« Je suis Silvia Federici, je suis une féministe italienne, même si cela fait longtemps que je vis aux États-Unis. J’ai toujours milité dans les mouvements féministes ». C’est par ces mots que cette professeure de philosophie politique à l’Université Hofstra à Long Island dans l’État de New York (États-Unis) entame la présentation de son dernier ouvrage publié en français, Le Capitalisme patriarcal, à Lyon en mai 2019. Suite à cette conférence, nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec celle qui s’est fait connaître en France par son ouvrage Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive, en 2014.
Silence : Vous avez été connue en France à travers le livre Caliban et la sorcière. Quelle était la thématique du livre ?
Silvia Federici : Le sujet est vaste ! C’est un livre qui se propose de lire de nouveau le développement du capitalisme, d’une façon différente de Marx. Marx nous a donné une image très puissante du développement du capitalisme, en montrant comment le capitalisme a dû créer un prolétariat qui n’avait rien, seulement sa force de travail. Il a aussi reconnu que le développement du capitalisme a nécessité la conquête de l’Amérique et l’esclavage. Mais il n’a pas vu la réorganisation de la reproduction sociale. L’histoire que Marx nous a donné du développement du capitalisme est une histoire qui est concentrée sur le travailleur industriel. Il n’y a rien sur la reproduction sociale, sur le travail imposé aux femmes dans la société capitaliste, sur toutes les activités de la reproduction.
Caliban et la sorcière se proposait initialement de comprendre pourquoi les femmes dans les sociétés capitalistes ont été discriminées d’une façon particulière, pourquoi elles ont été la cible d’une attaque de l’État, du capital, plus forte que les hommes. L’État a toujours cherché à contrôler non seulement leur travail, mais aussi leur corps, la procréation, leur sexualité.
Est-ce que la lecture de Marx peut aider les luttes féministes ?
J’ai écrit Le Capitalisme patriarcal pour dialoguer avec les ouvrages de Marx. Marx a critiqué toute conception naturaliste de la nature. Il a dit que la nature est un produit historique et social et cela a contribué aux théories féministes. Cela signifie que la féminité n’est pas une essence, et on peut le démontrer. La conception de la féminité a changé à travers les siècles, et elle peut changer de nouveau.
Marx s’est prononcé contre les relations patriarcales, il parle de l’esclavagisme de la famille, il dit que la femme dans la famille bourgeoise est une propriété privée, etc. Il a contribué à dénaturaliser les identités sociales. Mais quand on a cherché à comprendre pourquoi les femmes étaient spécifiquement discriminées dans la société capitaliste, on s’est rendues compte que Marx n’apportait pas de réponse.
Dans le capitalisme, la reproduction a été subordonnée à la production de la force de travail, mais Marx n’en parle pas. Il ne voit le travail des femmes que lorsqu’elles rentrent dans les usines, pas avant (1). Marx a manqué la signification politique du salaire : selon lui le travailleur reçoit un salaire avec lequel il peut acheter les nécessités de la vie : à manger, de quoi se chauffer… et c’est tout. Il ne parle pas du sexe, du travail domestique de reproduction. Il nie que le capitalisme a besoin de produire la nouvelle génération de travailleurs. Il parle parfois d’instinct reproducteur du travailleur, mail il présuppose qu’il y a un intérêt égal entre les hommes et les femmes vis-à-vis de la procréation. Il ne voit pas que la procréation est un terrain de luttes, de contestation, parce que les femmes avaient peur de la procréation (2).
Est alors née une critique féministe de Marx. Le féminisme matérialiste reconnaît que Marx a donné des instruments, des outils de réflexions, mais aussi des instruments pour critiquer son travail. Nous sommes parties de la description que Marx fait de la production de la force de travail pour étudier le travail domestique.
Ce que Marx n’a pas vu et qui est étonnant, c’est qu’en moins d’un demi-siècle le capitalisme allait construire une nouvelle famille prolétaire fondée sur le travail domestique de la femme. Marx comme Engels était convaincu que l’expansion du capitalisme allait détruire les relations patriarcales.
Vous développez dans votre livre l’idée d’une division du travail : d’un côté le travail à l’usine qui est rémunéré, de l’autre le travail domestique et reproductif qui ne l’est pas. Est-ce que chaque action doit être monétisée ?
Si on reconnaît que nous ne faisons pas une tâche, un travail, pour notre bonheur, mais que c’est un travail qui est connecté au marché du travail, et qui a la fin bénéficie surtout au capitalisme, aux employeurs, alors pourquoi ne pas être payé ? Cela vaut aussi pour la reproduction.
