L’histoire commence curieusement en Russie à la fin des années 1990. Anne, Sergueï, Florence et Vincent y passent cinq ans à travailler dans l’agroalimentaire et apprennent à se connaître. L’envie de devenir paysan en montagne grandit chez les deux couples trentenaires, qui cherchent alors une ferme à reprendre pour s’associer. Personne ne voulait s’installer seul·e, principalement à cause de la contrainte du lait, « les quatorze traites par semaine effrayaient tout le monde ». Leur prospection les mène à la ferme familiale de Sainte-Luce (dans le Sud de l’Isère, à 1 200 m d’altitude) : les exploitants n’étaient pas encore à la retraite mais souhaitaient léguer une exploitation dynamique.
D’une ferme familiale à une activité collective
Le groupe s’établit définitivement à Sainte-Luce en 2001. Les 70 hectares, les trente vaches laitières et les 120 000 litres de lait de quota permettaient à Vincent, Anne, Florence et Sergueï de se projeter : la transformation de fromage et la possibilité de fabrication de pain dans le four du village leur permettraient de tirer quatre revenus. Les deux femmes s’installent comme paysannes en GAEC et Florence se forme à la transformation de fromage à l’extérieur. Vincent prend le statut d’artisan boulanger pour commencer tout de suite à produire du pain : « c’est une bonne façon de rémunérer nos heures de travail, et puis cela va bien avec le fromage ! ». Il crée une entreprise individuelle de boulangerie, bio au levain et four à bois, qui devient une SARL commune aux deux familles et qui existe toujours, à côté du GAEC (1). Les associé∙es rachètent les bâtiments, le cheptel et le matériel agricole grâce aux aides et des prêts. L’appui pratique et technique des anciens fermiers est essentiel pour l’installation de ces nouveaux venus. Le système de la ferme change, l’ensilage est arrêté et la ferme passe en bio. En septembre 2001, c’est le début des grands travaux avec l’auto-construction de la fromagerie et de la boulangerie à la place du vieux silo avec des chantiers participatifs. Les couples travaillent beaucoup, se rémunèrent peu les premières années, « se donnent à fond dans ce projet de vie ». Les premiers fromages sortent des mains de Florence le 30 novembre 2002. L’activité augmente progressivement jusqu’en janvier 2004 où tout le lait de la ferme est transformé, la collecte de la laiterie s’arrête.
Cette histoire se répète quinze ans plus tard lorsque deux jeunes couples, Jean et Christeline avec Manu et Natacha, dont seule cette dernière est issue du monde agricole, lancent les démarches pour s’associer au GAEC. La Ferme de Sainte Luce a alors sacrément changé. Dix-huit personnes y travaillent aujourd’hui dans un esprit collectif et avec des principes d’équité inhabituels dans ce secteur.
Polyvalence…
Rendre l’agriculture biologique et paysanne vivable et équitable, économiquement mais aussi socialement est un principe directeur à Sainte Luce. Les premièr·es salarié∙es sont embauché·es rapidement : « cela s’est fait de façon très progressive, en embauchant environ un plein temps par an pour les besoins de la ferme ». L’arrivée des salarié∙es conduit en retour à développer l’activité, qui croît sans s’arrêter depuis : les volumes de production augmentent, notamment pour le pain.
La collectivisation des activités s’est instaurée au fur et à mesure à Sainte Luce. Elle a commencé par la garde partagée des enfants des deux familles : trois personnes travaillent à la ferme pendant qu’une, à tour de rôle assure les tâches de la crèche familiale. Le même principe est reproduit aujourd’hui, quelques jours par semaine, entre Jean, Christeline, Manu et Natacha.
