Si on vise la durée, l’achat du foncier sera plus facilement envisagé. Depuis de nombreuses années, le développement de formules d’achat collectif, comme l’action remarquable de Terres de liens, permet d’envisager un positionnement entre location et propriété. Les coopératives d’habitation, les groupements fonciers agricoles, les sociétés civiles immobilières… permettent de mutualiser la propriété (1). Cela favorise des formes de solidarité entre des personnes ayant de l’argent, mais pas forcément l’énergie de mettre en place un projet alternatif et des personnes volontaires quoique peu fortunées. Entre les campagnes et les villes, les sommes en jeu ne sont pas les mêmes, d’où sans doute plus de difficultés à s’enraciner en ville (2).
Acheter du foncier pour une action durable
Selon Christian Araud, "acheter du foncier (ou en louer si cela est possible) est une démarche indispensable pour une action durable. Si l’argent est le nerf de la guerre, le foncier est celui du territoire libéré. Pour les plus radicaux, les initiatives de type ZAD sont tentantes. Elles sont sans doute des expériences éducatrices pour les participant·es. Se lancer dans une lutte avec d’autres personnes qui ne manquent pas de volonté et d’énergie est plutôt enthousiasmant. Mais il y a une contradiction, dans ces situations de lutte médiatisées, avec le but de pérennité de l’expérience, où la discrétion peut être nécessaire. Cette situation contradictoire pose plus de questions qu’elle ne fournit de réponses.
La ZAD de Notre-Dame-des-Landes a atteint son objectif premier : empêcher ce territoire écologiquement intéressant d’être stérilisé en un aéroport inutile et coûteux. En revanche, les expériences ayant un caractère tant soit peu révolutionnaire n’ont pas obtenu les conditions permettant leur perpétuation. Le pouvoir a bien pris la précaution d’éliminer tout ce qui était ‘subversif’." La situation reste cependant complexe et il est encore trop tôt pour enterrer toute dynamique subversive.
L’occupation illégale enlève des outils administratifs à l’État
Emmanuel Daniel souhaite poser la question différemment : "Qu’est-ce qu’on fait depuis là où l’on est. On peut squatter et être totalement inoffensif, voire collaborer avec les institutions tout en se donnant une image subversive comme nombre de squats artistiques.
À l’inverse, on peut payer un loyer ou acheter un terrain ou du foncier, individuellement ou collectivement, et consacrer tout ou partie de son temps et de son énergie aux luttes ou au soutien des personnes qui subissent de plein fouet la violence de ce système.
Mais il est vrai que le fait d’ouvrir un squat et d’occuper des terres est un geste politique en soi. C’est afficher son refus du principe de propriété privée et revendiquer qu’on ne compte demander l’autorisation de personne pour vivre librement. L’occupation illégale enlève à l’État un certain nombre des outils dont il dispose pour pousser à l’autodiscipline. Pour faire régner l’ordre, il ne lui reste plus que la force brutale de la police, et la violence à peine plus discrète de la justice.
Qui a eu la chance de vivre ou même de passer un peu de temps dans ces espaces libérés de la normalité capitaliste et marchande n’a pu en repartir sans être affecté et réaliser, par contraste, à quel point le capitalisme et sa bureaucratie brident nos potentialités et rendent les vies légales bien tristes et fades."
La pleine propriété est une garantie d’indépendance
Pour Philippe Bone, "certaines activités ont vocation à être éphémères. C’est ce qu’on appelle les ’luttes ponctuelles’ : ZAD, luttes contre un projet de loi précis, occupations d’immeubles vides et abandonnés, soit pour y loger des SDF, soit pour y développer des ateliers d’artistes, des salles de répétitions etc.
Les squatteurs ’’sauvages’’ de Paris (AlterNation, le ’’60’’ rue d’Avron, le mémorable squat Palikao), les Kraken d’Amsterdam, les Hausbesetzer de Kreuzberg ou Prenslauerberg de Berlin le savent d’ailleurs très bien et prennent dès leur arrivée toutes les dispositions pour repartir ’sans trop de casse’ (pas d’objets de valeur, pas de matériel lourd, pas d’aménagements coûteux…). C’est l’application concrète des zones autonomes temporaires (3).
Ne nous cachons pas qu’il existe, dans les milieux alternatifs de terrain, une réticence et parfois même de l’hostilité au fait de posséder ses propres locaux : le sentiment que devenir propriétaire, c’est faire partie des possédants et s’institutionnaliser, se retrouver piégés, cimentés, comme encroûtés.
Il ne faut pas continuer à être en permanence à la merci de décisions extérieures vis-à-vis des aléas budgétaires (paiement irrégulier des loyers, souvent exorbitants en ville)… ou politiques (changements surprises dans les choix culturels municipaux, par exemple, en cas de subventions ou de prêts ’gracieux’ des locaux, comme ça se voit très souvent). Il n’y a aucune hésitation à avoir si on en a la possibilité financière : la pleine propriété des infrastructures de ses propres activités est aussi une garantie d’indépendance".
Même si « la propriété c’est le vol », de nombreuses initiatives anarchistes sont propriétaires de leurs locaux : librairie Publico et Radio libertaire à Paris (4), librairie La Gryphe à Lyon (5). Certaines alternatives ont aussi besoin d’une certaine tranquillité « légale » pour perdurer , comme ces médias et librairies associatives.
(1) Société civile immobilière (SCI) : mode d’achat des locaux de Silence par avec une centaine de sociétaires. Groupement foncier agricole (GFA) : les plus célèbres sont ceux du plateau du Larzac, dans l’Aveyron, mais il en existe de nombreux autres, plus petits. Terre de liens est une structure qui permet à de jeunes agricult·rices de s’installer sans avoir à supporter le coût du foncier (voir Silence no 396, décembre 2011).
(2) Le numéro de Silence sur les alternatives à Paris (no 337, juillet 2006) a été très vite dépassé : six mois après, la moitié des initiatives avaient disparu !
(3) Voir la théorie des Temporary Autonomous Zones (TAZ, zones autonomes temporaires) rendue célèbre par le petit pamphlet de Hakim Bey paru en 2003. Les squats cités par l’auteur abritent des démarches différentes, certains étant plus des squats d’artistes, d’autres davantage des lieux d’habitation. Certains, comme le Palikao, ont bénéficié d’un bail précaire, perduré plusieurs années et investi matériellement les lieux.
(4) Silence no 337, juillet 2006
(5) Silence no 272, juillet 2001