Durant les Trente Glorieuses, l’ensemble de la voirie parisienne a été réorganisée pour favoriser l’essor de l’automobile (1). Cela a créé un système de déplacements non viable, comme en témoignaient alors les embouteillages chroniques. Mais depuis les années 1990, la tendance s’est inversée : la circulation automobile à Paris a diminué de 46 % entre 1992 et 2017 et seuls 10 % des trajets sont aujourd’hui effectués en voiture. « Cette baisse est essentiellement due au report vers les transports en commun (la fréquentation du métro a crû de 50 % depuis 1995) », explique Julien Demade. Mais selon lui, « le système parisien des déplacements reste aujourd’hui profondément dysfonctionnel » (2) : engorgement complet des transports en commun d’un côté (3), pollution automobile de l’autre : 90 % des Parisien·nes sont exposé·es à une pollution supérieure aux normes sanitaires (4).
Le potentiel énorme du vélo et de la marche
« Au début des années 1990, la circulation automobile était 85 fois supérieure à la circulation cycliste » (4). En 2010, elle ne lui était plus que trois fois supérieure et, d’ici à 2030 environ, leur nombre de déplacements respectifs devrait devenir équivalent. Le vélo est le mode de transport qui augmente le plus rapidement dans la capitale : son usage y a été multiplié par 10 entre 1991 et 2010. Afin de poursuivre cette évolution, « il est donc aussi nécessaire que possible de réaménager radicalement la chaussée pour l’adapter à ces transformations profondes de son usage, ce qui passe notamment par le biais de la généralisation des zones 30 en dehors des grands axes, et des aménagements cyclables sur les grands axes » (2).
Pour calculer le potentiel de développement de chaque mode de transport, on peut se référer aux distances des trajets. « A chaque distance correspond un mode de déplacement idéal » : en dessous de 1 km, c’est la marche. Entre 1 et 5 km, c’est le vélo (moins de 20 minutes de trajet). Au-delà de 5 km, ce sont souvent les transports motorisés. « Un système rationnel combine ces trois façons fondamentales de se déplacer, en assurant à chacune l’essentiel des déplacements sur les distances pour lesquelles elle est le mieux adaptée. »
Mais il existe un décalage énorme entre l’aménagement urbain existant et le potentiel des modes de déplacement. En Île-de-France, 45 % des déplacements se font sur des trajets inférieurs à 1 km et 30 % des trajets sont compris entre 1 et 5 km. « Au total donc, 75 % des déplacements franciliens font moins de cinq kilomètres et sont, de ce fait, aisément réalisables par le biais de modes non motorisés — pour autant que ceux-ci ne soient pas exclus de la voirie par l’aménagement strictement automobile de celle-ci, qui est actuellement la règle » (5). Un report modal d’autant plus possible que « ce qui frappe, c’est avant tout le caractère absurdement faible des distances pour lesquelles est utilisée l’automobile : dans 40% des cas, il s’agit de moins de 5 km » (4).
Pro-vélo = pro-bobo ?
La politique pro-vélo menée actuellement par la mairie de Paris accroît-elle les inégalités sociales ? « [On] ne cesse d’entendre : ‘Les gens qui circulent en voiture dans Paris le font parce qu’ils n’ont pas le choix : parce qu’ils viendraient de trop loin, la banlieue, pour pouvoir se déplacer autrement.’ La réduction de l’espace de circulation automobile serait ainsi une politique qui ne profiterait qu’aux Parisiens, et dont tout le poids pèserait sur les banlieusards, une politique menée donc au profit des plus privilégiés, et au détriment des plus démunis : une politique de bobos. L’argument, cependant, est totalement faux », estime Julien Demade, qui poursuit : « Qui sont ces Parisiens qui choisissent de rouler en voiture ? Les plus fortunés, parce que la principale déterminante du fait d’opter pour la voiture est le revenu. Ainsi les habitants du 16e arrondissement se déplacent-ils trois fois plus en voiture que ceux du 18e. (…) Et pour les banlieusards, il n’en va pas différemment : ceux qui font le choix de venir à Paris en voiture ne sont que ceux qui en ont les moyens » (4). Cela s’explique entre autres par le fait que « plus les ménages sont pauvres, plus la part dans leur mobilité des déplacements inférieurs à 5 km (et donc assurables à vélo) est importante ; et plus également la marche et le vélo représentent une proportion notable de leurs déplacements. (…) Pour le quart le plus pauvre de la population française, (…) les modes actifs représentent 37 % des déplacements, contre seulement 20 % pour le quart le plus riche. Réaménager la voirie au profit de la marche et du vélo est une politique socialement juste » (6).
