Une vision étroite de la féminité
Les femmes (et en particulier les jeunes) sont les employé·es que préfèrent les hommes qui constituent la majorité des propriétaires et dirigeant·es des usines de prêt-à-porter dans des pays aussi variés que le Maroc, le Cambodge, le Bangladesh, la Chine ou le Nicaragua, parce que ces cadres masculins présument que les jeunes femmes sont des ’couturières naturelles’ et qu’elles sont, par conséquent, dépourvues de toute ’qualification’. Ils supposent aussi que des femmes accepteront mieux que des hommes des salaires bas, parce que les femmes ’veulent seulement se marier’ et qu’il est donc plus vraisemblable qu’elles soient dociles et ne protestent pas contre leurs mauvaises conditions de travail. En d’autres termes, l’industrie mondiale de la confection repose sur des idées étroites (et intéressées) de la féminité. Beaucoup de personnes parmi nous, bien entendu, partagent ces mêmes préjugés genrés.
Uniquement de grands couturiers ?
Dans le monde actuel de la haute couture, il existe aussi un préjugé répandu selon lequel les véritables ’génies créatifs’ sont des hommes, tandis que les femmes mannequins doivent être maladivement minces pour montrer sous leur meilleur jour les modèles à haut prix, et que ces femmes ne diront rien quand elles seront l’objet de harcèlement sexuel de la part de modistes ou de photographes masculins.
Le développement récent dans la haute couture du mouvement mondialisé #MeToo a vu de nombreuses femmes mannequins s’opposer publiquement à l’idée reçue qu’elles étaient de simples objets muets soumis aux mauvais désirs des hommes de cette industrie. Les déclarations de ces femmes ont contredit le présupposé genré selon lequel la version de la féminité entretenue par la haute couture ne pouvait pas être remise en question.
Sororité ?
Faire naître une solidarité véritable entre femmes est rendu difficile par une des caractéristiques actuelles de l’industrie mondialisée de la confection : ce sont essentiellement des femmes ayant de faibles revenus (et qui, généralement, n’achètent pas seulement des vêtements pour elles mais aussi pour les autres membres de leurs foyers, notamment les enfants) qui ont besoin de vêtements à bas prix. Et ces prix bas sont la conséquence du bas niveau des salaires que les grandes marques mondiales payent aux ouvrier·es de leurs usines, dont 70 % environ sont des femmes.
Mais, tout en ayant connaissance de cette situation, nous ferions une grave erreur en passant directement de la difficulté à faire naître une solidarité internationale à la conclusion que les femmes pauvres seraient, en tant que consommatrices, les principales bénéficiaires de l’exploitation d’autres femmes sous-payées dans les usines de vêtements. De fait, les premiers responsables de la limitation actuelle du coût du travail sont les hommes et les femmes (ce sont surtout des hommes) qui forment les équipes dirigeantes et sont les actionnaires des grandes marques mondiales de vêtements (et aussi de chaussures). Ce sont ces gens-là qui touchent les hauts salaires et les dividendes d’une formule industrielle de féminisation du travail visant à déprécier la valeur du travail féminin.
L’importance du droit du travail
Aujourd’hui, le moyen le plus efficace pour faire reculer les pratiques d’exploitation genrées dans l’industrie mondialisée de la confection est peut-être de garantir, aussi bien aux travailleu·ses des usines qu’aux travailleu·ses à domicile, le droit à la constitution de syndicats indépendants – indépendants à la fois de leurs employeurs et des structures étatiques.
Mais le fait que les travailleu·ses s’organisent et se syndiquent n’est pas suffisant. Si les travailleu·ses se serrent les coudes sans prendre en compte la dimension de genre, cela ne garantira pas le recul de l’exploitation des femmes travaillant dans l’industrie actuelle de la confection. Des femmes de très nombreux pays m’ont appris que le seul mode d’organisation véritablement efficace est celui qui prend au sérieux la variété complexe des vies et des multiples responsabilités des femmes.
Souvent, la façon la plus efficace de s’organiser, pour les travailleuses des usines, consiste à forger un partenariat, sur un pied d’égalité, avec des féministes locales. Des militantes pour les droits des femmes et des travailleuses militantes, partageant ensemble des points de vue, des données et des stratégies, peuvent former une coalition dynamique. Si nous retrouvons, cousus au cœur des vêtements que nous portons tou·tes aujourd’hui, le harcèlement sexuel, le déni des conditions sanitaires des femmes et les silences forcés des femmes, de telles réalités devront alors figurer en haut de la liste des revendications de tout syndicat de travailleu·ses de la confection.
Ne pas détourner le regard
Une des choses que m’ont apprises, voilà des années, des femmes travaillant dans une usine de blue-jeans aux Philippines, c’est de lire les mentions en petits caractères sur le moindre vêtement et la moindre paire de chaussures que je porte. « Made in Botswana », « Made in Romania », « Made in Cambodia », « Made in Sri Lanka » – je lis toutes les étiquettes. J’essaie alors de me représenter les femmes qui ont fabriqué mes chaussures et mes vêtements. J’essaie d’imaginer leur existence quotidienne complexe, leurs espoirs, leurs inquiétudes, leurs compétences, leurs combats.
Cela ne va pas améliorer directement, bien entendu, la dure vie de ces femmes. Mais cela me permettra de me sentir reliée à elles, de développer le sentiment de la responsabilité qui m’incombe dans la forme que prennent leurs conditions de travail, injustes et insalubres. Les gens qui exploitent les travailleu·ses de la confection dépendent de notre manque de curiosité, du fait que nous ne posions jamais de questions sous l’éclairage du genre. Ils comptent sur nous pour que nous nous sentions étranger·es aux femmes et aux hommes qui fabriquent nos vêtements. Mais nous pouvons les surprendre.
Propos recueillis par Martha Gilson, traduits par les éditions Solanhets
- Cynthia Enloe, traduction Caroline Sordia, Armées, bananes, confection…. Une analyse féministe de la politique internationale, Blajan, éd. Solanhets, 2019, 527 p.
- Cynthia Enloe est également l’autrice de Faire marcher les femmes au pas, éd. Solanhets, 2016.