Les démarches alternatives s’échelonnent de simples actions individuelles (adopter une alimentation végétarienne) jusqu’aux collectifs alternatifs dans presque tous les domaines de la vie (les communautés de Longo Maï), en passant par les lieux/activités les plus divers (fermes en permaculture, coopératives d’achats en circuit court, restos associatifs et autres centrales d’énergies villageoises).
Selon certain·es, il faut commencer par se changer soi-même ou démarrer avec des « petits gestes » (au risque d’en rester là). D’autres affichent une visée politique plus haute, en s’attaquant au système capitaliste en place. D’autres encore se reconnaissent plutôt dans une « éco-citoyenneté responsable » qui n’exclut pas la coopération avec les services de l’État. Beaucoup composent entre nécessité de gagner sa vie et exigence de le faire en respectant ses valeurs. Sans compter les personnes qui se disent alternatives tout en n’étant que des faire-valoir pour des collectivités locales ou des secteurs industriels en quête de greenwashing.
En outre, les alternatives évoluent dans le temps, bien ou mal. Elles peuvent grossir un peu, beaucoup et finir par perdre leur âme. Elles peuvent s’épuiser, s’édulcorer, être récupérées, se refermer sur elles-mêmes etc. Elles peuvent rentrer dans le rang et ne plus être des alternatives, cela arrive. Elles peuvent au contraire progresser vers davantage de cohérence, renforcer leur autonomie et leurs singularités, se radicaliser (au sens étymologique), développer des solidarités avec les luttes locales.
Face à un paysage alternatif si hétérogène, à quoi servent les jugements globalisants qui mettent tout le monde dans le même panier ?
Les alternatives selon Silence : militantes
Tentons plutôt de définir les alternatives qui nous intéressent à Silence, c’est-à-dire en première approche, des alternatives qui dépassent le niveau individuel et qui se veulent militantes.
Ces alternatives militantes sont des démarches de résistance au système techno-capitaliste. Elles consistent à démontrer, par des pratiques à la fois concrètes, conscientes et immédiates, qu’il est possible de s’affranchir, au moins en partie, de ce système, de vivre au moins en partie autrement que selon ses injonctions. « Vivre autrement » signifiant pour nous vivre de façon plus écologique, sociale, solidaire, sans rapports de domination, et ce dans tous les domaines : agriculture, construction, transports, éducation et culture etc. Le principe actif des alternatives réside dans cet effet de démonstration et dans le fait que des personnes reprennent du pouvoir sur leur vie, ce qui est le propre de l’émancipation.
Parmi les implications de cette définition, celles liées au choix de l’action immédiate sont de taille. Les alternatives se déploient forcément dans le système tel qu’il existe à ce jour, ou dans ses marges, mais pas en dehors, chose impossible. Aucune alternative ne saurait donc être totale ou parfaite. Ainsi par exemple, les collectifs vivant sur la ZAD de NDDL de la phase post-projet d’aéroport : certains constituent des alternatives radicales dans leur volonté d’expérimenter des modes de vie au-delà des rapports marchands et utilitaristes entre les êtres humains et la nature. Pour autant, ces expériences enthousiasmantes ne sont pas non plus détachées du monde extérieur, de ses produits et de ses technologies asservissantes. C’est le lot de toute action préférant, selon la formule d’Alain Damasio, « les aujourd’hui qui bruissent aux lendemains qui chantent ».
Toutes les alternatives ne produisent pas, pour l’extérieur, un discours explicite sur leurs motivations, leurs convictions. Mais, selon notre définition, elles inscrivent leurs choix, leurs actions, dans une visée consciemment militante, ou engagée, ou politique. Elles ne sont pas alternatives militantes par hasard ou opportunité. Quant à la dénonciation du techno-capitalisme, nous y voyons un socle minimal de positionnement politique pour les alternatives. Sans cela, aucune perspective écologique pour l’action ne peut être pensée avec un tant soit peu de consistance. Elle n’est toutefois pas suffisante : certaines extrêmes-droites peuvent aussi dénoncer le capitalisme. D’où l’importance de préciser l’horizon du « vivre autrement ».
Affaire de bobos : oui...
Les alternatives militantes telles que nous les avons définies n’échappent pas à la critique d’être, elles aussi, surtout l’affaire des classes moyennes. Elle-même critiquable (1), cette analyse est cependant juste et surtout salutaire.
Elle est à articuler avec celle de l’entre-soi militant, fléau souvent des plus belles causes. Nous invitons à en faire un moteur de mise en question, au sein de chaque alternative, des privilèges de ses membres (de classe, de genre, d’âge, de couleur de peau, de niveau d’étude, d’origine sociale etc.). Mais aussi un stimulant pour questionner chaque structure alternative elle-même : quelle place occupe l’alternative au sein de son environnement, quelles fonctions, quels effets produits, au bénéfice et à l’exclusion ou au détriment de qui, à quels coûts (financiers, écologiques et autres) ?
Ce type d’analyse ne constitue qu’un préalable à un progrès, si ce n’est à la résolution du problème. Comment dépasser l’entre-soi et s’adresser aux non convaincu·es ? La question n’est pas facile et reste pour nous en chantier.
