Les personnes qui portent ces discours (1) ont des approches, références, expériences de vie et valeurs différentes. Elles s’accordent cependant sur le fait que "notre civilisation thermo-industrielle" est en train de (ou va, ou risque de) "s’effondrer".
Un discours fourre-tout
Parlent-elles de "l’effondrement" de la biodiversité, de la "civilisation", de l’État, des services publics, d’infrastructures — grandes, moyennes, petites —, du capitalisme, de l’économie, de la finance, de la technologie, de la "complexité"… (suite sans fin) ?
Elles parlent en fait un peu de tout cela à la fois, dans une confusion qui passe outre le fait que chacun entend dans cette expression nébuleuse quelque chose de différent.
"Comment tout peut s’effondrer", "et si tout s’effondrait ?", "pourquoi tout va s’effondrer ?", "tout va s’effondrer, et alors ?" (2) : cette manière de présenter les choses, totalisante, se justifierait par le fait que la plupart des éléments mentionnés ci-dessus sont fragiles et interconnectés. Si c’est bien le cas des banques systémiques, des centrales électriques et nucléaires, des moyens de transport lourds, de la production et distribution alimentaire industrielle, des services informatisés, de nombreux moyens de communication…, cela ne justifie pas de présenter la réalité comme un système mécanique, de simplifier la complexité en utilisant l’allégorie du château de cartes ou de l’effet domino généralisé sans appel.
"L’effondrement est une concaténation systémique, une chaîne de causalité au sein du système industriel, qui menace ce système de basculer dans un état inconnu qui serait un état d’anomie et de chaos." Agnès Sinaï (3)
Cet aspect fourre-tout est présenté comme le point fort des discours collapsos, alors qu’il en constitue précisément la plus grande faiblesse.
"Lorsqu’une infrastructure critique du système mondialisé s’écroulera (la finance ?), toutes les autres feront rapidement de même telle une cascade de dominos." Yves Cochet (4).
Les effets d’une crise financière sont totalement différents en fonction des réponses apportées. Quelles dettes seront remboursées et lesquelles ne le seront pas ? Qui paiera concrètement la facture ? Cela produit une société radicalement différente, beaucoup plus ou beaucoup moins résiliente. Mais la plupart des discours collapsos préfèrent renvoyer à des peurs individuelles en parlant de comptes en banques vidés ou bloqués en Argentine (2001) et en Grèce (2015), comme illustrations d’effondrements financiers (économiques, puis sociaux), plutôt que de disséquer comment cela s’est déroulé, qui en a profité et quels autres scénarios étaient possibles. Depuis la crise de 2008, la financiarisation du monde ne s’est pas "effondrée", elle s’est bel et bien renforcée et elle pourra encore le faire.
Une narration qui ferme les possibles
Notre but ici n’est pas de prétendre que nous éviterons des chocs immenses : nous sommes en plein dedans et ils ne font que commencer. Il s’agit en revanche de questionner cette narration imprécise du "risque systémique global", qui a tendance à naturaliser des rapports sociaux (par définition modifiables) et à voir dans chaque mauvaise nouvelle (jusqu’à des attentats) un nouveau signe de cet "effondrement", indépendamment de ce qui l’a provoqué et de ce qui en a déterminé l’intensité.
Les discours de l’effondrement amalgament des changements irréversibles — qu’on ne peut, en effet, que tenter de limiter et préparer (comme la montée des eaux) — et des changements entièrement réversibles (comme la montée des fascismes).
En plus d’être factuellement faux, naturaliser les grands bouleversements en cours, qui seraient le fruit d’une situation inextricable, verrouillée, ferme les possibles plutôt que de les ouvrir. Une grande partie de nos fragilités actuelles sont le fruit de choix, traversés de conflits. Ces choix sont en mouvement avec des changements, des retournements, des pas de côté. Des priorités sont faites et défaites.
Une notion inadaptée qui alimente une angoisse injustifiée
La deuxième confusion induite par les discours de l’effondrement concerne le terme lui-même. Étymologiquement, "effondrement" fait référence à l’état d’une chose qui s’écroule sur le sol, sur le "fond" (du latin fundus). Une infrastructure, un bâtiment, un objet, un corps s’effondrent littéralement, physiquement. Pour le reste (l’état psychologique d’une personne, un régime politique, une société, un système économique), il s’agit d’une métaphore — très parlante, mais d’une métaphore.
C’est un terme qui a de l’effet, qui frappe, qui choque, tout le monde s’accorde là-dessus. Les personnes conscientes de la situation écologique ne savaient plus quel langage parler pour la rendre palpable, et nous sommes nombreu·ses avoir accueilli ce terme avec soulagement. Mais parmi les effets de ce mot "obus", il y a un effet de dépossession.
