Dans les années 1970, on assiste à une critique de la médicalisation de l’enfance, de la folie, de la naissance, etc. Le besoin se fait sentir de prendre de la distance vis-à-vis de pratiques et de catégories médicales qui seraient simplificatrices, réductrices et, de ce fait, oppressives. Dans Nemesis médicale (1974), Ivan Illich dénonçait ainsi « l’expropriation de la santé » à travers ce qu’il appelait l’iatrogénèse sociale : « La prise en charge institutionnelle de la population par le système médical enlève progressivement au citoyen la maîtrise de la salubrité, dans le travail et le loisir, la nourriture et le repos, la politique et le milieu, elle constitue un facteur essentiel de l’inadaptation croissante de l’homme à son environnement. »
S’émanciper de la médecine ou l’investir ?
Parallèlement, des mouvements d’usagèr·es et des associations de malades se mettent à investir le champ de l’expertise biomédicale. Ces collectifs, qu’ils soient créés avec les médecins, en parallèle ou même contre eux, développent, chacun à sa manière, des savoirs dont l’institution médicale doit désormais tenir compte. On peut citer notamment les mouvements d’autosupport d’usagers de drogues (Narcotiques anonymes), les Groupes d’entraide mutuelle des personnes concernées par des troubles de santé mentale, les associations de consommateurs (revue l’Impatient), les associations créées par les familles de malades atteint·es par exemple de maladies rares pour améliorer leur prise en charge (l’Association française de lutte contre les myopathies), les malades du sida mettant la pression pour obtenir plus rapidement des traitements et pour que la recherche clinique se fonde sur des protocoles plus souples et sensibles aux perspectives des malades (ce que le film 120 battements par minute illustre à merveille), les « entendeurs de voix » requalifiant leurs symptômes comme une expérience à apprivoiser plutôt que comme le signe d’une pathologie à corriger, etc. Ces collectifs — dont on ne cite ici qu’un échantillon — regroupent des personnes concernées qui cherchent moins à tenir à distance la médecine et le soin qu’à les transformer, en y intervenant, en y prenant part, en position d’expertes et non pas seulement de « bénéficiaires ».
Des patient·es expert·es
« Patient expert » : Illich aurait certainement récusé cette expression. Elle semble à la fois méconnaître la vulnérabilité révélée par l’expérience douloureuse de la maladie et consacrer la tyrannie du régime de l’expertise dans tous les secteurs de la vie. D’ailleurs, certaines de ces personnes refusent le titre « d’expert » pour éviter de paraître en imposer, ou pour ne pas se retrouver à disputer cette qualité aux professions de santé. L’expression de « patient expert » est cependant bienvenue car elle affirme la légitimité du point de vue des malades à s’exprimer sans que leur parole ne soit reléguée à du pur vécu émotionnel. Les malades ne se contentent pas non plus d’exprimer un simple consentement à ce qui aurait été prévu pour elles et eux, mais sans les impliquer. D’autres expressions ont été proposées pour désigner ces personnes qui apportent leur part au monde médical : « patients ressource », « patients partenaires », « pair-aidants », « actients », etc.
Reconnaître les savoirs des personnes malades
Les malades ont des savoirs expérientiels à faire valoir, en matière de traitements, de soins. Ces personnes sont tout simplement mieux placées que quiconque pour observer ce qui se passe dans leur corps (1). Georges Canguilhem, médecin et philosophe, a défendu dans les années 1940 l’idée que les concepts de santé et de maladie ne peuvent pas être pensés en dehors de l’expérience d’un sujet. L’approche scientifique de la maladie est essentielle mais ne se suffit pas. Elle ne permet pas de rendre compte de la perspective singulière hors de laquelle elle perd son sens. Philippe Barrier, philosophe et malade chronique, a plus récemment développé l’idée « d’autonormativité » : le ou la patiente, par un processus d’appropriation de la maladie, détermine elle-même une « norme de santé globale » qui établit un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement, et sa vie en général.
Les malades sont donc bien placé·es pour développer des savoirs sur les symptômes de la maladie et des troubles, mais aussi pour déterminer l’équilibre du vivre avec la maladie. Ils et elles développent de surcroît de véritables compétences en explorant le monde du soin, de l’hôpital, et finissent par bien le connaître. C’est là une bonne part du travail des associations et des groupes d’entraides : aider à se repérer dans le parcours des soins. Des associations, par exemple l’AFA qui regroupe les maladies de Crohn et autres maladies inflammatoires de l’intestin, proposent des guides pour préparer l’hospitalisation, plusieurs collectifs LGBT+ proposent des listes de soignant·es non stigmatisant·es (2).