... mais pas que
Mais par ailleurs, constatons aussi que nous n’avons aucune raison de nous focaliser sur les exemples sans cesse évoqués du bobo dans son jardin partagé ou sa pseudo-ferme éco-retapée. Parlons plutôt, par exemple, des associations Vrac (Strasbourg, Toulouse, Lyon...) ou Les Amis du Zeybu (Eybens à côté de Grenoble) qui rendent l’alimentation bio et locale accessible aux habitant·es de quartiers populaires. Le Gabion (à Embrun, dans les Hautes-Alpes) organise notamment des chantiers d’insertion pour des jeunes sans diplôme en difficulté, des plus de 50 ans sans emploi et des personnes condamnées en justice. Il s’agit de chantiers pas assez rentables pour intéresser les entreprises classiques, dans les domaines de la rénovation de patrimoine et de l’éco-construction. À La Colombine (à Crest, dans la Drôme), des personnes handicapées et d’autres non vivent ensemble en partageant habitat, modes de vie écolos et ouverture sur l’environnement extérieur. L’Oasis, animée par l’association La Légumerie, est un jardin partagé situé dans une cité populaire à Lyon, beaucoup des personnes qui le fréquentent vivant avec le RSA. Difficile aussi de voir une affaire de classe moyenne dans le Quartier libre des Lentillères de Dijon, une sorte de ZAD maraîchère urbaine, ou à La Baraque, quartier alternatif et autogéré à Louvain-la-Neuve en Belgique.
Donc, c’est possible, beaucoup d’alternatives sont « populaires ». Continuons à les faire connaître et à nous en inspirer. La moindre des choses, si nous voulons secouer les mécanismes de domination, est de ne pas passer sous silence les expériences les plus intéressantes, peu importe qu’elles soient minoritaires, au contraire.
N’omettons pas non plus de rappeler que, parmi les alternatives militantes, certaines dérangent le système en place, ne sont pas vues d’un bon œil (et c’est parfois un euphémisme) par les puissant·es. Nombreuses sont dans ce cas et constituent ainsi un bon marqueur (mais pas le seul) de la portée politique d’une démarche, loin de l’innocuité des préoccupations bourgeoises.
Les stratégies conduites par Terre de liens par exemple, pour acquérir du foncier agricole et permettre ainsi de « faire pousser des fermes », viennent contrecarrer les logiques de concentration des grandes exploitations. Les grands semenciers n’apprécient pas les collectifs paysans qui, souvent au sein du Réseau semences paysannes, entendent reprendre en main la culture de variétés libres de céréales. La construction en terre crue, comme au quartier d’habitat social du Domaine de la terre à Villefontaine (Isère), est combattue par les lobbies du ciment. Les groupes féministes de santé gynécologique (Les Flux, Self help Toulouse et autres) énervent beaucoup le pouvoir médical. Le projet d’autonomie énergétique de l’île de Sein (Finistère) est bloqué depuis des années par l’alliance EDF/État français. Autant de pots de terre contre des pots de fer, certes, mais là encore il est d’autant plus important de les mettre en avant.
Un bilan... à surmonter
Nous avons déjà fait le constat à plusieurs reprises mais il s’impose hélas toujours : même mises bout à bout, les alternatives ne sont pas suffisantes, loin de là, pour changer le monde. Leur multiplication n’empêchent pas la dégradation de la planète et ne renversent pas les systèmes de domination. De même, les luttes sociales « classiques » ne sont pas suffisantes, ni les actions directes de terrain, ni les occupations, ni les campagnes de désobéissance civile, ni les batailles juridiques, ni les marches non-violentes, etc. Tout ces modes d’action remportent des victoires partielles, ponctuelles (pour autant parfois déterminantes, inspirantes, voire vitales). Mais aucun ne peut se targuer d’avoir réussi à ébranler significativement, ou d’être en passe de le faire, un système qui s’adapte, mute, récupère, approfondit son emprise avec une efficacité toujours renouvelée.
À l’aune de cette question (sommes-nous en train de réussir à changer le monde ?), il n’y a guère de réponses positives à attendre. Est-elle porteuse de découragement, voire de désespoir, ou au contraire de regain d’énergie, c’est selon. On pourrait préférer s’interroger sur des objectifs intermédiaires (en refusant de céder à une pensée binaire qui les considérerait comme des trahisons). Sauver des terres, de la biodiversité, une agriculture paysanne, des savoir faire artisanaux ? Devenir des quartiers généraux pour les luttes sociales, ou des postes avancés de résilience pour les temps sombres à venir ? Favoriser l’essor de nouvelles préoccupations dans l’ensemble de la société et, selon la façon dont celles-ci sont récupérées par le système, les réorienter en dehors du seul champ du profit ?
Vous avez dit « soupape » ?
À Silence, nous continuons à explorer les alternatives, dans l’espoir, même si nous ne réussissons pas toujours, d’en trouver toujours de nouvelles, militantes, solidaires, fortes, qui ne se laissent pas réduire au rôle de soupape pour le système. Par ailleurs, cet argument souvent utilisé de la soupape, doit être manié avec précaution. Car au fond il peut servir à tout condamner. Tout ce qui aide à vivre (l’amour, les arts, la fête, l’utopie ou encore la Sécurité Sociale, le syndicalisme, les médias libres etc.) peut servir de soupape au système. Ne nous trompons pas de radicalité ! Pour nous, elle ne se situe pas dans l’exclusion des initiatives qui ne seraient pas assez absolues mais dans l’acharnement à vouloir faire dialoguer et converger la pluralité des registres des résistances et des luttes.
La Rédaction
(1) Les exemples d’alternatives cités en appui de ce type de critique sont souvent les mêmes et parmi les plus caricaturaux, relevant surtout des comportements individuels urbains. La catégorisation en classes sociales est devenu un exercice difficile. Le peuple parmi les Gilets Jaunes et les bobos dans les manifestations pour le climat ? C’est sans doute plus compliqué...