Article Jai Jagat Paix et non-violence

(re)penser une société non-violente avec Jai Jagat

Manon Salé

La marche pour la justice et la paix Jai Jagat, qui relie Delhi à Genève, a débuté en octobre 2019. Ce mouvement, dont Silence est partenaire, a produit un manifeste, qui détaille ses valeurs et invite à repenser la société sous le prisme de la non-violence (1).

Janvier 2019. Deux activistes altermondialistes, Jill Carr-Harris et Rajagopal P.V., signent le manifeste de Jai Jagat : le Livret Vert et Blanc. Il et elle s’appuient sur l’Agenda 2030 et les Objectifs de Développement Durable adoptés par l’ONU en 2015, afin de lutter contre la pauvreté, les discriminations sociales, le changement climatique et les conflits mondiaux. Les couleurs fétiches choisies symbolisent respectivement la recherche « d’une relation équilibrée avec la planète Terre » et « des moyens de faire avancer la paix fondée sur la justice ». Pour y répondre, Jai Jagat revendique notamment des principes comme la non-violence et la bienveillance, et s’attache à valoriser les initiatives qui redonnent du pouvoir aux populations.

À l’origine, un constat amer...

Le mouvement Jai Jagat se base sur un constat effarant : « les déchaînements de forces » sont de plus en plus présents dans le monde. Les conflits s’enchaînent, les divisions sociales s’accentuent. La violence se glisse insidieusement dans tous les échelons de la société, sur tous les continents. Elle en devient même banale au quotidien. Selon le livret, cela est causé par le type d’économie menée par les puissances mondiales : « les ventes d’armes n’ont jamais été aussi élevées. Marginaliser certains segments de la population, maintenir les gens dans la pauvreté, promouvoir les divisions sociales et maintenir les gens divisés sont des stratégies de plus en plus courantes qui mènent en fait à une économie politique violente. De telles économies ont besoin d’armes, sous prétexte de prévenir la guerre et de maintenir la paix civique ».
Bien qu’elle touche toutes les régions du monde, cette violence se constate surtout dans les pays en développement, où « un fossé s’est creusé entre les gens qui ont besoin des ressources naturelles pour leur subsistance quotidienne et ceux qui ont besoin de ressources bon marché pour un type de développement qui ne mène qu’au conflit ». Le livret dénonce ainsi le comportement des gouvernements, qui devraient œuvrer en priorité à la satisfaction des besoins fondamentaux de chacun·e.

Face à ce constat, Jai Jagat souhaite encourager les initiatives citoyennes et non-violentes qui fleurissent à travers le monde. Cela passe par le fait de leur donner de la visibilité ainsi que l’occasion d’échanger entre elles. En effet, « parce qu’elles sont petites et parce que leur caractère non-violent n’est pas mis en évidence, elles n’ont pas reçu le soutien public requis, et leur impact a donc été limité ». Jai Jagat vise donc à « rassembler des initiatives aussi diverses sur une plate-forme unique », afin de « faire pencher la balance en faveur d’une action locale visant à réduire la violence perpétuée sur les ressources de la planète et, ce faisant, à atténuer la crise climatique ».

Un mouvement inclusif

Le manifeste défend une vision inclusive de la société. Ses membres travaillent à redonner du pouvoir aux populations, notamment les jeunes et les femmes, en leur donnant « le sentiment qu’[ils et elles] ont le pouvoir d’apporter des changements, grâce à leur ingéniosité individuelle et collective, plutôt que de dépendre de grands systèmes externes qui échappent au contrôle des gens ». Jai Jagat propose donc des formations non formelles, qui aident les citoyens à « trouver leur force intérieure pour faire face à l’injustice qu’ils voient ». Cela permet de faire face aux lacunes du système éducatif actuel. En effet, selon le livret, « les programmes scolaires des écoles ou des collèges ne leur permettent pas d’acquérir une telle force, car l’éducation formelle est axée sur l’emploi et sur le maintien d’un statu quo qui ne cherche pas à résoudre des problèmes structurels plus profonds ». L’objectif de Jai Jagat est donc de favoriser « l’apprentissage par l’expérience », en exposant par exemple les participants « aux défis de la marginalisation et de la pauvreté d’une part, et aux changements climatiques d’autre part ».
Mais ce combat d’inclusion est loin d’être gagné. Lors du passage de la marche dans le village d’Halanpur, où vit une tribu indienne, une des participantes a pris la parole afin d’inciter les habitantes à lutter pour leur communauté. Il est rapidement apparu que les jeunes femmes n’étaient pas considérées comme aptes à s’engager, sous prétexte que leur mariage les éloignerait de chez elles...

