La bâtisse aux murs crème ressemble à n’importe quelle autre dans cette rue principale du Cloître-Saint-Thégonnec, commune finistérienne de 600 habitant·es perchée dans les Monts d’Arrée. À gauche de l’entrée, un banc construit en palettes a été installé. Des broderies bretonnes font office de rideaux et des affiches pour des cours de couture et des fest-noz ont été placardées par les organisations locales sur la porte blanche à la vitre opaque. Contrairement aux apparences, cette maison des associations ne sert pas uniquement aux collectifs du coin. Elle devient depuis mai 2018 l’école alternative des Monts d’Arrée, un lieu d’enseignement pour les personnes réfugiées, trois jours et demi par semaine.
Proposer un « accompagnement complet »
En ce milieu de matinée du mercredi 11 décembre 2019, l’ambiance est studieuse dans la plus petite salle du rez-de-chaussée. Brigitte Maltet, l’une des trente professeur·es bénévoles, fait noter une dictée à Ahnaf* et Mehmet*. Les deux hommes froncent les sourcils et écrivent les sons qu’ils reconnaissent. « Le chat et le chien ? », interroge Ahnaf qui souffle ensuite dans la langue de Shakespeare : « L’anglais, ça va mais le français, c’est plus dur… » Ce Bangladais de 16 ans comprend pourtant les questions demandées mais le traducteur automatique demeure nécessaire pour communiquer avec l’enseignante et son camarade de classe turque qui, lui, a plus de mal. Ahnaf, c’est le petit dernier arrivé en novembre 2019 dans cet endroit pas comme les autres. 33 adultes et 24 mineurs exilés, dont 67 % originaires de l’Afrique de l’Ouest, en ont franchi les portes depuis ses débuts.
Le lieu est géré par l’association cloîtrienne Les Utopistes en action. « Leur apprendre le français pour les scolariser si cela est possible est notre principal objectif », résume Sandrine Corre, la coordinatrice. L’initiation à la langue permet d’anticiper le test de français demandé par le gouvernement pour l’obtention d’une carte de résident. Surtout, ce lieu permet d’offrir gratuitement un « accompagnement complet » à ces personnes exilées, qui va des cours en petit groupe, à l’aide individualisée en passant par le logement.
Conditions d’accueil déplorables
L’idée a émergé à l’hiver 2017. En novembre de cette année-là, une quinzaine d’habitant·es, dont Sandrine Corre, se rend au CAO (Centre d’accueil et d’orientation) de Lampaul-Guimiliau, situé à une trentaine de kilomètres. À l’époque, 63 adultes y sont logés depuis deux mois. Ce groupe aide déjà les personnes migrantes depuis deux ans en mettant en place des collectes de vêtements mais il prend tout à coup conscience « de l’accueil déplorable, empaquetés dans des hôtels Formule 1 ».
Des liens se tissent entre une quinzaine d’hommes d’origine guinéenne et ivoirienne et les autochtones, des amitiés se créent et le projet germe. Ces migrants deviennent la première promotion de l’école en septembre 2018. En plus du français, ils apprennent les sciences de la vie et de la terre, les mathématiques ainsi que la langue bretonne : « C’était une volonté de leur part. Dans leurs pays, ils parlent tous plusieurs langues. C’est une marque de respect envers les habitants qui les accueillent de savoir dire ’Demat’ ou ’Mont a ra ?’ (NDLR : ’Bonjour’ ou ’Comment ça va ?’) car ici, dans les Monts d’Arrée, on parle encore la langue au quotidien. » À côté, le collectif réalise le jeudi après-midi et le vendredi des activités manuelles : arts plastiques, menuiserie, chant, atelier d’écriture, musique…
Plongée dans le quotidien d’un demandeur d’asile
Ben, grand sourire et dreadlocks relevées en queue de cheval, a fait partie de la première promotion. Aujourd’hui, cet Ivoirien de 23 ans a trouvé un travail qui lui plaît dans le « montage de chaudières ». « C’est un peu rigolo », lance-t-il, assis à l’avant de la voiture de Sandrine puisqu’il se fait conduire ce matin-là chez le dentiste. Son séjour à l’école alternative lui a permis de « comprendre plein de choses, même si je n’arrive encore pas à tout saisir de l’administration française ». Il lui reste encore des problèmes à régler concernant Pôle Emploi, la Sécurité sociale et la Caf (Caisse d’allocations familiales)… Mais Ben a enfin réussi à obtenir le précieux sésame : un titre de séjour de dix ans ! Ce qui est loin d’être le cas pour tout le monde. « Il faut comprendre que certains, arrivés en octobre 2017, ne savent toujours pas où leur dossier en est ! », tonne la native du coin de 46 ans qui s’est toujours dévouée aux autres.