Rapidement les associé·es se sont entendu·es pour être polyvalent·es sur les différents ateliers : traite, pain, fromage etc. : « On distingue la tâche et la responsabilité : il y a des responsables d’atelier, avec une position hiérarchique mais on travaille aussi sur l’atelier des autres comme tâcheron. Cela dilue l’autorité. Avec cette polyvalence on s’ennuie moins, on se comprend mieux, on s’enrichit de la présence des autres et on améliore ainsi l’atelier en termes d’ambiance, de technique, etc. Quand on est devenu très nombreux, on n’a plus réussi à avoir cette polyvalence : on ne peut pas être 18 à faire les tournées de livraisons, sinon les informations se perdent. Le fonctionnement est donc basé sur une polyvalence partielle : tous les ateliers sont partagés par au moins quatre personnes et toutes les personnes font plusieurs tâches ». Christeline est par exemple responsable des AMAP de Grenoble et travaille dans trois autres ateliers : le pain, la fromagerie et la gestion des terres pour planifier des cultures.
Mais l’arrivée ou le départ de quelqu’un·e peut périodiquement fragiliser le système et conduire à répartir à nouveau ce travail et les compétences associées. Pour réussir cette polyvalence « nos savoirs faire sont très écrits » : en se baladant dans la ferme on remarque des panneaux, modes d’emploi ou autres recettes sur la fabrication du Beaumont (2), le lavage de la machine à traire ou le temps de pousse du pain.
… et équité du travail
Le travail agricole n’est pas le seul à être mis en commun : les tâches plus administratives ou domestiques sont centrales dans le fonctionnement du collectif. Ainsi, tous les midis de la semaine les travailleu·ses du jour se rassemblent dans une maison pour le « repas co », préparé par une personne payée en monnaie très très locale : un jeton qui permet d’aller manger ensuite chez les autres. La préparation du repas est décomptée comme un temps de travail équivalent à celui d’un autre atelier. Certain∙es le font plus régulièrement que d’autres mais tout le monde doit s’y coller.
Avec tout ce monde, établir le planning chaque semaine est un véritable tour de force (3). Chaque heure travaillée est comptée, ce qui est plutôt rare dans le milieu agricole. Compter précisément les heures oblige ainsi à les rémunérer à leur juste valeur.
Comment une ferme de montagne peut rémunérer 14 pleins temps ?
Vincent a « l’âme d’un vendeur ». Il a donc tout de suite vu les débouchés possibles, surtout en ville : « Quand tu fais des produits qui sont gustativement bons et en bio, il y a un marché très porteur, depuis que nous nous sommes installés et encore aujourd’hui ». Les produits de Sainte Luce (4) sont vendus principalement en circuit direct : sur les marchés, en AMAP et en magasins bio ou de producteurs. À côté de la boulangerie, un petit magasin, surtout ouvert en fin de journée, permet aux visiteu∙ses et touristes de passage d’acheter les produits de la ferme. Vincent s’est aussi engagé dans le développement de l’agriculture biologique à l’échelle du département. L’association dont il est administrateur Manger Bio Isère travaille à favoriser l’approvisionnement des collectivités en produits bios et locaux, avec l’ouverture par exemple d’une légumerie bio à Grenoble. La Ferme de Sainte Luce fournit plusieurs restaurants scolaires notamment en fromage blanc.
Travail collectif et vies de famille autonomes
Les salarié∙es restent en général deux ans à la ferme. L’exploitation est attractive et une possibilité de formation privilégiée pour qui veut s’initier à l’agriculture collective en montagne. Un « loft » a été aménagé au-dessus de la boulangerie pour accueillir les nouveaux salarié·es, stagiaires ou visites de passage. Au moins une dizaine d’exploitations ont vu le jour après un passage à Sainte Luce.
Désormais plus de salarié∙es que d’associé∙es travaillent à la ferme : les deux statuts ont des valeurs différentes, en termes de rémunération et de responsabilités. Les associé∙es portent financièrement les choix et sont chargés de la gestion du personnel et l’embauche. Ceci se ressent dans l’organisation et les relations, même si les associé∙es font « toutes les tâches que font les salariés, du ménage à la commercialisation. C’est essentiel » nous dit Anne. Plusieurs types de réunions existent : celles réservées aux associé·es, celles pour les personnes associées actuelles et futures et celles avec tou∙tes les travailleu∙ses. Les aspects pratiques sont discutés dans la dernière, les décisions stratégiques plutôt dans les premières, avec vote à main levée.
