignage d’époque sur l’entremêlement des questions nucléaire et écologique, voir : Robert Hunter, Les Combattants de l’arc-en-ciel : la première expédition de Greenpeace (Amchitka, 1971), Paris, Gallmeister, 2007. Pour l’un des premiers ouvrages ébauchant la liste des menaces écologiques, voir : Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965 (réédité en 2012).
(3) Edwin Zaccaï, Deux degrés – les sociétés face au changement climatique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
(4) Joanna R. Macy, Despair and Personal Power in Nuclear Age, New Society Publishers, 1983. Voir aussi : Joanna Macy et Chris Johnstone, L’Espérance en mouvemen – comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fous, Genève, Labor et Fides, 2018.