Si nous progressons dans le domaine de l’alimentation saine (avec la bio), nous ne progressons guère (voire pas du tout) dans d’autres domaines : militarisation de la société, perte de libertés publiques, accumulation des richesses, pillage des pays du Sud, destruction de la biosphère, changement climatique, etc. Une « utopie collective », « un nouvel imaginaire » (Serge Latouche), un « récit » (Cyril Dion) peuvent-ils permettre un renversement du système dominant avant que celui-ci ne renverse totalement nos vies ?
Nous ne sauverons pas nos modes de vie actuels
Selon Christian Araud, "l’objectif à court et moyen terme est de libérer le maximum de territoires ou de construire le maximum de canots de sauvetage. Si on ne peut réussir cela à son propre niveau, on ne réussira rien du tout.
Cela dit, qu’une revue comme Silence arrive à diffuser ce genre d’idées, à faire bouger l’imaginaire de quelques personnes sensibilisées, mais encore peu impliquées dans des démarches alternatives, n’est pas du temps perdu, loin de là.
Le slogan « Sauver la planète » est à exclure totalement. Il faut commencer par faire son deuil de la situation actuelle ou, plus précisément, de ses avantages évidents pour une majorité de la population des pays riches et une minorité de la population des pays pauvres. Dans « sauver la planète », il y a un non-dit, un contenu implicite : nous serions capables de conserver l’essentiel matériel des avantages de la situation présente tout simplement en adoptant quelques comportements adéquats.
Exemple significatif : remplacer sa voiture à moteur diesel par un véhicule aussi gros, qu’on utilise dans les mêmes conditions, mais doté d’un moteur électrique. Il est clair que la solution juste est, dans la majorité des cas, de passer au vélo (avec assistance électrique pour les moins sportifs). Il est tout aussi clair qu’aucun gouvernement n’imposera cette dernière situation (voir la réaction des Gilets jaunes).
Le mieux que l’on puisse tenter de faire, à un niveau plus global, est de faire adopter quelques mesures qui ne choquent pas le peuple ni les élites. La réflexion est à lancer sur ce qu’elles pourraient être : par exemple taxer toute sorte de publicité, supprimer les allocations familiales à partir du troisième enfant…"
La lutte comme principal levier
Emmanuel Daniel appelle à la lutte : "Ce que l’on entend, du côté d’Alternatiba mais plus généralement dans le milieu alternatif, c’est qu’il faudrait d’un côté multiplier les initiatives locales et, de l’autre, faire pression sur les États pour qu’ils prennent les bonnes décisions afin de sauver le climat.
Dans le premier cas, l’idée est de généraliser les alternatives pour qu’elles forment système.
L’autre option reviendrait à faire pression sur les pouvoirs publics, donc à demander aux responsables du désastre d’y remédier. Cette idée n’en finit pas de me désespérer. Qui a créé les cadres légaux pour que le capitalisme puisse s’étendre ? Qui déploie tout son arsenal répressif pour museler celles et ceux qui tentent de s’opposer à son expansion mortifère ? Qui finance le nucléaire ? Qui soutient l’agriculture productiviste ? Qui encourage la croissance ?
Il faut prendre la rue. Occuper les lieux de pouvoir. S’organiser matériellement pour que ces failles dans la normalité capitaliste et marchande puissent tenir dans le temps ou se multiplier. Mais aussi s’opposer, partout où on le peut, aux projets qui viendraient hypothéquer encore un peu plus nos chances de vivre dignement sur la Terre (mines, centrales nucléaires, aéroports, autoroutes, centres commerciaux géants, prisons…). Enfin, soutenir les personnes qui subissent de plein fouet les violences plus ou moins directes du capitalisme.
Il est vrai cependant que les initiatives ont tout de même le mérite d’ouvrir des réflexions et des espaces de débat, et parfois de se faire le relais de luttes existantes. Les personnes qui y participent acquièrent une culture politique, trouvent des complices avec qui s’organiser pour briser l’isolement qui les rendait impuissant·es. Participer à ces initiatives peut également permettre de se rendre compte par soi-même des limites de ce mode d’engagement et donner envie de s’impliquer différemment.
Refuser de lutter, sous prétexte que c’est clivant ou que ça génère des énergies négatives, c’est fuir le combat et donc accepter de le perdre, avec les conséquences que l’on sait. C’est aussi se faire complice du désastre en ne faisant rien pour l’empêcher de s’étendre.
La lutte est ce qui nous permettra à moyen terme de survivre mais, à très court terme, de vivre la tête haute. Se rencontrer sur un piquet de grève ou une manif, se serrer les coudes devant un tribunal ou une ligne de flics procure une joie pure et insolente que seule la lutte apporte."
Les alternatives préfigurent le monde de demain
Philippe Bone ne fait pas la même analyse : "La plupart des structures alternatives ’autonomes’ se contentent de mener leur activité propre du mieux qu’elles peuvent et ne s’occupent que très rarement des liens extérieurs, des solidarités en cas de coups durs ou des échanges d’expériences avec les autres structures du même secteur d’activité ou basées sur les mêmes modes de fonctionnement.
Par les expérimentations sociales, culturelles, technologiques de toutes sortes qui sont en permanence testées dans les modes de vie dits ’alternatifs’, je pense que ces expérimentations sont un rouage indispensable à l’amélioration de nos sociétés. C’est pour cela que j’ai toujours détesté l’expression ‘en marge’ et ‘les marginaux’.
Mieux : elles sont les laboratoires d’expérimentations dont nos sociétés modernes ont un si grand besoin –– un besoin vital. Car, comme le rappelle si bien Bob Dylan ; ‘Ceux qui ne sont pas en train de naître encore et encore… sont occupés à mourir’.
L’utilisation de sources d’énergies renouvelables ’à l’infini’… une nourriture enfin débarrassée des pesticides et additifs chimiques, des transports réduits au minimum entre les lieux de vie et d’activité, et polluant le moins possible, l’équité et l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, entre les gens brun clair, brun foncé, ’jaunes’, ’blancs’ ou ’cuivrés’, une autre relation à la notion même de travail, de revenus, d’argent, de pouvoir d’achat, de niveau de vie et de niveau social (qui furent si présents sur le devant de la scène l’hiver dernier). Tous ces modes de vie et de pensée qu’on appelle ’alternatifs’ aujourd’hui sont au cœur des problèmes de nos sociétés.
En réalité, ils sont tout bonnement la préfiguration de ceux que finiront par adopter, sans même s’en rendre compte, les ‘’majorités silencieuses’ de demain ou d’après-demain. Il suffit de regarder comment ça se passait dans les années 50 pour voir les changements incroyables intervenus depuis."