Le capitalisme a construit un nouveau type de famille, un nouveau type de patriarcat. Des enfants et des femmes ont été expulsés des usines autour de 1880 dans quelques branches de l’industrie et peu à peu une nouvelle famille s’est construite, basée sur le salaire de l’homme qui est le salaire familial. Ce salaire doit nourrir aussi une femme et des enfants qui ne sont pas travailleurs et cela les place de facto dans une relation de dépendance.
Je pense que réclamer la compensation monétaire c’est un refus de travailler pour rien. C’est aussi un refus pour les femmes d’être dépendantes des hommes. C’est un refus de faire deux travails : un travail à la maison, et un travail hors de la maison pour gagner un peu d’autonomie. Lorsque le travail ménager n’est pas reconnu, il est complètement invisibilisé. Cela signifie que les femmes ne peuvent pas se distancier de ce travail. On dit qu’il est organiquement lié à la figure de la femme, naturel.
Concrètement, quels ont été vos engagements pour la reconnaissance du travail domestique ?
J’ai participé avec d’autres à fonder l’International Feminist Collective, collectif né dans les années 1970 et qui est à l’origine de la campagne « Un salaire pour le travail ménager » (Wages for Housework) également portée par des figures comme Selma James ou Maria Dalla Costa. Certaines féministes nous ont alors accusé de vouloir que les femmes restent au foyer, en revendiquant un salaire pour cette tâche. Mais cette campagne a au contraire rendu visible le travail ménager et la dépendance aux hommes à cause de la nature non salariée de ce travail. Il a fallu démontrer que ce n’est pas un travail d’amour, que ce n’est pas un service personnel, que c’est une forme de production. Pour la femme, la maison a été une usine, c’est là qu’elle a produit la force de travail. La capacité de travailler n’est pas quelque chose qui est donné, c’est quelque chose qui doit être reconstitué tous les jours. Ceux qui travaillent s’épuisent au travail et la ménagère doit prendre soin d’eux à leur retour à la maison. Mais qui prend soin de la ménagère ? Elle est au service de tout le monde, mais c’est la seule personne que personne n’aide.
L’attention que l’on porte aujourd’hui au care work (le travail du soin) est une conséquence des campagnes que nous avons mené. Dans beaucoup de pays, l’État a commencé à rémunérer un peu le care. En Italie par exemple, l’État donne un peu d’argent aux femmes qui prennent soin d’une personne malade, dépendante, dans la famille. C’est le commencement d’une reconnaissance. Plus les femmes refuseront le travail non-payé, plus il y aura une crise de la reproduction. Qui va s’occuper des bébés ? Des malades ? C’est un des grands terrains de lutte des mouvements féministes.
Les écrits de Marx portent une sorte d’optimisme technologique, quel regard portez-vous sur le processus d’industrialisation ?
Marx a idéalisé l’industrialisation, il l’a mise au centre du capitalisme. Il n’a pas vu l’importance du travail agricole et celui effectué par les esclaves. Il a pensé que l’industrialisation pouvait avoir un rôle d’unification et pensait qu’avec l’expansion des relations capitalistes, les relations patriarcales allaient disparaître, parce que les femmes seraient allées dans les usines. Pour lui la grande différence entre femmes et hommes aurait alors disparue. Mais ça ne s’est pas passé comme ça !
Je crois qu’il pensait que l’esclavage était une chose du passé, qu’avec l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, la fin de la guerre civile, l’esclavage était terminé. Il s’est trompé parce qu’il a idéalisé le travail industriel et qu’il pensait qu’il pouvait niveler toutes les différences sociales.
Il s’est aussi trompé en pensant que l’industrialisation était une nécessité pour créer les conditions matérielles de la future société communiste. Pour lui, le capitalisme a aussi eu un rôle progressiste, car il a posé les bases matérielles pour la future société. Marx pense que le capitalisme a développé la capacité productive du travail. En la développant, il a éliminé le manque, la pénurie, la rareté. Il pensait que toutes les sociétés avant le capitalisme avaient souffert d’une faible productivité du travail. La misère ne venait pas pour lui uniquement de relations de classes, mais aussi du niveau de productivité. Je ne suis pas d’accord avec ça. On peut voir aujourd’hui que l’industrialisation a participé à détruire la richesse sociale et la richesse naturelle. Elle a un effet dévastateur sur le climat, le développement des maladies… Il y a une humanité qui travaille et qui souffre, qui est en manque, qui n’a pas accès à une bonne nourriture.