À l’angoisse, utile et justifiée, qui peut accompagner la prise de conscience de la situation écologique, les collapsos en ajoutent une autre, inutile et injustifiée : celle qui verrait toutes les choses qui nous entourent s’écrouler d’un bloc, comme un bâtiment, sans qu’on n’ait aucune prise dessus.
L’usage du pronominal — "ça s’effondre" — produit un récit apolitique selon lequel les choses s’effondreraient d’elles-mêmes (la biodiversité, la société), alors qu’elles se font détruire. C’est d’ailleurs un sérieux problème avec l’auteur Jared Diamond, référence fortement mobilisée par les collapsos. Celui-ci a déformé l’histoire de groupes humains qui se seraient selon lui "effondrés", alors qu’ils ont été agressés, pour une bonne partie d’entre eux (5). Les groupes humains, comme la biosphère, comme le rapport de production capitaliste, ne "s’effondrent" pas, ils muent, se transforment, se font détruire.
Un imaginaire trompeur de "table rase"
L’imaginaire d’un avant et d’un après "effondrement global" est puissant chez les effondré·es. Si nombre de collapsos insistent pour dire qu’il ne s’agira pas d’un "événement", le fait est que cette nuance ne pèse pas lourd face à l’impression laissée par leur discours général. Ils parlent d’ailleurs eux-mêmes de "croire" ou non en cet "effondrement", qu’il ne peut y avoir de certitude que "ça" va arriver, mais une forte probabilité… Si les Colibris nous appellent à faire notre part individuellement plutôt que le nécessaire collectivement, une série de collapsos nous appelle (individuellement et collectivement) à accepter l’incendie et à préparer la renaissance qui y ferait suite. Ce qui brûle dans cet incendie et, surtout, dans quel ordre les choses brûlent, ne semble pas être le plus important à discuter.
"Tout va s’effondrer. Alors… préparons la suite." Pablo Servigne (6)
Or, si on part de la réalité, les choses se font dans une continuité, accélérations et basculements compris, sans interruption, sans interrupteur. Le fantasme de la table rase, d’un "repartir de zéro" est trompeur car il n’advient jamais. Ce qui importe est en train d’arriver. Déjà aujourd’hui, qui est évacué prioritairement et qui ne l’est pas en prévision de tempêtes ou de catastrophes "naturelles" ? Comme l’explique Elisabeth Lagasse (7), les récits de l’effondrement portent en eux cette idée de désert, de "terra nullius" (terre de personne), qui efface — ou, du moins, repousse au second plan — les actrices et acteurs ainsi que leurs interactions. Or, c’est bien sur ces interactions que nous avons prise.
Dépasser les récits de l’effondrement
Les différents discours collapsos ont, parmi d’autres qualités, celle d’avoir fait connaître plus largement l’état de la biosphère. Il ne s’agit donc pas de déconstruire ces discours pour le plaisir, mais d’en dépasser les limites, afin d’aller plus loin.
Il s’agit de s’affranchir de l’imaginaire effondriste, de ne pas rester bloqué·es dedans, d’avoir des échanges moins confus sur ce qu’il se passe et pourrait se passer. En parler avec d’autres personnes est l’une des meilleures manières de déceler ce qui peut nous gêner dans ces discours et de les compléter par nos propres récits, visions et expériences, à partir de ce qui est.
Jérémie Cravatte
Militant du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) et animateur chez Barricade à Liège (Belgique)
(1) Carolyn Baker, Dominique Bourg, Gauthier Chapelle, Paul Chefurka, Yves Cochet, Jared Diamond, Renaud Duterme, Jean-Marc Jancovici, Joanna Macy, Vincent Mignerot, Corinne Morel Darleux, Arthur Keller, Dmitry Orlov (auteur d’extrême-droite), Pablo Servigne, Piero San Giorgio (autre auteur d’extrême-droite), Luc Semal, Agnès Sinaï, Raphaël Stevens, Joseph Anthony Tainter, Julien Wosnitza, etc.
(2) Successivement : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, 2015 : Revue Socialter, 2018 ; Julien Wosnitza, 2018 ; Revue Usbek & Rica, 2018
(3) Interviewée aux côtés de Renaud Duterme et Vincent Mignerot sur le site Arrêt sur images, sans l’émission "Effondrement, un processus en marche", 12 juin 2018
(4) Hors série de la revue Socialter, " Et si tout s’effondrait ?", novembre 2018
(5) À ce sujet, lire Daniel Tanuro, "Des historiens et des anthropologues réfutent la thèse de ‘l’écocide’", Europe solidaire sans frontières, 17 mars 2012
(6) Interviewé par Reporterre, "Tout va s’effondrer. Alors… préparons la suite", 7 mai 2015
(7) Elisabeth Lagasse, "Contre l’effondrement, pour une pensée radicale des mondes possibles", Contretemps, 18 juillet 2018