Dossier Alternatives

Agir au sein du système ou contre lui

La mise en place d’alternatives pose la question des compromis. Personne ne peut vivre totalement hors du système. Est-il toutefois important d’aller vers le plus d’autonomie possible par rapport au système économique, monétaire, politique, ou faut-il vouloir le modifier et l’assainir de l’intérieur ?

À Mâlain, en Côte-d’Or, Risomes regroupe des initiatives complémentaires : bière, pain, légumes, œufs… ce qui permet une grande autonomie alimentaire. Cette diversification des productions ne s’accompagne toutefois d’aucune volonté d’être en dehors des activités de la commune : au contraire, la production est vendue le plus possible localement, dégageant de fait des ressources pour plusieurs familles.
Longo Maï a aussi cherché à développer des activités complémentaires, notamment en multipliant les coopératives : une, dans l’Ardèche, est spécialisée dans la production forestière, la production de bois, la charpente et donc la construction, une autre, dans les Bouches-du-Rhône, a développé le maraîchage et le vignoble ; la plus ancienne, à Limans (Alpes-de-Haute-Provence), développe de multiples activités agricoles. Enfin, en montagne, on trouve la filature de Chantemerle (Hautes-Alpes) qui permet de répondre aux besoins de textiles. Malgré cela, les groupes de Longo Maï ne sont pas coupés du système : ils bénéficient de nombreux financements (aide aux radios libres, aides agricoles…) qui leur permettent de développer des activités militantes (Radio Zinzine, diffusion des semences libres…).

Du dedans vers le dehors, du dehors vers le dedans…

Écoutons Lorène Lavocat : « Deux entretiens récents auxquels j’ai assisté me semblent intéressants : celui de Corinne Morel-Darleux [qui a été conseillère régionale], qui a fait le chemin du dedans vers le dehors ; et celui de Claire Nouvian [journaliste et présidente de l’association Bloom, elle a co-fondé récemment le parti Place publique], qui a fait le chemin du dehors vers le dedans. Corinne explique qu’elle a décidé de ne plus se battre »du dedans« , parce ce que le système électoral institutionnel et politique est très énergivore et peut faire perdre de vue le sens profond, le but... bref, il délaye la radicalité et pousse au compromis. Pour autant, elle estime que le changement n’adviendra que par une conjonction des deux, et qu’il faut que les mouvements alternatifs aient une stratégie de conquête du pouvoir. »
Marie Astier va dans le même sens : « Les deux sont évidemment complémentaires. Les personnes impliquées dans les institutions (élu·es, fonctionnaires) peuvent avoir accès à un certain nombre d’informations sur les intentions du gouvernement, par exemple, et ainsi les transmettre à ceux qui vivent »hors" des institutions pour leur permettre d’organiser leur résistance. L’histoire de la lutte de Notre-Dame-des-Landes en est un excellent exemple : le collectif Cedpa et l’association Acipa ont donné un visage ‘légal’ à la lutte et permis de diffuser un grand nombre de messages à un large public. Mais l’occupation du terrain et les alternatives qui s’y sont développées lui ont donné un imaginaire, une force de proposition politique inédite, et une capacité de résistance physique aux forces de l’ordre qui a permis de tenir dans le temps.
Autre exemple récent dans les sujets que j’ai traité, celui des normes en agriculture. La Confédération paysanne distingue bonnes et mauvaises normes : ok pour le droit du travail ou la limitation des épandages, mais non aux normes de traçabilité ou sanitaires qui s’appliquent aux petits paysans alors qu’elles ne sont nécessaires que pour l’exportation. Le collectif d’agricult·rices contre les normes prône, lui, une fin totale des normes, toutes considérées comme étant des outils d’orientation du marché et d’élimination des paysans. Alors, faut-il changer les lois ou les rejeter ? Sans doute un peu des deux. La radicalité du collectif contre les normes permet de reconstruire un rapport de forces nécessaire contre l’administration. La Confédération paysanne, elle, réussit à ralentir les processus destructeurs en se battant sur des points techniques dans des réunions au ministère (exemple des surfaces pastorales)
."