Dans votre livre, vous parlez de la politique des communs. Aujourd’hui, quelles pistes pourrait-on développer pour les mettre en place ?
Je crois que la logique des communs est importante. Le féminisme et les mouvements sociaux ont comme tâches la redistribution fondamentale des richesses, en terminer avec l’exploitation du travail, redistribuer la richesse sociale, mettre plus de ressources pour la reproduction sociale mais aussi changer l’organisation du travail de reproduction, changer les relations sociales, les formes de production, et les rendre plus communautaires.
Aujourd’hui le capitalisme exacerbe l’individualisme. Les politicien·nes font ce qu’ils ou elles peuvent pour rompre les solidarités sociales. Le principe des communs comme principe d’organisation sociale prend le contre-pied de cette logique. Il faut développer une société organisée selon les principes de la coopération, du travail collectif, de la solidarité sociale. Enfin, une société gouvernée par le principe du gouvernement par le bas. Pas pour l’État, pas pour les institutions, mais par la volonté des personnes : une société basée sur l’autogouvernement.
Est-ce qu’il y a des exemples qui existent déjà ?
Il n’y a pas de société qui soit déjà autogouvernée. Il y a des petites expérimentations, par exemple dans des villages où l’autogouvernement est partiellement pratiqué. Je me suis beaucoup intéressée aux expérimentations de la communisation de la reproduction. J’ai vu ça surtout dans des banlieues de l’Amérique latine où il y a beaucoup de personnes qui ont été déplacées et qui ont reconstitué une communauté en s’appropriant un territoire public, des espaces urbains, et en créant de nouvelles formes de vie. Les femmes y ont joué un rôle fondamental. Elles ont compris que c’est seulement en unissant leurs forces qu’elles pourraient construire autre chose, qu’elles pourraient assurer leur survie. Elles ont commencé à cuisiner collectivement, à construire des jardins urbains, à faire ensemble, à récupérer ensemble des formes de connaissances médicales, etc.
Cela leur a donné une grande force et a aidé à reconstituer le territoire social. Je ne veux pas idéaliser, mais il y a beaucoup de niveaux dans ces nouvelles relations. C’est seulement avec le travail collectif, lorsque les femmes et les hommes ont été capable de survivre et de créer des formes d’organisation qui permettent de résister à l’État que la résistance a permis de créer une nouvelle organisation sociale.
Un mot pour conclure ?
Il faut se distancier de Marx lorsqu’il dit que le capitalisme a eu un rôle historique très important en développant la richesse et la productivité du travail. Les communs sont aujourd’hui un horizon qui nous inspire dans notre lutte, et pas seulement pour le futur mais à partir de chaque moment dans le présent. La lutte des femmes est une lutte très importante parce qu’elle peut poser la question de la reproduction sociale au sein de la mobilisation politique.
(1) Il y a seulement deux références où il parle du travail domestique dans son œuvre, pour dire qu’il n’y a pas de travail domestique dans les sociétés industrielles, qui achètent des choses qu’autrefois les femmes produisaient à la maison. C’est étonnant, d’autant plus que Marx a bien dit que la force de travail ne poussait pas sur les arbres, et devait être reproduite jour après jour.
(2) Haute mortalité infantile, mais aussi haute mortalité des femmes. La lutte pour la contraception existait déjà, mais Marx présuppose que la procréation est une chose naturelle.
Dans l’article « Femmes, travail et décroissance » du dossier « Écologie et féminisme : même combat ? » (n°439, novembre 2015), Silence posait la question : « Comment accommoder la recherche féministe de l’égalité salariale avec la critique antiproductiviste du salariat ? La revendication de l’accès des femmes au travail productif avec la valorisation, par la pensée décroissante, du travail non marchand ? ». Comment rompre avec le paradigme libéral qui pense l’accès au marché du travail comme condition première de l’émancipation ? Alessia Di Dio mettait en garde dans le n°15 de la revue Moins ! contre la récupération du légitime besoin d’indépendance des femmes en « libération de la force de travail féminine ». Dans les faits, l’accès féminin au marché du travail n’a pas donné lieu à un engagement proportionnel des hommes dans la sphère domestique. Une piste pourrait donc être de revaloriser radicalement les tâches liées aux sphères dites de la reproduction (se nourrir, s’habiller, maintenir les liens, soigner les plus fragiles, etc.), de manière plus collective et égalitaire, et de promouvoir parallèlement le pouvoir les femmes hors de la sphère domestique… mais pas seulement dans la sphère productive : également dans les sphères politiques, sociales, culturelles, associatives, militantes, etc.