La laine de mouton est la fibre d’origine animale la plus employée, mais elle représente aujourd’hui moins de 2 % des fibres textiles utilisées dans le monde. Depuis une cinquantaine d’années, avec la découverte des fibres synthétiques et l’évolution des modes de vie, la laine a peu à peu été négligée.
Réagir à la déconsidération du secteur lainier
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des textiles synthétiques, couplé à l’essor de la grande distribution qui renforce les délocalisations, a provoqué l’effondrement du prix de la laine, et les faillites se sont enchaînées.
C’est en 1989 qu’a été créée l’association ATELIER-Laines Europe pour pallier cette menace. « À l’époque, le secteur de la laine est très marginal et déconsidéré, se souvient Marie-Thérèse Chaupin, l’une des fondatrices, surtout du côté de l’élevage. Il y a eu une structuration, des coopératives lainières dans les années 1950-1960, beaucoup d’initiatives. Mais le marché libéral, couplé à la crise de la laine avec l’arrivée du synthétique, a amené peu à peu à la fermeture de toutes les structures. » Christian des Touches, expert lainier, est le moteur de ce groupe d’une petite dizaine d’éleveu·ses et artisan·es français·es qui produisaient à petite échelle dans le sud-est de la France. « Nous sommes une petite association, qui a pour but de développer, promouvoir et valoriser la production et la transformation de fibres naturelles d’Europe, complète Marie-Thérèse, à un moment où plus grand monde ne possède ces compétences. L’association ATELIER a pris des contacts avec différents pays européens, des associations d’éleveurs, a participé à la création du Groupe laine européenne, pour connaître différents acteurs du secteur de la laine. »
Réapprendre à aimer la laine du mouton
C’est la chute du prix de la laine qui a plongé ce secteur dans la marginalité (1). En 2018, « en Provence, le kilo de laine mérinos d’Arles en suint est acheté entre 2 et 2, 50 euros par les négociants tandis qu’en Limousin ou dans les Pyrénées, les laines plus grossières partent à 0, 30 ou 0, 50 euros le kilo, ou restent dans les hangars… » (2). Pour les éleveu·ses, la laine représente environ 1 % du revenu du mouton. « L’économie du mouton, c’est la viande. La laine, à part le mérinos, ne présente pas de valeur marchande, se désole Stéphanie, fondatrice de l’association Laine à l’Ouest. Elle n’est plus valorisable en France, donc elle représente un coût pour les éleveurs : il faut payer le tondeur, ça coûte plus cher que la vente. Il y a de la sélection pour avoir de moins en moins de laine, on reproche à la laine de ’limiter la croissance bouchère’. Les éleveurs sont devenus les ennemis de la laine de leurs propres moutons. »
C’est tout ce processus de désamour qu’il faut maintenant inverser. Surtout que la laine est un bio-indicateur important pour les éleveu·ses : son état est un bon révélateur de la santé des bêtes. Entretenir et valoriser la laine n’a donc rien de contradictoire avec les activités d’élevage, au contraire !
Valoriser la filière laine répond à des préoccupations environnementales (fabriquer du textile localement, en matières naturelles) et permet la défense et le développement de races ovines menacées. « Je suis devenue éleveuse il y a une dizaine d’années, raconte Stéphanie, et je me suis intéressée à l’historique du métier mais aussi des races d’ovins, ici les Avranchins. » La Normandie abrite en effet le mouton avranchin, mais aussi le roussin de la Hague et le mouton cotentin, trois races locales que Laines à l’Ouest compte bien valoriser. « C’est important de mettre en valeur cette dimension territoriale alors qu’on est davantage un territoire à vaches. On peut réaffirmer la légitimité de la filière ovine par le prisme de la laine. »
Et c’est en redonnant sens à la filière et en valorisant un territoire et ses animaux que la laine retrouve aujourd’hui toute sa place dans les fiertés locales. « Il y a eu un regain d’intérêt pour la filière laine quand des néo-ruraux s’y sont intéressés. C’est une sorte de quête pour une harmonie territoriale. »
Cap à l’Ouest pour se réapproprier la filière laine
Laines à l’Ouest ne s’est pas montée en un jour et vouloir relancer toute une filière n’est pas sans embuche, mais le parcours de Stéphanie et de ses acolytes est emblématique d’une nouvelle dynamique. L’ancienne graphiste souhaitait monter un collectif « du mouton à la valorisation ». La première équipe de Laine à l’Ouest se lance en 2017 dans la collecte de la laine. Son but ? Décloisonner les métiers et se réapproprier toutes les étapes de la filière laine. Elle fait le tour des élevages avant de se lancer dans le tri et la mutualisation de la laine récoltée par qualité, puis par destination : feutre, rembourrage, fil. « La collecte s’est effectuée uniquement sur les races locales. On était dans une logique de soutien indirect, notamment en proposant une grille de prix très valorisé. On s’est adressé à des éleveurs qui s’engagent dans des pratiques respectueuses, qui mettent leurs moutons au pré… »
