Dossier Environnement Pesticides

Les ravages de l’industrie mondialisée du textile

Martha Gilson

Avec 1, 2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre émis chaque année, soit plus que les vols internationaux et le trafic maritime réunis, l’industrie textile est la deuxième industrie la plus polluante au monde après celle du pétrole. Derrière débardeurs et culottes se cache une industrie mondialisée destructrice de l’environnement, et qui exploite femmes et hommes. Depuis que la mode jetable (la fast fashion) est devenue dominante, difficile de sortir de ce modèle d’exploitation mondial…

Chaque année, 140 milliards de vêtements sont produits dans le monde, soit quatre fois plus qu’en 1980, alors que la population mondiale a seulement doublé. Les conséquences de cette production font froid dans le dos…

Mode au Nord, mort au Sud

Produits encore localement il n’y a pas si longtemps, les vêtements sont aujourd’hui largement fabriqués par des géants industriels qui sous-traitent une partie de la production, particulièrement dans des usines d’Asie. Pionnière dans la délocalisation, l’entreprise américaine Nike confie dès les années 1980 « à des entreprises en Corée et à Taiwan 83 % de la fabrication de ses produits. Recherchant les coûts les plus bas, elle se tourne ensuite vers l’Indonésie, la Chine ou la Thaïlande. Les marques françaises suivent, en espérant augmenter leurs profits tout en maintenant une partie de leurs activités en France (siège social, stylisme, achats, logistique), une stratégie facilitée par la révolution numérique et les technologies de l’information » (1).
Les conséquences de cette mondialisation sont dramatiques pour les travailleuses et les travailleurs. Cynthia Enloe, dans son ouvrage Armées, bananes, confection… une analyse féministe de la politique internationale, revient sur les conditions d’exploitation des ouvrièr·es asiatiques. « Le 24 avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza [bâtiment qui abritait plusieurs ateliers de confection travaillant pour diverses marques internationales de vêtements] a tué 1 134 Bangladais·es […]. Cet effondrement a été la catastrophe la plus meurtrière dans l’histoire de l’industrie du vêtement — une industrie mondialisée émaillée de désastres. […] Dans l’industrie contemporaine du vêtement, soumise à une concurrence mondialisée, les hommes qui possèdent les usines fabriquant des jeans, des maillots de bain, de la lingerie et des tenues de baskets comme sous-traitants pour des marques européennes et nord-américaines ne peuvent risquer de prendre du retard sur les échéances de production. Ces échéances sont fixées par leurs clients, des multinationales qui veulent inonder les rayonnages des magasins de nouvelles tendances, à une cadence de plus en plus frénétique, pour satisfaire les attentes de consommat·rices impatient·es. La fébrilité du propriétaire d’usine bangladais, pressé de respecter les délais serrés imposés par ses clients internationaux, s’était transmise aux contremaîtres sur les chaînes de confection. Alors que la fumée s’infiltrait dans tout l’immeuble, ces derniers avaient poussé les ouvrières à continuer à coudre. »
Aujourd’hui, des collectifs comme Éthique sur l’étiquette, fondé en 1995 par des ONG, des syndicats et d’autres acteurs de la société civile, se mobilisent pour que de tels accidents causés par l’irresponsabilité des multinationales et des États ne puissent plus survenir.

De timides avancées pour les droits des travailleu·ses

« Nous avons eu une grosse victoire en mars 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance. Après cinq ans de mobilisation, nous avons obtenu la reconnaissance de la responsabilité des multinationales. Il existe dorénavant une obligation pour les entreprises de mettre en place un plan de vigilance », se félicite Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette. La loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance tient désormais les maisons mères et entreprises donneuses d’ordre pour juridiquement responsables des impacts de leurs activités tout le long de la chaîne de production (2). Une avancée réelle mais bien maigre au regard du niveau d’exploitation de milliers de personnes, qui ne touchent pas un salaire décent et travaillent dans des conditions dangereuses pour leur santé, malgré les engagements oraux de certaines grandes marques de prêt-à-porter. Les ouvrièr·es des usines qui alimentent des chaînes comme H&M, Guess ou Calvin Klein sont payé·es 26 dollars par mois en Éthiopie, par exemple (3).