Après avoir offert le gîte et le couvert à des femmes battues et des jeunes toxicomanes, cette dernière héberge actuellement trois migrants, dont Ben qui fut le premier. Avec lui, elle a plongé dans le quotidien d’un demandeur d’asile en France. « C’est clair que quand tu ne vis pas avec eux, tu ne te rends pas compte de la violence que c’est d’être ici, raconte-t-elle autour d’un café. Ben est parti pour une raison X de son pays mais il n’a pas choisi d’être là. » Le jeune adulte a dû fuir son pays natal pour la Libye en marchant sans eau dans le désert. Ses compagnons décèdent de déshydratation. « On parle des morts dans la Méditerranée mais on en trouve également dans le sable », compare Sandrine Corre.
Arrivé sur place, Ben subit comme les autres le mauvais traitement des passeurs qui l’envoient de force en Italie. « Là-bas, il a connu le racisme, des agressions sexuelles, des propositions de prostitution contre un logement… », énumère Sandrine Corre. Ben arrive en France en septembre 2017 et tout cela, il a dû l’écrire dans un récit de vie, le répéter encore et encore pour demander l’asile auprès de l’Ofpra (Office français pour les réfugiés et les apatrides) à Paris. « Après l’entretien, on ne pouvait plus parler… », se souvient Sandrine Corre.
« Tout le temps dans l’urgence ! »
Beaucoup de migrant·es développent à leur arrivée, à cause de leur parcours de vie, un syndrome de stress post-traumatique (PTSD) qui se caractérise par des « hallucinations, cauchemars… ». « Certains mettent en moyenne trois semaines un mois à pouvoir s’endormir au début tellement ils se trouvent dans un état de stress épouvantable », témoigne Sandrine Corre. L’association qui gère l’école loue donc une maison, dans la campagne calme et vallonnée finistérienne où entre six et huit personnes vivent en toute autonomie : « Mais il existe des règles et un contrat est signé entre eux et nous. » Souvent, c’est là-bas que la co-présidente passe ses soirées « devant la cheminée ou lors d’une partie de sport » à répondre à leurs questions. Dans ces moments de détente, les langues se délient. « J’essaie de mettre en place un état d’esprit familial, avoue celle que tout le monde ici surnomme Tata : Je me faisais appeler ainsi bien avant mais la tata africaine, c’est celle qui est toujours là pour s’occuper d’eux. Pour eux, ça résonne tout de suite. »
En une heure de discussion, elle aura décroché son téléphone trois fois. Trois fois à propos de l’école alternative des Monts d’Arrée. « Ici, on se trouve tout le temps dans l’urgence ! », se justifie-t-elle. Tout est fait avec des bouts de ficelle. Sandrine Corre estime à plus de 1 000 € par mois les frais de fonctionnement : 800 € de nourriture, 400 € de logistique, 150 € en fournitures en plus du loyer de la maison. La communauté de communes de Morlaix a financé à hauteur de 8 500 € pour une année, selon l’association. Le reste ne provient que de dons et la bonne volonté des habitant·es du territoire. Comme, par exemple, Jean-Jacques, retraité de 65 ans nouvellement installé, qui vient apprendre ici le breton une heure le mercredi après-midi, en soutien, alors qu’il prend déjà des cours ailleurs : « Ma cotisation va à l’association. »
Soutien de la population
Cette démarche s’inscrit dans celle, plus générale, d’intégrer les personnes migrantes dans la vie du bourg. « Tous les matins, l’un d’entre eux va acheter des baguettes à l’épicerie, le seul commerce du Cloître-Saint-Thégonnec », ajoute Sandrine Corre. Les cours de football en salle sont ouverts à tout le monde le mercredi soir et le groupe a ses petites habitudes dans un café associatif du bourg à côté où ils se rendent le week-end à vélo.
La mairie n’a jamais été réticente au projet, elle a d’ailleurs même mis dès le départ à disposition gratuitement la maison des associations. Le message est même peint noir sur blanc dans le village depuis juin 2019. « En accord avec la mairie et Les Utopistes en action, Sébastien alias SKP, membre de Dispac’h [NDLR : collectif bretonnant anti-capitaliste, féministe et écologiste] a réalisé une fresque à l’occasion d’un fest-noz en soutien à l’école alternative », raconte Luz Chauveau, l’un des deux professeurs de breton qui vient deux fois par mois, lui-même membre.
En face des rideaux brodés et du banc en bois, sur un pan de mur blanc est dessinée une main de couleur noire qui en serre une autre, blanche, dans un rond rouge. Au-dessus ornent un gwenn ha du breton, un drapeau du Trégor, le territoire des Monts d’Arrée, ainsi qu’un triskell. En-dessous, on peut lire en breton, etre ar pobloù. Entre les peuples.
Manon Deniau
*Les prénoms ont été modifiés.
Ecole alternative des Monts d’Arrée
14 rue de la Libération
29410 Le Cloître-Saint-Thégonnec