Un auteur étasunien en particulier, Gene Sharp, a dédié sa vie aux fondements des stratégies non-violentes. Auteur de nombreux ouvrages, il résume une grande partie de ses travaux dans l’un d’entre eux : De la dictature à la démocratie.
Ni lutte armée, ni négociation
Après y avoir brièvement rappelé des exemples de dictatures tombées sans coup férir, Gene Sharp écarte deux stratégies, celle de la lutte armée et celle de la négociation. D’un côté, la lutte armée revient à combattre une dictature sur le terrain où elle est la plus forte. Elle provoque généralement une réaction encore plus violente de la part du dictateur. Si une guérilla réussit à remplacer un dictateur, le nouveau régime est fréquemment plus dictatorial encore que son prédécesseur. De surcroît, la lutte armée ne modifie pas les structures du pouvoir politique et ne permet donc pas l’avènement d’une démocratie durable (pour la même raison, l’espoir suscité par une intervention étrangère armée est un leurre). De l’autre côté, toute négociation entre un dictateur et ses opposant·es démocratiques est vouée à déboucher sur un marché de dupes : la vision "romantique" de dictateurs qui seraient prêts à faire des concessions majeures, et de négociations menées en fonction d’arguments de droit et d’éthique (et non de pouvoir), est au mieux irréaliste : si un dictateur veut assouplir son régime, il n’a pas besoin de négocier pour le faire. Cette vision peut même être dangereuse : les négociations donnent au dictateur une légitimité. La seule négociation envisageable est celle permettant à un dictateur en déroute de fuir son pays en sécurité.
La force de la défiance politique
Gene Sharp propose une troisième voie, partant d’un constat : une dictature ne peut se maintenir sans la soumission, le soutien (actif ou passif) et l’obéissance de sa population. La stratégie proposée est donc celle de la défiance politique. Une désobéissance de masse est de nature à fragiliser fortement une dictature et, si elle se maintient malgré l’éventuelle répression qui s’ensuit, elle conduit généralement à l’effondrement de la dictature. L’auteur énumère les nombreuses faiblesses des régimes autoritaires : luttes internes, gestion inefficace de l’information par la bureaucratie, opposition des groupes défavorisés, usure du pouvoir... C’est sur ces terrains, où les dictateurs sont le plus à leur désavantage, que les démocrates doivent combattre. Ceci implique une discipline non-violente absolue de leur part.
Être sur tous les fronts
Toutes les armes de la défiance politique doivent être utilisées conjointement, que ces armes soient psychologiques, sociales, économiques ou politiques. Des luttes improvisées ont échoué parce qu’elles n’avaient utilisé qu’une ou deux des méthodes disponibles. L’auteur ne recense pas moins de 198 méthodes, regroupées en trois catégories : 1) protestation et persuasion (par exemple manifestations, parades…) ; 2) non-coopération sociale, économique ou politique ; 3) intervention non-violente (par exemple des occupations-éclairs). L’action doit être collective, d’où le rôle des organisations. Ces méthodes peuvent être très ciblées en fonction des faiblesses d’une dictature ou du type de droits à défendre. Par exemple, la non-coopération économique (baisse de la productivité, "erreurs" délibérées, grèves, boycotts...) est souvent adaptée pour lutter contre une dictature économiquement fragile ou pour obtenir la reconnaissance de droits économiques. Correctement menée, la lutte non-violente modifie le contexte conflictuel et la société, de sorte que l’adversaire ne peut plus agir comme bon lui semble.
Sur la base de ces travaux, une université étasunienne (Swarthmore College) a entrepris depuis 2011 de créer une base de données recensant toutes les campagnes d’action non-violente, de l’antiquité à nos jours.
La base de données mondiale sur l’action non-violente (ci-après appelée GNVAD) est une base de données en ligne disponible à l’adresse https://nvdatabase.swarthmore.edu. La licence est libérale (Creative Commons BY-NC-ND), ce qui facilite la diffusion des données. C’est une base de données de près de 1200 cas d’actions non-violentes, principalement de 1944 à nos jours. Certains cas ne durent que quelques heures (par exemple un sit-in ou une manifestation) tandis que d’autres durent plusieurs années. La principale force de la base de données réside dans sa couverture unique : la plupart des bases de données sur l’action politique et les événements ont tendance à sur-représenter les événements qui conduisent à la violence armée (en particulier la guerre) par rapport aux événements qui ne conduisent pas à la violence ; en particulier, il existe dans cette discipline un énorme déséquilibre entre l’étude étendue des conflits armés (qui sont couverts par des dizaines de bases de données aux définitions variées) lorsque les stratégies, campagnes et mouvements non-violents sont largement ignorés.