Et les banlieues ?
Actuellement, dans les banlieues de Paris, 50 % des déplacements s’effectuent encore en voiture. Cela s’explique entre autres par le fait que « les transports en commun sont très peu développés sur les liaisons de banlieue à banlieue, alors que celles-ci représentent 93 % des trajets automobiles en banlieue », ce qui fait que « le potentiel de report de la voiture vers les transports en commun est faible » (7). Mais en banlieue plus encore qu’à Paris, l’essentiel des déplacements en voiture se fait sur de petites distances : dans toute l’Île-de-France, la moitié fait moins de 3 km, et les deux tiers font moins de 5 km. Les perspectives de report modal sur la marche et le vélo sont donc importantes. D’ailleurs, explique Julien Demade, « en banlieue comme à Paris, le vélo est de loin le mode de déplacement qui connaît la croissance la plus forte (+ 90 % entre 2001 et 2010) ».
Plutôt que la réalisation de l’hypothétique Grand Paris express, projet pharaonique de doublement du réseau de métro actuel dans les banlieues qui devrait coûter 32 milliards d’euros (8), le chercheur imagine le développement d’itinéraires cyclables en banlieue. Le coût au kilomètre de la réalisation d’aménagements cyclables est mille fois inférieur à celui de la construction du Grand Paris express… Pour lui, le succès d’une telle initiative fait peu de doute, dans la mesure où « les déplacements entre Paris et la banlieue représentent d’ores et déjà le segment de la circulation cycliste qui connaît la croissance la plus rapide : multiplication par quatre en dix ans » (5). Selon lui, « en Île-de-France, le vélo peut potentiellement remplacer dix millions de déplacements automobiles quotidiens » (2). De quoi désengorger considérablement l’environnement quotidien des Francilien·nes et réduire la pollution atmosphérique qui les tue à petit feu.
Guillaume Gamblin
(1) À partir du milieu du 19e siècle, « dans la ville haussmannienne, l’accent avait été mis sur la marche (avec la règle des 40 % à 50 % de voirie réservés aux trottoirs) », explique Julien Demade. Puis, « à coup de constructions d’autoroutes urbaines (voies sur berges, périphérique), d’instauration d’un plan de circulation maximisant la vitesse automobile grâce aux sens uniques, et de diminution des trottoirs, le vélo finit par être radicalement chassé de Paris, tandis que la part de la marche y diminue » (voir note 2).
(2) Julien Demade, « Le vélo peut révolutionner les déplacements en Ile-de-France », www.alternatives-economiques.fr, 6 décembre 2017.
(3) « L’augmentation de leur fréquentation s’est faite pour l’essentiel dans le cadre d’un réseau stable, faute de capacité à en financer l’extension (une seule ligne de métro a été créée depuis les années 1990 là où il en aurait fallu cinq pour absorber l’augmentation de la fréquentation). »
(4) Julien Demade, « Réorganiser la voirie à Paris au détriment de la voiture et au profit du vélo n’a rien d’un délire idéologique », http://carfree.fr, 13 septembre 2017.
(5) Julien Demade, « Le vélo et la marche : les transports d’avenir de l’Île-de-France ! », www.metropolitiques.eu, 4 décembre 2015.
(6) Julien Demade, « Politique des mobilités : à quand la bascule vers le vélo et la marche ? », https://theconversation.com, 23 janvier 2018.
(7) Pour contribuer à résoudre ce manque de connexion entre banlieues, « il faut poursuivre la création de lignes de tramways et de bus en site propre. Une ligne de tramway coûte à peu près vingt fois moins qu’une ligne de métro » (voir note 5).
(8) Alors que le renouvellement du parc de métro actuel, d’un coût quatre fois inférieur, ne parvient pas à être assuré.