La fast-fashion : des prix bas pour des vêtements jetables

S’il est si difficile de s’attaquer à l’industrie textile, c’est que celle-ci s’inscrit dans une logique du toujours plus, toujours moins cher. Selon Greenpeace, la production de vêtements dans le monde a doublé entre 2000 et 2014. En parallèle, selon une étude de l’Insee sur les dépenses des ménages en France, la part des vêtements dans les dépenses pour l’apparence physique a diminué progressivement depuis 1960, tout comme celle des chaussures : elle atteignait 65 % en 1960 et 41 % en 2015, soit 1 230 euros en moyenne par ménage. « Pourtant, le nombre de vêtements achetés, lui, a constamment augmenté, jusqu’à atteindre 600 000 tonnes par an aujourd’hui, précise Majdouline Sbai dans son livre Une mode éthique est-elle possible ?. Cette surabondance de l’offre se traduit aussi par la course à la fast-fashion, la ’mode rapide’. » Au lieu de proposer deux saisons par an — printemps-été et automne-hiver — certaines marques de prêt-à-porter valorisent 24 collections par an et renouvellent constamment leur stock pour inciter à la consommation.
Si l’on veut produire toujours plus de vêtements à des prix toujours plus abordables, il faut bien rogner quelque part : ce sera du côté de la qualité. L’exemple du collant est emblématique. Selon l’association Halte à l’obsolescence programmée (Hop), dans 72 % des cas, un collant ne dépasse pas six utilisations. Les personnes interrogées par l’association dépensent donc plus d’une centaine d’euros par an pour pouvoir porter des collants ! Et cela n’est pas dû à une quelconque maladresse ou à des ongles mal coupés… Selon Hop, des intrants chimiques déterminent le niveau de résistance et la tenue de la coloration d’un collant. Les fabricants peuvent donc jouer sur les additifs chimiques pour rendre un produit plus ou moins robuste, et ainsi programmer sa fin de vie. L’obsolescence programmée se cache parfois dans les détails…

Étiquettes et labels : peu d’infos pour se repérer

Face au marketing agressif de l’industrie du vêtement, comment se repérer ? L’étiquette est en général la seule source d’information au moment de l’achat, si on ne connaît pas la marque qui produit le vêtement. On découvre alors la composition du textile, sans connaître forcément son traitement chimique. On sait aussi où il a été fabriqué, le fameux « made in ». Mais cette information est parcellaire puisque c’est le pays de l’étape principale ou de la dernière étape de fabrication qui est indiqué là.
Si l’étiquette ne suffit pas pour mesurer le poids environnemental et social d’un vêtement, certains labels informent un peu plus le consommateur ou la consommatrice. Pour Majdouline Sbai, le label le plus complet est le Global Organic Textile Standard (GOTS), lancé en 2008 par quatre organisations qui avaient développé des référentiels textiles dans leurs pays respectifs (Allemagne, Royaume-Uni, Japon et États-Unis).« Le GOTS veut s’imposer comme le référentiel mondial de l’évaluation de la qualité environnementale, sanitaire et sociale de la production. Il garantit le caractère vraiment biologique des fibres et la responsabilité du point de vue social et environnemental de la transformation et de la fabrication textiles ». Il y a aussi Oeko-Tex, créé en 1992 par l’Association internationale pour la recherche et l’essai des textiles écologiques, qui est une sorte de label santé des textiles, ou encore Max Havelaar Fair Trade, qui garantit la transparence de la chaîne de production et la juste rétribution des producteurs (4).
Il ne faut pas oublier que les grandes entreprises de vêtements, même si elles limitent leur impact environnemental ou s’engagent pour un meilleur management de leurs salarié·es, restent les moteurs d’une économie de marché mondialisée qui exploite des travailleu·ses du Sud pour fabriquer des vêtements portés dans des pays du Nord.
Si le bilan de cette industrie qui a envahi aujourd’hui les rues marchandes et la grande distribution est peu optimiste, il parait pourtant nécessaire pour saisir l’urgence d’alternatives à la surconsommation de vêtements de mauvaise qualité et polluants. Ce sont ces pistes de pas de côté que nous allons explorer dans la suite du dossier.

Martha Gilson

(1) « Au cours de la même période, les effectifs dans la fabrication de textile et l’habillement baissent. En France, ils diminuent de plus de 60 % entre 1986 et 2004. Dans le Nord-Pas-de-Calais, le nombre d’emplois passe de 171 000 à 11 000 entre 1954 et 2010. […] Mais la concurrence des pays à bas coût de main-d’œuvre n’est pas la seule cause de la suppression des emplois en France : la mécanisation a elle aussi entraîné une profonde restructuration de la filière. » Majdouline Sbai, Une mode éthique est-elle possible ?, Rue de l’échiquier, 2018.
(2) Elle oblige les groupes de plus de 5 000 salarié·es en France (10 000 si le siège social se trouve à l’étranger) à publier un plan de vigilance et prévoit la possibilité de saisir un juge pour les victimes ou toute personne ayant intérêt à agir.
(3) Centre Stern pour les affaires et les droits de l’Homme de l’Université de New York dans son rapport intitulé Made in Ethiopia : Challenges in the Garment Industry’s New Frontier, mai 2019.
(4) Silence a publié un dossier critique autour du commerce équitable en novembre 2003 (no 303).