Si l’on compare le travail du GNVAD à celui du domaine de la violence armée, il convient de noter que des décennies ont été nécessaires pour réaliser des progrès significatifs dans la typologie des conflits armés utilisée dans les bases de données, si l’on considère que ce travail a commencé avec Quincy Wright en 1944 (1). La GNVAD, elle, utilise la typologie très détaillée de Gene Sharp, avec ses 198 méthodes.
L’Université Grenoble Alpes (projet CYBIS du laboratoire CESICE) a lancé fin 2018 un processus visant à contribuer à cette base de données et à la traduire en français et en espagnol, en partenariat avec d’autres institutions. Ce processus s’inscrit dans des formations universitaires, donne lieu à des séminaires de recherche internationaux, implique des étudiants en fin d’étude, des stagiaires, des chercheurs en sciences politiques et en informatique.
(1) Voir l’ouvrage “Building and Using Datasets on Armed Conflicts” édité par Mayeul Kauffmann en 2008.
Laboratoire CESICE, 1133 rue des Résidences, 38400 Saint-Martin-d’Hères, cesice@univ-grenoble-alpes.fr
Mayeul Kauffmann
Mobilisation pour rallumer le chauffage et l’électricité dans la prison fédérale de New York
En février 2019 aux États Unis dans le Centre de détention métropolitain de Brooklyn, une mobilisation s’est déclenchée pour exiger le retour de la chaleur et de l’eau chaude ainsi que la possibilité pour les familles et les avocats de rendre visite aux personnes incarcérées.
Le 5 janvier 2019, le Metropolitan Detention Center de Brooklyn (MDC Brooklyn), où 1 500 personnes sont incarcérées, a subie une coupure d’électricité pour des raisons inconnues. Trois semaines plus tard, un incendie électrique a entraîné une perte de capacité de chauffage de l’ensemble du bâtiment. Cette perte d’électricité et de chaleur s’est produite au cours des jours et des nuits les plus froids de l’hiver 2019 à New York. Le 27 janvier, alors que les personnes incarcérées étaient entassées dans des cellules sombres et froides sous de fines couvertures, le directeur a décidé de mettre toutes les personnes en prison sous clef et d’annuler indéfiniment toutes les visites des avocats et de leur famille.
Le 1er février 2019, le New York Times (le NYT) a publié un article détaillant les conditions de la prison. L’article est rapidement devenu populaire et le même jour, Shahanah Hanif, une organisatrice impliquée dans des groupes d’activistes immigrés issus de la base à New York, a publié une vidéo montrant des personnes incarcérées au MDC Brooklyn qui frappaient leurs fenêtres comme une forme de protestation. La vidéo a rapidement recueilli plus de quatre millions de vues.
Plus tard dans la journée, des centaines de membres de la famille et de soutiens se sont rassemblé·es à l’extérieur pour demander le retour du chauffage et de l’eau chaude, ainsi que la possibilité pour les familles et les avocats de rendre visite aux personnes incarcérées. Les manifestant·es portaient des pancartes avec des phrases telles que "Ceci n’est pas normal" ou "Torture au MDC". Dans le même temps, des membres du conseil municipal se sont rendus à la prison pour tenter de déterminer la réalité de la situation des personnes incarcérées. Les locaux étaient froids et sombres et ils n’ont pas été autorisés à parler aux personnes incarcérées. La manifestation s’est poursuivie jusque dans la nuit et de nombreuses personnes à l’extérieur ont déclaré qu’elles ne quitteraient les lieux tant que les autorités de la prison n’auraient pas remis le chauffage et l’électricité.
Le lendemain la manifestation s’est intensifiée. Alors que les représentant·es élu·es terminaient leur tournée, quelques dizaines de manifestant·es ont tenté de pénétrer dans les locaux, mais des gardes anti-émeute qui attendaient juste devant les portes de la prison ont utilisé du spray au poivre pour les repousser. Ce soir-là, une fourgonnette est arrivée de NYC Emergency Management avec des couvertures, des chauffe-mains et de petits générateurs pour les personnes incarcérées.
Le lendemain matin, le 3 février, Scott Hechinger, directeur des politiques à Brooklyn Defender Services, a fait savoir que, bien que le MDC ait accepté les couvertures, les chauffe-mains et les générateurs, ils n’avaient apparemment jamais été remis aux personnes incarcérées. Le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, a alors appelé le ministère de la Justice des États-Unis à enquêter sur de possibles violations des droits civils commises à MDC Brooklyn. Suite à cet appel l’électricité et la chaleur ont été rétablies à MDC Brooklyn. Les visites à domicile n’étaient toujours pas autorisées en raison d’une menace à la bombe indépendante, mais les autorités ont autorisé les visiteu·ses à pénétrer dans les locaux le lendemain.
Olivia Robbins
Un exemple de mobilisation tiré du site Global Nonviolent Action DataBase.