Pour la laverie et la filature, impossible de s’autonomiser : la laine est donc envoyée à la filature de Saugues (Haute-Loire). Les délais pour la récupérer sont très longs et Laine à l’Ouest a récupéré son premier lot au bout d’un an. « On en avait gardé une partie pour le rembourrage et nous l’avons lavée nous-même (ce qui est illégal (3)). Mais nous avons pu lancer notre première ligne de coussins sérigraphiés ! Ça nous a permis, dès la première année, d’avoir des articles à vendre et de tester la clientèle normande, de nous insérer dans le marché. »
Premier essai transformé donc, mais, faute de pouvoir se salarier assez rapidement ou face à la réalité des tâches quotidiennes, les individus se découragent. « Ce qui joue, c’est la précarité économique. Les personnes qui s’investissent dans l’économie sociale et solidaire sont souvent pauvres et alors même qu’elles portent des revendications éthiques et politiques, si elles ne peuvent pas payer le carburant pour rejoindre le projet, elles ne peuvent pas venir. »
« Comme le projet était déjà lancé, cette première vague a été remplacée par d’autres personnes qui voyaient mieux où elles mettaient les pieds. » Aujourd’hui, l’association fonctionne grâce à un noyau dur de quatre personnes et de 5 ou 6 personnes satellites. L’équipe peut se payer un minimum, notamment en diversifiant ses activités : « On a monté pas mal de collaborations avec les lycées agricoles et une maison familiale rurale. Chaque année, un groupe d’élèves s’investit dans notre association et monte un projet. »
Lavage, cardage… sauvegarder les entreprises de la filière
Si le modèle pluriprofessionnel de Laines à l’Ouest est un idéal tentant, il repose sur l’externalisation du lavage, étape complexe. Et le problème, dans une filière de production, c’est que lorsqu’un maillon de la chaîne disparaît, toute la filière s’effondre. La filière lainière n’échappe pas à cette règle.
La fabrication de la laine nécessite la tonte de la toison mais surtout, ensuite, le lavage de la laine imprégnée de suint (matière grasse sécrétée par la peau du mouton), procédé technique complexe qui nécessite beaucoup d’eau. Cette étape charnière, entre le produit agricole et la filature puis l’artisanat, incarne selon Marie-Thérèse Chaupin « un lien entre deux mondes qui s’ignorent, celui des éleveurs et celui des transformateurs ». En France, il ne reste aujourd’hui qu’un petit lavage semi-industriel, Laurent laine à Saugues (Haute-Loire) (3).
Ensuite vient le temps du cardage et du filage, étapes qu’il est plus facile de se réapproprier à petite échelle, avec un rouet par exemple. On trouve encore des coopératives alternatives en Europe, mais il ne reste que cinq petites filatures de laine en France (4).
L’avenir de la laine en France ne tient qu’à un fil, mais qui semble se consolider au fil des années.
À chacun·e son rythme, mais ensemble
Partout où il y a des moutons, on produisait jadis de la laine. Ces savoir-faire se sont plus ou moins bien transmis selon les endroits. « Dans certaines des régions, la transmission autour de la laine s’est faite : en Bretagne par exemple, on rencontre encore des tisserands, nous explique Stéphanie. Mais ce n’est pas le cas en Normandie. Il y a même un souvenir négatif de la laine, des personnes âgées se remémorent le lavage de la laine dans l’eau glacée… Il faut faire revivre ce patrimoine. » Et c’est bien là l’enjeu : « Relancer la filière laine, c’est être en lien avec le culinaire, l’éducatif, la thérapie, etc. En Normandie (contrairement à la Bretagne), personne ne s’y collait, il fallait une première locomotive. »
Loin d’être dans une logique concurrentielle, les différent·es act·rices de la laine ont plutôt tendance à s’entraider et à partager leurs pratiques. Cette logique est accompagnée notamment par l’association ATELIER-Laine d’Europe, qui compte aujourd’hui plus de 250 adhésions et permet de faire le lien et d’accompagner vers la professionnalisation de ces différentes activités.
Le renouveau de la filière laine, si on ne souhaite pas tomber dans les impasses de la mondialisation, doit s’appuyer sur la coordination des différents acteurs. « Pour nous, cela n’a pas de sens de relocaliser toute une filière, précise Marie-Thérèse Chaupin. Par exemple, le groupe Mérilainos, une vingtaine d’éleveurs de mérinos d’Arles, dans le sud-est de la France, va en Italie pour faire faire transformer les toisons en fils. C’est le plus proche et le plus logique. C’est le niveau européen qui compte. Quand on parle de laine locale, on ne parle pas de la qualité, du transport… Il vaut mieux expliquer ce qu’on fait. »
Ressource naturelle textile, renouvelable et à forte valeur écologique, la laine a toutes les qualités. « Aujourd’hui encore, la laine est un petit secteur, lié à l’air du temps » rappelle Marie-Thérèse. Comme le dit Stéphanie, « à chaque fois qu’on ouvre une porte dans la laine, on ouvre un nouvel univers ».
Martha Gilson
(1) Le prix de la laine, déterminé par le marché mondial, est sujet à variation selon le moment et le type de laine.