L’obsolescence esthétique
L’industrie du vêtement s’appuie sur le côté éphémère de la mode. S’habiller n’est pas uniquement une nécessité : nos vêtements ont un rôle social et nous identifient souvent à un groupe. « Être à la mode », « suivre la tendance » de son groupe devient alors un enjeu important. La production en série et le développement de la société de consommation ont permis à la mode de n’être plus l’apanage de la haute couture mais d’investir aussi dans le prêt-à-porter. Aujourd’hui, parler de mode éthique est un oxymore, tant les effets de mode reposent sur la possibilité d’un renouvellement rapide de sa garde-robe à un prix accessible. L’obsolescence n’a plus besoin d’être programmée au niveau de la fabrication : elle est induite culturellement par les industriels. Selon Cynthia Enloe, « la relation entre l’industrie du prêt-à-porter et celle de la haute couture ou de la mode évolue en permanence. Les vêtements que porte l’élite aujourd’hui sont ceux du prêt-à-porter populaire de demain. »

Un coût environnemental calamiteux

La mode émet 1, 2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre chaque année. Son impact serait plus important que les vols internationaux et le trafic maritime réunis. Chaque étape est très polluante, comme le souligne le rapport de la Fondation Ellen McArthur sorti fin 2017 : de l’extraction de ressources non renouvelables à l’enfouissement ou l’incinération sans recyclage, en passant par un nombre important de lavages des vêtements.
Les bottes de 13 463 lieues
Une chaussure, rarement fabriquée là où sont produites les matières premières, peut aussi être commercialisée à un autre endroit. Un jean et ses composants parcourent en moyenne 65 000 km (l’équivalent de 13 463 lieues), soit 1, 5 fois le tour de la Terre.

L’eau : une ressource indispensable pour l’humain… et le jean

Quatre pour cent de l’eau potable disponible dans le monde est utilisée pour produire nos vêtements. Il en faut en moyenne 2 700 l pour fabriquer un tee-shirt, soit ce que consomme un individu en trois ans ; pour un jean, entre 7 000 et 11 000 l sont nécessaires. C’est la culture des matières premières, en particulier du coton, qui exige ces quantités importantes. Pour teindre un kilo de textile, il faut en moyenne 100 à 150 l d’eau, selon le type de tissu.

Transformation et teinture : une industrie toxique

Soixante-trois pour cent des matières employées pour faire des vêtements sont issus de produits chimiques, et 70 % des fibres synthétiques produites dans le monde proviennent du pétrole. La production de bois, qui permet de créer des fibres artificielles, réduit la biodiversité. Mais les matières premières naturelles ne sont pas forcément moins polluantes : à lui seul, le coton, qui représente 26 % des matières employées pour le textile, absorbe 25 % des insecticides et 10 % des herbicides sur le marché !
L’utilisation de produits toxiques ne s’arrête pas à la culture des matières premières. L’Agence pour le développement et la maîtrise de l’énergie (Ademe) souligne que « les fabricants enduisent les fils de graisse ou de cire pour qu’ils soient plus résistants. Ainsi, ils se cassent moins dans les machines industrielles. Après le tissage, le tissu est lavé pour être débarrassé de ces produits. Cette étape est très polluante car elle rejette dans les eaux usées des substances toxiques ». Des résines synthétiques toxiques sont aussi employées pour éviter que les vêtements rétrécissent. Lors de la phase de la teinture des fils et des tissus, les eaux usées sont souvent déversées directement dans la nature.

La pollution continue à la maison

En 2011, Greenpeace a lancé sa campagne Detox, dénonçant « les substances toxiques qu’utilisent les grandes marques » et « la pollution des cours d’eau causée par le rejet de produits toxiques dans les pays de fabrication de vêtements ». En 2012, un rapport de l’ONG analysant les vêtements de vingt grandes marques (dont Giorgio Armani, Benetton, C&A, Calvin Klein, Diesel, Esprit, Gap, H&M, Mango, Zara, Levi’s, etc.), notait, entre autres, que les deux tiers des échantillons contenaient des éthoxylates de nonylphénol, un perturbateur endocrinien.

Le coût de l’entretien

Les impacts environnementaux ne sont attribués que pour moitié à la production des vêtements. La vie des textiles (lavage, pressing, repassage, recyclage, etc.) est responsable de l’autre moitié. Selon France nature environnement, « une fois que les vêtements sont dans nos placards, leur entretien, spécifiquement celui des fibres synthétiques, est à l’origine de 500 000 tonnes de plastiques largués dans l’océan par an, soit l’équivalent de 50 milliards de bouteilles en plastique… ». En moyenne, un ménage européen réalise 230 cycles de lavage dans l’année : au total, ce sont plus de 100 000 tonnes de produits qui sont utilisés, 13 000 l d’eau et 200 kWh d’électricité. Il y a par ailleurs un véritable enjeu à se débarrasser d’habitudes d’ultrapropreté : une tache sur un vêtement ne devrait pas être un objet de honte.


Pour aller plus loin :
ADEME, Revers de mon look. Quels impacts ont mes vêtements et mes chaussures sur la planète ?, mars 2018, www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/le-revers-de-mon-look.pdf
• Cynthia Enloe, Armées, bananes, confection…. une analyse féministe de la politique internationale, Blajan, Solanhets, 2019
• Majdouline Sbai, Une mode éthique est-elle possible ?, Rue de l’échiquier, 2018
• Greenpeace, Les Dessous toxiques de la mode, 2012
• Ellen MacArthur Foundation, A New Textiles Economy. Redesigning Fashion’s Future Outlines, 2016 et Circular Fibres Initiatives Analysis, 2016.
• France nature environnement, « Gaz à effet de serre : l’industrie de la mode, pire que le trafic aérien et maritime mondial réunis », 12 novembre 2018

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