L’Ahimsa, au centre de l’action Jai Jagat

Une grande partie de la réflexion de Jai Jagat s’articule autour du concept d’Ahimsa. Selon le glossaire développé à la fin du livret, ce mot renvoie à deux acceptions : « l’amour inconditionnel », et « le non-préjudice causé à la pensée, aux paroles et aux actes ». En fait, il désigne « un type de non-violence holistique et unitaire ». Ce concept dépasse la simple définition d’absence de violence : « de même qu’une émotion humaine comme l’amour ne peut être définie par la haine, de même la non-violence ne peut être définie par la violence ». Pour les membres de Jai Jagat, l’Ahimsa, c’est donc l’opportunité de se détacher de la perception binaire que nous avons du monde. C’est l’occasion d’apprendre à « se corriger soi-même », à « agir de manière responsable », et à « adopter une nouvelle ligne d’action ». Il s’agit finalement de « prendre conscience du rôle de chacun dans le fait de blesser les autres ». Jai Jagat appelle chacun à développer une réflexion personnelle sur ses comportements sociaux, et à mieux écouter ses sentiments, afin de les exprimer sans violence. La bienveillance et le respect de soi et des autres sont ainsi également des concepts clefs du mouvement.

Vers une société non-violente

Le Livret Vert et Blanc pose les bases d’une société non-violente, en présentant plusieurs pistes à suivre pour entamer une transition.

Le rôle de l’éducation

Pour Jai Jagat, la non-violence doit faire partie intégrante des programmes scolaires. Il est nécessaire d’y sensibiliser les enfants le plus tôt possible, si l’on veut pouvoir entamer la transition vers une société plus apaisée. Le manifeste s’appuie sur l’exemple du modèle Nai Talim, développé par Gandhi, face au système d’éducation britannique de l’époque. Ce type d’éducation « combin[e] deux interventions apparemment diamétralement opposées : l’introduction de l’artisanat comme moyen d’enseignement primaire ; et l’utilisation des relations immédiates autour d’un enfant pour extrapoler un apprentissage plus général ». Cela vise à développer la réflexion des étudiant·es autour des moyens de mener des luttes non-violentes, et amorcer une éducation citoyenne autour du concept de Sarvodaya, « le bien-être pour tous ». L’objectif est donc « la construction d’individus capables d’être solidaires de ceux qui étaient marginalisés par le système ».

La nécessité d’un nouveau système économique

Le Livret Vert et Blanc appelle également à penser un modèle économique plus égalitaire, qui puisse répondre aux besoins de base de toutes et tous (se nourrir, se loger, se vêtir) et n’encourage pas la violence. Dans ce cadre, la « redistribution des richesses matérielles » apparaît un moyen central pour « garantir la dignité humaine ». Pour Jai Jagat, la propriété privée doit être « subordonnée au bien commun ». En effet, le mouvement considère qu’un « individu ne peut conserver et utiliser sa richesse pour sa satisfaction égoïste, en ignorant les intérêts de la société ». Il insiste sur la vigilance à avoir sur les différences de revenu et sur l’importance d’en réduire les écarts. Enfin, il fustige le système productiviste actuel, qui cherche à satisfaire des désirs de luxe, au lieu des besoins fondamentaux des êtres humains.

Repenser la gouvernance et les institutions

La non-violence doit être utilisée comme levier pour changer les institutions et les modes de gouvernance, qui sous leur forme actuelle, favorisent les inégalités entre les populations. Le manifeste s’appuie sur plusieurs concepts utilisés à travers le monde, qui offrent une vision alternative du système politique, afin de construire sa pensée. Il cite ainsi la notion de Buen Vivir, qui est inscrite dans la constitution équatorienne sous la forme suivante : « Nous décidons par la présente de construire une nouvelle forme de coexistence publique, dans la diversité et en harmonie avec la nature, pour parvenir à une bonne manière de vivre ». Jai Jagat s’inspire également du terme Ubuntu, utilisé par les peuples bantous Nguni. C’est un concept centré sur le partage entre les membres d’une communauté qui « symbolise l’humanité et l’ouverture d’esprit, et [est] une façon de gérer les conflits par le pardon ». Selon le Livret Vert et Blanc, ces exemples « montre[nt] les immenses possibilités d’inclure la non-violence dans tous les domaines de la vie ».

Jai Jagat pose ainsi les bases potentielles d’une nouvelle société, plus juste, plus ouverte. Reste à voir si les gouvernements sauront s’en inspirer.

Manon Salé


https://www.jaijagat2020.org
news@jaijagat2020.org ou contact@jaijagat.org


Cet article a été réalisé à partir d’extraits du Livret Vert et Blanc, manifeste de Jai Jagat.

(1) Voir Silence n°470 de septembre 2018, « Marcher pour la victoire du monde », n°477 d’avril 2019, « Jai Jagat : balise pour une économie non-violente », n°480 d’été 2019, « Rajagopal, une pensée qui décale le regard », n°482 d’octobre 2019, « Jai Jagat va semer des graines de paix sur son parcours », n°485 de janvier 2020, chronique « Jai Jagat 2020 ».

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