Ces associations développent finalement une forme d’expertise active et se donnent pour rôle d’alerter la « communauté de malades » ou le public à propos d’un problème dont elles font l’expérience afin de le résoudre. L’association Renaloo a par exemple mené des enquêtes et découvert que les inégalités d’accès à la greffe de reins pouvaient s’expliquer par des biais dans les mécanismes de financement des services de soin. C’est aussi le cas des violences gynécologiques et obstétricales, repérées et visibilisées par des collectifs, qui sont parvenus à l’inscrire comme problème public (3).
Investir l’institution
L’expertise des patient·es relève de la connaissance de soi, de l’expérience acquise de repérage dans l’institution, mais aussi de tout le processus personnel de reprise de pouvoir sur sa propre vie qu’on appelle aussi « rétablissement » : intégrer sa condition, savoir vivre avec, gérer les conséquences au quotidien, cesser « d’être malade d’être malade ». Ce processus peut donner envie de devenir « médiateur de santé-pair », « pair-aidant », ce que d’autres appellent un « tuteur de résilience ». Ces personnes qui, à travers la maladie, ont emprunté des parcours instructifs ou exemplaires, entrent en contact avec d’autres personnes rencontrant une situation semblable. Dans l’organisation contemporaine des services de santé, ces rôles sont devenus un enjeu majeur pour contribuer à la traduction, à la médiation, et l’autonomisation des patient·es. Ces pairs deviennent alors intervenant·es dans les services à travers des ateliers d’éducation thérapeutique, voire en formation universitaire (projet Pactem : patients acteurs de l’enseignement en médecine). Les initiatives se multiplient pour former ces rôles nouveaux dans le système de santé. Différentes structures proposent des formations en éducation thérapeutique permettant à des patient·es de préparer un diplôme de l’Université des patients. Les diplômé·es trouvent encore très difficilement un poste en lien avec leurs nouvelles compétences. C’est le plus souvent de façon bénévole que les patient·es deviennent partenaires du système de santé.
La captation de « l’expérience patient »
En parallèle, les dispositifs du type « patient évaluateur de la qualité » se multiplient. Les usagèr·es étant précisément ceux et celles qui connaissent les usages, il est normal de leur donner l’initiative de l’évaluation. Mais leurs données, avis et opinions deviennent désormais une ressource. C’est l’évaluation elle-même qui crée la valeur. Un Institut de l’expérience patient, créé récemment, s’adresse entre autres aux cadres et managers des institutions de santé : « Axe majeur de la certification V2020, la collecte de l’expérience vécue par les patients doit trouver sa place dans l’organisation des équipes. » Hors de l’hôpital, certaines plateformes comme Carenity ont pour fonction de recueillir l’avis des patient·es atteint·es d’affections chroniques et de revendre ensuite aux industriels les informations qui s’y échangent. « La démocratie sanitaire est traduite dans le langage du marché » selon Philippe Batifoulier, économiste à Nanterre.
Il reste difficile de peser ce qu’apportent de nouveau et d’authentique les patient·es partenaires (au-delà d’une « valeur ajoutée »). Et puis surtout, en étant ainsi incorporé dans le système de santé, le mouvement des patient·es ne perdrait-il pas sa vertu critique et son horizon de transformation de l’institution médicale ?
À l’heure où les inégalités de santé s’accroissent, quand on voit l’assurance maladie perdre son caractère universel et que la « médecine personnalisée » (entendre « informée par les nouvelles technologies de séquençage génétique ») sature l’horizon de la médecine de demain, la question est de savoir si les mouvements d’usagers, variés, multiformes et divers, peuvent contribuer à faire émerger une autre politique. S’il est permis d’en douter, sur le terrain et au quotidien, il ne fait pas de doute que les savoirs expérientiels issus des échanges entre pairs, émergeant d’un travail de construction collective, contribuent à transformer peu à peu notre rapport à la médecine et à ses professionnel·les.
Nicolas Lechopier, maître de conférences en philosophie à la faculté de médecine de l’Université Lyon Est
1. On l’a un peu oublié depuis le triomphe de l’anatomoclinique au 19e siècle, mais la consultation médicale par lettres était une pratique courante depuis l’antiquité, qui a connu un âge d’or au 18e siècle (Pilloud, Hachler et Barras, 2004). L’expertise médicale reposait alors sur les mots écrits du patient, qui avait donc en main explicitement l’une des clés de son suivi.
2. Voir les bases de données publiées sur www.gynandco.fr ou http://bddtrans.fr
3. À ce sujet, voir par exemple STOP violences obstétricales et gynécologiques ou les enquêtes et prises de position du Collectif interassociatif autour de la naissance.