La majorité habite dans le village : cette proximité facilite forcément les activités communes. « On se prête les voitures, on organise des covoiturages pour descendre à Corps ou à la Mure, le gros bourg ». Quelques familles de la ferme et celle du potier du village partagent un poulailler et un potager. Une chorale et un cours de yoga ont été créé. Des fêtes ou événements organisés par les « gens de la ferme » animent le village. Mais même si les maisons sont ouvertes, on vient prendre les plats à gratin les uns chez les autres, chaque vie familiale est séparée. C’est sûrement grâce à cela que le collectif de travail paraît si équilibré (5). Le dynamisme de la ferme fait d’autant plus ressortir l’inertie du village. D’autres personnes habitent à l’année à Sainte Luce mais de nombreuses maisons sont vides car dédiées à des résidences secondaires ou en indivisions ce qui complique les installations à long terme.
Jusqu’où ?
Se pose désormais la question de jusqu’où s’agrandir à la fois en termes d’activités et de collectif, même si pour les associé∙es « c’est une fierté de créer des emplois dans ce village » (6). Des fromages de Sainte Luce sont désormais livrés, quelques fois par an, à Lyon ou à Marseille. Ces kilomètres explosent le principe de circuit court. Après avoir été salarié·es plusieurs années Natacha, Manu et Jean souhaitent s’associer au GAEC (7), tous les trois en apportant de nouveaux projets : des activités pédagogiques, une biscuiterie et une brasserie. L’extension agricole est limitée par la configuration agricole du territoire. Le GAEC n’est pas propriétaire des terres qu’il loue et en trouve difficilement de nouvelles. Dans la région il n’y a pas eu de remembrement, les parcelles sont fragmentées. Avec ces nouveaux projets, la ferme évoluerait vers des activités artisanales plus qu’agricoles. Ceci pose de nombreuses questions : comment garder et transmettre les compétences de gestion de la ferme ? comment transmettre les valeurs du collectif par la suite ? Affaire à suivre !
Gaëlle Ronsin
(1) La SARL (Société à responsabilité limitée) ne produit pas le pain avec une farine produite directement sur la ferme : cette activité de boulangerie ne peut donc légalement pas faire partie du GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun).
(2) le fromage à pâte molle de la région
(3) il faut jongler entre les différents ateliers et responsabilités, les réunions, les congés, les absences éventuelles, les nombres d’heure à faire ou à rattraper
(4) le pain, les brioches, le fromage et autres produits laitiers, la viande de bœuf et la charcuterie
(6) faire vivre un si grand collectif de travail n’est pas simple : les associé∙es sont accompagnés sur le plan humain par la chambre d’agriculture une fois par an pour mettre à plat les tensions et le fonctionnement.
(5) on retrouve régulièrement cette problématique dans les Scops voir silence n°
(7) Christeline a de son côté décidé de ne pas s’associer pour le moment, ne se reconnaissant plus dans l’orientation prise par la ferme et souhaitant se consacrer à sa vie de famille.
En ce matin de septembre, à 5h45, Norbert et Cécile attaquent le pétrissage du pain. À 6h, Raphaël, Natacha et Myriam commencent la transformation du lait trait la veille. Joseph lui prépare une livraison. Lucie est à la cave, elle s’occupe des fromages. Christeline est au bureau, elle prépare ses livraisons à Grenoble. Elle a emmené les enfants à la crèche au village voisin et Manu ira les rechercher en fin d’après-midi. Jean est en formation la journée à la chambre d’agriculture. Manu est en congé car il va avec Natacha faire une échographie à Grenoble l’après-midi. Vincent a travaillé le matin au bureau et part l’après-midi en réunion. Florence a préparé le repas du midi. Bruno trait les vaches le matin, ce sera Raphaël le soir... La ferme se transforme en véritable petite ruche.
Vers 10h, au café, nous nous retrouvons sur la terrasse de la boulangerie où Manu prend en photos des produits pour alimenter le site internet. La discussion tourne autour de l’installation d’un nouveau plancher à l’extérieur de la boulangerie : en quel matériau le faire : métal pour résister à la neige qui tombe abondamment ou en bois pour l’esthétique ?