(2) ATELIER-Laines d’Europe no 27, juillet 2018
(3) L’éleveur est tenu d’apporter sa laine à un lieu de stockage ou lavage agréé par les services sanitaires. Toutefois, il peut aussi, pour de petites quantités et à des buts pédagogiques, laver et transformer ses toisons, à condition de respecter quelques prescriptions.
(4) Tout proche, à Valgrisenche, village de la région d’Aoste en Italie, zone frontalière avec la France et lieu de rencontre et de passages pour les migrants et les commerçants, la coopérative Les Tisserands continue de prospérer. Sur ce territoire, la population locale sauvegarde le métier. Héritière d’une ancienne tradition, la coopérative créée en 1969 s’est spécialisée dans la création du drap typique de Valgrisenche, et d’une large gamme de produits en laine écrue et laine écologique confectionnée à l’aide de métiers à tisser manuels.
Contacts :
- ATELIER-Laines d’Europe, Filature de Chantemerle, 05330 Saint-Chaffrey, tél. : 04 92 25 71 88, atelier5@orange.fr
- Cooperativa Les Tisserands, Loc. Capoluogo 3, 11010 Valgrisenche, AO, Italie, tél. : (+39) 0165. 97163, info@lestisserands.it, www.lestisserands.it
- Laines à l’Ouest, 6 rue de la Sainte-Croix, 50430 Lessay, lainesalouest@gmail.com, http://lainesalouest.fr
- Laurent Laine, MoulinNeuf, 43170 Saugues, tél. : 04 71 77 81 29, info@laurentlaine.fr, www.filaturelaurent.fr
- École de la laine, 7 rue de la Butée, 79340 Vasles, tél. : 05 49 64 37 91, www.lecoledelalaine.fr
- Association Laines d’ici, Route de l’Aurore 6, 2053 Cernier, Neuchâtel, Suisse, tél. : +41 (0)3 24 26 48 31
Le Lavage des laines en Europe : urgence et avenir écologique, ATELIER-Laines d’Europe, 148 pp., bilingue français/anglais, 2016
Ardelaine est la pionnière en France du renouveau de la filière laine. Partis à sept en 1975, les salarié·es sont plus de soixante aujourd’hui, organisés en coopératives. Et la diversification est au rendez-vous : toutes les étapes, de la récolte de la laine à la transformation en pull ou matelas, sont assurées au sein de la coopérative. Cette filature ardéchoise a été réhabilitée par une bande d’utopistes qui tenait à sauver ce patrimoine et à relancer le travail de la laine. Un pari réussi qui en a inspiré plus d’un·e !
SCOP Ardelaine, 07190 St Pierreville, tél. : 04 75 66 63 08, info@ardelaine.fr, www.ardelaine.fr
Au même moment, en 1976, dans les Hautes-Alpes, la coopérative de Longo Maï achète la filature de Chantemerle, inactive depuis 1969. L’ancien propriétaire transmet son savoir-faire, puis les machines sont peu à peu remplacées. L’équipe, organisée sous forme de coopérative autogérée, travaille les matières premières de la région afin de transformer la laine des moutons de races locales en couvertures, pulls, chemises aux couleurs naturelles, et autres créations proposées en vente directe et par correspondance.
La Filature Longo Maï, Chantemerle, 05330 Saint-Chaffrey, tél. : 04 92 24 04 43, sica.longo.mai@wanadoo.fr, www.filature-longomai.com
Les regroupements d’éleveu·ses et autres collectifs de tricoteuses se multiplient dans toute la France. En 2013, des éleveurs de mérinos d’Arles du groupe se rencontrent pour lancer Mérilainos dans le but de faire redécouvrir une laine mérinos douce et de très grande qualité. Dans le même esprit, le projet Raïolaine est porté par le Syndicat des éleveurs de brebis Raïole, race locale des Cévennes. Raïolaine organise depuis 2015 des chantiers de tonte et de tri collectif et sollicite des artisan·es français·es de Haute-Loire et du Tarn pour fabriquer des couettes, plaids, articles en feutre, chaussettes, fil à tricoter, etc., qui sont disponibles dans leurs fermes.
Dans son numéro 477 d’avril 2019, Silence présentait Laines paysannes. Créée en 2016, cette coopérative ariégeoise tisse à la main des fils de laine. Elle fait fabriquer chaussettes et couette, trouvant sa force dans l’alliance entre Olivia, tisserande, et Paul, éleveur. Autant de projets qui s’entremêlent, entre élevage et tricot, filage et vente.
La fabrication de la laine
La tonte d’un mouton, qui a lieu une fois par an, ne dure que quelques minutes. Une toison pèse entre 1 et 5 kg mais, au lavage, elle perd de 35 à 65 % de son poids. Ensuite, la laine est humidifiée avec un mélange d’huile et d’eau pour permettre le cardage, qui consiste à démêler les fibres. On récupère un voile fin qui est découpé en « préfils », eux-mêmes étirés et tordus pour réaliser le fil. On peut ensuite tisser la laine !