Comment arracher une queue de cheval

Philippe Bone se prononce clairement pour des alternatives hors du système :"À mon sens, il est illusoire d’essayer de réformer le système en tentant de transformer ses institutions — politiques, économiques ou financières. S’attaquer ainsi à une telle pesanteur planétaire, profondément ancrée dans la tête des gens collectivement, m’a toujours fait penser à la fable racontant l’histoire de cet athlète athénien, au temps de Socrate, qui se croit assez costaud pour parier qu’il arrachera la queue d’un cheval par la simple force de ses muscles. Un petit vieillard tout courbé et tout chétif relève le pari. Tout le monde se moque de l’ancêtre. Arrive le jour du pari. Le colosse s’échine et s’acharne sur la queue du pauvre cheval qui n’en peut plus. Bien évidemment, les efforts de l’homme échouent lamentablement. Puis arrive le tour du petit vieux. Il s’avance à l’arrière du cheval… et commence à tirer chaque poil un à un.
S’attaquer à une touffe compacte en espérant l’arracher d’un seul coup est évidemment stupide. Dans cette fable, chaque poil pris à part pourrait représenter chaque homme, chaque femme susceptible de changer sa vision de la vie. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas agir collectivement. Mais, au bout du bout, c’est bien dans la tête de chacune de ces personnes (chaque poil de la queue du cheval) que les transformations s’opéreront
."

Fin de mois contre fin du monde ?

Selon Christian Araud, « la réponse est claire pour les plus radicaux : faire sécession du grand système (le capitalisme mondialisé) pour construire un mini-système (le territoire libéré, le canot de sauvetage… ). Ce mini-système ne peut en tout état de cause être totalement hors du système. L’autarcie n’est d’ailleurs pas souhaitable. En revanche, en commençant par un territoire limité, il est possible d’atteindre une certaine autonomie, en profitant des ressources qui existent dans le système en place (tout n’est pas à jeter dans notre société !). »
Pour les personnes qui ne sont pas prêtes à se lancer dans ce genre de démarche, il est possible de chercher à « modifier ou assainir la politique ou l’économie de l’intérieur quand des possibilités raisonnables de succès se présentent » . Mais il estime que cela n’est possible qu’« au niveau municipal et encore, si celui-ci ne concerne pas une ville. Même remarque pour l’économie : ce ne peut être au sein d’une grosse entreprise, peut-être dans une PME ».
Ce que l’on peut conclure de ces échanges, c’est que « penser globalement, agir localement » est plus difficile qu’on ne le croit. Les liens entre alternatives et système ne se pensent pas de la même manière si l’on considère l’environnement local, un territoire limité ou le système économique global.


Alternatives transversales ou spécialisées

Peut-on espérer changer de société en n’étant spécialisé que dans un domaine (la bio, l’énergie, l’habitat, la mobilité…) ou faut-il engager des démarches plus globales ? Et comment ?
Pour Emmanuel Daniel, "si l’on est réformiste et que l’on pense que le capitalisme peut être plus local, plus démocratique, plus vert, eh bien oui, dans ce cas, on peut tenter de le modifier par petites touches en espérant lui survivre. Mais si l’on croit que le capitalisme doit être détruit faute de quoi il nous détruira, d’une manière ou d’une autre, alors il n’y a pas grand-chose à attendre de l’économie alternative, en tout cas, pas tant qu’elle est pensée comme une fin en soi.
Il faut plutôt chercher du côté des alternatives à l’économie. C’est-à-dire ne pas chercher à produire pour vendre à des clients, même à l’échelle locale, même en monnaie locale, même en coopérative. Car cela nous enferme toujours dans la logique capitaliste. En clair, tisser des réseaux de solidarité et recréer des communautés au sein desquelles on met en partage les productions sans qu’il soit question d’argent. C’est ce que font déjà des collectifs qui, seuls ou en réseau, partagent leur production et leurs ressources pour construire leur autonomie matérielle et nourrir des luttes
" (1).

