Voici un article interactif en 4 étapes.
Première étape : comment perdre de l’information
Prenez un fruit rond. Pelez-le en essayant de ne faire qu’un seul morceau avec la peau. C’est déjà pas facile. Ensuite, essayez d’étaler cette peau de fruit à plat sur une table. Là non seulement c’est pas facile, mais même pas possible ! Et bien, vous venez de comprendre un principe essentiel de cartographie : pour passer de la 3D à la 2D, on perd forcément de l’information. Et plus précisément : une projection d’une sphère sur un plan (une planisphère) ne peut pas être à la fois conforme et équivalente. C’est-à-dire qu’une carte 2D représentant la Terre ne peut pas à la fois respecter les formes (conformité) et les surfaces (équivalence).
La plupart des cartes du monde que j’ai vu dans ma vie respectent les formes, mais pas les surfaces : elles utilisent généralement la projection de Mercator, qui a l’énorme avantage de pouvoir naviguer en bateau avec seulement un compas, puisqu’elle conserve les angles, et donc les formes. Mais elle a l’énorme inconvénient de nous faire croire que la Russie (17 millions de km2) est deux fois plus grande que le continent africain (30 millions de km²) ou que l’Amérique du Sud (17 millions de km²) est plus petite que le Groenland (2 millions de km2).
Deuxième étape : comment repérer la propagande « ni vu ni connu »
Comme vous ne me croyez peut-être pas, regardez vous-mêmes sur la carte du monde que vous avez sous les yeux ! C’est probablement une projection de Mercator. Cette projection « agrandit » tout ce qui est vers les pôles en comparaison de ce qui est vers l’équateur : le continent africain paraît minuscule et le pôle Nord s’il était représenté occuperait toute la carte. Donc, utiliser cette projection il y a quatre siècles quand il fallait naviguer en bateau pour aller au Pôle Nord, c’était cohérent, mais utiliser cette carte aujourd’hui pour représenter le monde géopolitique, c’est totalement inconscient.
Enfin, inconscient… Ou pas ! Géopolitiquement les pays exploiteurs sont en moyenne plus éloignés de l’équateur que les pays exploités, et apparaissent donc proportionnellement plus grands qu’en réalité. Coïncidence ? Je ne crois pas… Serait-ce aussi le « hasard » qui fait que le Nord est représenté vers le haut ? Le Nord n’est ni en haut ni en bas, dans l’espace le Nord est là où l’indique la boussole. Est-ce le hasard qui fait que la France se retrouve, avec ces conventions, ces choix de représentation, au-dessus d’une Afrique qui semble minuscule ? La France au-dessus de l’Afrique, ça ne vous rappelle rien ? La Françafrique, mise en image ?
Bon. Peut-être que j’exagère ? Après tout, ce n’est qu’une convention, cette rose des vents, il fallait bien choisir de mettre le Nord quelque part pour avoir une cohérence entre les cartes et se comprendre... Oui, c’est vrai. Mais... La répétition de « coïncidences » amenant les nations prédatrices à être représentées plus grosses, au-dessus, au centre, cette répétition n’est pas une coïncidence. C’est bien une stratégie politique. C’est bien de la propagande impérialiste. Plus ou moins conscientisée par celles et ceux qui la véhiculent, mais dans tous les cas suffisamment intériorisée par la majorité d’entre nous pour que ça passe comme une lettre à la poste. Enfin, avec la privatisation de la Poste, cet adage est de moins en moins pertinent, mais c’est une autre histoire.
Troisième étape : comment s’émanciper de nos habitudes impérialistes
Réponse : en jouant ! Par l’enthousiasme naissant du jeu, nous apprenons tellement bien et sans effort ! Règle du jeu : le mieux est bien sûr de participer à un atelier collectif de cartographie renversante « les planisphères ne poussent pas dans les arbres », mais pour jouer seul·e devant votre journal, prenez une image / planisphère conventionnelle et posez-la à côté de l’image de la carte des peuples de cet article. Et maintenant, c’est parti pour deviner les 7 différences entre ces deux visions du monde. Que voyez-vous, qu’est-ce qui change de l’une à l’autre ?
Quelques éléments de réponse sont détaillés ici : http://les-volets-jaunes.org/planispheres-renversantes/une-planisphere-revolutionnaire/
Quatrième étape : comment distinguer la justesse et la justice
La formule mathématique qui sous-tend la projection de Mercator est juste. Au sens qu’elle est exacte. Par contre, justice doit être faite : cette formule, ce choix de projection est aberrant, rétrograde, injuste éthiquement et géopolitiquement pour représenter le monde et les humain·e·s.
En bref, les planisphères conventionnelles ne font que confirmer l’idéologie bien connue du « développement » : des pays qui seraient développés, d’autres non, une idéologie raciste, impérialiste, injuste. Et je rappelle que le racisme est interdit par la loi. Alors comment la projection de Mercator est-elle encore dans toutes nos salles de classe et administrations ? Non seulement affichée comme si de rien n’était, mais surtout affichée seule... Sans autre point de vue...
Question en guise de conclusion : y a-t-il le moindre lien entre l’omniprésence des planisphères impérialistes dans notre paysage et le fait que, par exemple, on écrive des lois qui nous permettent de traiter les migrant·e·s comme des être inférieurs, des gens en-dessous de nous ?
Alexis Lecointe
Pourquoi écrire « une » planisphère et pas « un » planisphère ?
C’est une manière d’attirer l’attention sur une autre convention de la domination : la langue sexiste. