Silence a commencé ses dossiers à un moment où je m’investissais en politique, auprès de jeunes écolos alternati·ves et solidaires qui faisaient le lien entre action publique et changements collectifs, plus autonomes, de plus petite échelle : les « alternatives ». Une vingtaine d’années plus tard, c’est comme si nos idées avaient triomphé : il y a du bio dans les supérettes, les jardins municipaux sont sans pesticides, la récup’ alimentaire est encouragée, des ateliers de réparation et des écoquartiers fleurissent et l’économie du partage réussit tellement bien qu’elle a atteint des dimensions monstrueuses avec AirBnB. Les collectivités locales, les start-up et les classes créatives se sont saisies de nombres « d’alternatives ». Qu’y avons-nous gagné ?
Les indicateurs globaux sont inquiétants : désordre climatique, réfugié·es qui témoignent du fait que la vie devient insupportable ici ou là en raison des conditions climatiques, des violences politiques ou économiques, montée des fascismes dans toute l’Europe, politiques d’austérité qui rendent plus douloureuses la pauvreté et les inégalités. Mais les « alternatives » écolos vont bien, merci pour elles ! La décroissance, la critique radicale de la technique ou de l’industrialisme, la critique de l’économisme ou du développement, elles, semblent avoir perdu de leur audience – si tant est qu’elles aient jamais été un peu présentes dans l’espace public, le vrai, celui où Mme et M. Toutlemonde ont une chance de se laisser surprendre.
L’hypothèse que je faisais dans Égologie est confirmée par des observateurs et observatrices plus rigoureuses : les « alternatives » écolos sont de plus en plus associées aux pratiques de certaines classes sociales qui se réapproprient la ville… comme si elles avaient besoin de « se réapproprier » autant, elles qui ont déjà beaucoup. La petite bourgeoisie à la conscience écolo s’investit dans les jardins partagés aux dépens de familles qui en auraient besoin pour mieux manger sans se ruiner, telle autre documente le mépris de classe qui peut aujourd’hui s’exprimer de manière plus légitime face à des personnes qui roulent dans des vieilles voitures, ne trient pas leurs déchets ou achètent de la bouffe hard discount.
Questions de classe
Ces questions de classe sont souvent évacuées dans les « alternatives » alors que c’est l’une des raisons pour lesquelles leur diffusion est compliquée. J’ai été invitée à présenter Égologie par des militant·es issu·es de classes aisées, doté·es de capital social, culturel et un peu économique, des cyclistes qui ont pris la peine de constater que les emplois de leurs voisin·es automobilistes étaient bien plus éloignés du quartier que les leurs, en centre-ville. J’ai aussi répondu aux invitations de jeunes campagnard·es qui jonglent entre activités politiques et emplois précaires (les saisons, les chantiers, l’intérim) et peinent à se loger dans des régions très bios, très alternatives. Des régions qui sont aussi très clivées socioéconomiquement, et où les « alternatives » écolos, malgré ces besoins criants, sont moins une manière de réinventer un destin collectif qu’une pratique de consommation chargée d’une distinction redoutable. La montre à 50 ans prouve qu’on a plein de fric, mais la ferme retapée dans les règles de l’écoconstruction par des artisan·es du coin, elle, montre qu’on a aussi une conscience.
Une militante écolo, plus institutionnelle, mais qui fait avancer des dossiers très concrets, me disait qu’on travaille d’abord avec ceux et celles qui sont sensibles à nos valeurs. Mais le risque, c’est que ces valeurs deviennent un marqueur de classe, une façon de signifier aux autres, aux plus pauvres, que l’écologie, c’est pour les personnes aisées. On sait bien que non. Beaucoup de personnes très engagées dans les « alternatives » (paysan·nes bios, pigistes de la presse alternative, salarié·es associati·ves, chômeu·ses – volontaires ou pas) ont de petits revenus avec lesquels elles et ils arrivent néanmoins à faire des choix de vie et de consommation écolos. La consommation effrénée qui peut séduire les classes populaires vide les comptes en banque sans apporter ni bonheur ni reconnaissance, et le mode de vie écolo répond mieux à leurs besoins. Même si les lentilles, patates et carottes bios ne font pas spontanément rêver, elles sont moins coûteuses (et meilleures à tout point de vue) que du prêt-à-manger de supermarché et aujourd’hui même les institutions essaient de faire passer la pilule. Malgré tout, le fossé entre écologie (a fortiori les « alternatives ») et classes populaires ne cesse de s’élargir et c’est un peu de ça aussi que témoignent les Gilets jaunes.
« Nous n’en sortirons qu’ensemble »
En novembre 2018, le mouvement qui a surgi portait la voix d’automobilistes anti-fiscalistes. Les semaines qui ont suivi (j’écris deux mois après) ont fait entendre un ensemble de frustrations, d’envies dont certaines gagneraient à entrer en dialogue avec l’écologie. La colère sur les ronds-points, c’est une critique en acte de ce que dénonçaient les ancêtres des « alternatives » écolos, celles et ceux qui voyaient dans la société de consommation une aliénation ! Comment reprendre contact avec les Gilets jaunes et avec les « autres », les « pas-alter », qui pensent que l’écologie, c’est pour les « bobos » ? Peut-être en remontant à la source de ces textes et de ces exigences, en articulant « alternatives » avec marxisme, féminisme ou pensée décoloniale — puisque l’industrialisme nous a tou·tes déraciné·es et que le développement a servi d’habits neufs au colonialisme. Arriver à se rencontrer malgré les différences, considérer que nous sommes tou·tes aussi aliéné·es les un·es que les autres et que nous n’en sortirons qu’ensemble, c’est une belle ambition politique.
Aude Vidal