L’horizon est la transversalité

Lorène Lavocat pense qu’il faut bien commencer par un bout avant de généraliser : « Les reportages que nous avons pu mener montrent souvent que l’on commence par un bout, une spécialité, puis se produit un ‘parcours de radicalisation’, ou de ‘globalisation’, qui fait que peu à peu on s’interroge sur d’autres pans de notre vie et de notre organisation. L’horizon est la transversalité, le point d’entrée peut être spécifique. Cependant, il semble aussi important d’avoir dès le départ des bases saines, c’est-à-dire de penser une organisation du groupe qui reflète le changement que l’on veut voir advenir : sexisme, racisme, rapports de pouvoir. Il faut commencer par là. »
Christian Araud pense de même : « L’opposition formulée entre alternative transversale et alternative spécialisée suppose que l’on puisse changer globalement le monde. Le cœur de mon livre Survivre au futur est justement que l’on ne peut pas changer globalement la société. Reste à savoir si, pour faire émerger des ‘canots de sauvetage’, il vaut mieux consacrer son énergie à l’une ou à l’autre. Une alternative plus globale, préférable, s’adresse à un territoire limité. Sur ce territoire, le succès possible viendra du croisement et de la multiplication au même endroit (le territoire libéré) du maximum d’alternatives spécialisées (bio, énergie, habitat, mobilité…). »

(1) C’est le cas de Longo Maï, ou encore des expériences de plusieurs fermes collectives autour de Terres communes (ferme du Suc, Cravirola, ferme autogérée de la Roya…)


Salariat et alternatives

Quelles sont les conséquences de la présence du salariat dans une alternative ?
Avoir des salarié·es nécessite souvent de grossir et de faire des choix économiques plus que politiques. Le salariat peut réduire la radicalité d’une initiative au point qu’elle finisse par être récupérée par le système (c’est ce qui se passe avec les magasins bio aujourd’hui, à grande échelle). Cela permet toutefois d’autonomiser des personnes sur le plan financier. Est-ce souhaitable ?
Philippe Bone : « Pour ce qui est des structures alternatives de production de biens ou de services, il est une contrainte absolue : que les bénévoles aient exactement la même légitimité que les salarié·es. Trop souvent celles-ci finissent par avoir un poids trop important, au point que, de facto, ils et elles en viennent à ‘prendre le pouvoir’, et manipulent même le conseil d’administration, que ce soit dans les associations ou dans les sociétés. »
Emmanuel Daniel a abordé la question lors de nombreux reportages : « Revendiquons la possibilité de ne pas avoir de métier. De ne pas travailler ou de le faire le moins possible, pour ne pas se faire broyer par l’économie et libérer du temps afin de lutter et de construire l’autonomie matérielle et politique. Il nous faut trouver du temps pour se réapproprier les savoir-faire essentiels à notre survie, construire des solidarités qui nous permettront de ne plus êtres seul·e·s pour répondre à nos besoins et lutter pour éviter l’approfondissement du désastre. »

L’État ne tolère que ce qui ne remet pas en cause l’économie

"L’idée de transformer son utopie en gagne-pain me semble être une fausse piste, poursuit-il. Certes, dans les coopératives ou d’autres formes d’entreprises autogérées, la dimension collective rend la dictature de l’économie plus supportable et permet à des personnes d’expérimenter l’autogestion. Mais en se pliant aux lois du marché, à l’impératif de rentabilité, aux normes diverses, on risque fort de trahir son utopie.
Soit c’est la loi du marché qui vous fait fermer boutique quand vous n’avez pas fait tout ce qu’il fallait pour être rentable — comme un collège Montessori, près de Rennes, que je suis allé voir —, soit vous arrivez à être rentable mais cela vous coûte tellement de temps et d’énergie que vous n’en avez plus pour vos activités politiques.
Le capitalisme d’État ne tolère et n’encourage que les alternatives qui ne nuisent pas à l’économie. Quand celles-ci fournissent trop d’autonomie, elles sont combattues : nombre de personnes vivant en habitat léger ont été expulsées de leur logement. Dans le domaine de la santé, des sages-femmes qui pratiquent l’accouchement à domicile sont poursuivies en justice car elles refusent de souscrire à une assurance qui équivaut presque à leurs revenus annuels. Alors que l’État encourage sur le papier la transition énergétique, la production autonome d’électricité est freinée. Les personnes qui pratiquent l’éducation à la maison savent que l’État empêche les familles de se regrouper pour instruire leurs enfants. Une entreprise autogérée qui affichait ses positions politiques anarchistes a subi un contrôle de l’inspection du travail, qui lui a infligé un redressement fiscal qui a failli la couler. Et parlons des paysans qui subissent la pression des normes, qui va parfois jusqu’à l’assassinat comme ce fut le cas pour Jérôme Laronze, paysan tué par des gendarmes
."

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