Pierre angulaire de la résistance, les écoles parallèles s’inscrivent au cœur de la mobilisation massive de la population kosovare, majoritairement albanaise, opposée à la politique coercitive et répressive du dictateur serbe, Slobodan Milosevic.
Le Kosovo dans la Serbie de Slobodan Milosevic
Le gouvernement serbe décide d’abolir l’autonomie du Kosovo en 1989. Il occupe militairement cette ancienne province de Yougoslavie, licencie massivement les ouvri·ères, écarte des administrations nombre de fonctionnaires, interdit l’usage de la langue majoritaire albanaise dans le système scolaire, empêche l’accès aux hôpitaux aux Kosovar·es albanais·es, pourtant majoritaires à 90 %. Toute une part de la population perd ses droits. Discriminé·es, les Albanais·es auraient dû s’exiler, mais une grande part de la population demeure sur place, relevant la tête, s’organisant.
La création d’institutions alternatives
Les Albanais·es kosovar·es choisissent l’un des leurs comme président lors d’élections illégales aux yeux de Belgrade. En 1991, ils organisent un référendum clandestin proclamant la République du Kosovo. En 1992, Ibrahim Rugova est élu président de cette République non reconnue par la Serbie. Le peuple se range à sa politique résolument non-violente durant près d’une décennie avant que la donne ne change sur le terrain, voyant l’émergence d’un mouvement armé à la fin des années 90.
Cet homme, Ibrahim Rugova, universitaire renommé, président de la Société des écrivains, prend la défense d’un peuple sur lequel pèsent les pires menaces. Il demeure, tout au long de son parcours, fidèle à ses principes de non-violence et de tolérance, luttant pour un Kosovo indépendant et multi-ethnique.
Face à un régime surpuissant sur les plans militaire et policier, le parti qui se constitue autour de Rugova opte pour une résistance asymétrique, pragmatique, fondée sur des valeurs humanistes. Mais tandis que, dans la plupart des pays du bloc de l’Est, les peuples se libèrent pacifiquement du joug totalitaire, la Yougoslavie s’enfonce dans la guerre et l’horreur de la purification ethnique en Croatie, en Bosnie. Au Kosovo, le mouvement non-violent, à force de patience et de persévérance, empêche l’ouverture d’un nouveau front de guerre dans le sud des Balkans. Le principe de non-coopération guide cette résistance qui ne reconnaît plus l’autorité de Belgrade.
Sur le terrain, le fossé ne cesse de se creuser entre les communautés serbe et albanaise, chacune vivant dans sa propre sphère économique, politique et sociale. Les institutions albanaises parallèles subissent évidemment, tout au long de ces années, attaques, déstabilisation, répression. Au printemps 1990, 7 000 élèves sont empoisonné·es avec des substances d’origine militaire. Néanmoins, les institutions parallèles tiennent fermement, ne se déparant pas de l’esprit de non-coopération, de boycott des élections officielles. Ainsi coexistent de manière inégale deux populations, et deux États s’établissent sur un même territoire.
Avec leurs écoles, leur propre système de santé à travers un réseau de dispensaires animé par l’association Mère Térésa, leur organisation politique, leur financement (par l’impôt « volontaire » de 3 %), les institutions albanaises font leur lit dans l’espace vide dans lequel elles ont été jetées.
Un système d’écoles parallèles
Plus de 400 000 élèves sont scolarisé·es du primaire à l’université dans des bâtiments ou des maisons privées, encadré·es par 20 000 enseignant·es. En certains lieux, la cohabitation est vécue dans l’indifférence. Ailleurs, les menaces ou attaques nécessitent de changer de lieu d’éducation. On y entre et on en sort discrètement, par petits groupes. Les cours ne durent pas longtemps. Il y a des rotations fréquentes et journalières. Le mobilier, les livres manquent. On utilise des chaises en guise de table pour écrire, à genoux sur des tapis. L’organisation des écoles parallèles a créé puis imprimé les programmes et les diplômes, formé ses propres enseignant·es. Des familles ont mis leurs propres maisons à la disposition de la résistance. Certains enseignant·es ont été arrêté·es, torturé·es, tué·es.
Pour l’organisation de la résistance, il était crucial de ne pas laisser la jeunesse entrer dans des processus violents qui auraient justifié une répression accrue. Chaque région a organisé son système. Pour Rugova, il était important que cette organisation soit décentralisée.
Une désobéissance civile systématique aux autorités illégitimes
Dès la suppression de l’autonomie au Kosovo, le mouvement de résistance boycotte tous les rendez-vous électoraux officiels avec la Serbie. Dès juillet 1990, les Kosovar·es albanais·es refusent de prendre part aux élections législatives en Serbie. Les actes de désobéissance civile se multiplient jusqu’à la systématisation (non-participation aux élections serbes et fédérales, refus d’intégrer les programmes scolaires de la Serbie, actes répétés de désertion, refus de participer aux guerres de Croatie et de Bosnie dans les rangs de l’armée fédérale). Cela pousse la résistance vers une lutte séparatiste qui mène le Kosovo à l’indépendance en février 2008.
Pour les enseignant·es, véritables acteurs et actrices de la résistance civile de cette époque, la liberté était au bout de leur combat. La résistance civile du Kosovo reste dans l’histoire des luttes un cas exemplaire de mobilisation populaire.
Ibrahim Rugova, le frêle colosse du Kosovo, Jean-Yves Carlen, Stève Duchene, Joël Ehrhart, éd. Desclée de Brouwer, 1999
Intervention civile de paix — une expérience au Kosovo. Équipes de paix dans les Balkans, 1999-2011, Martine Dufour, éd. du MAN, 2013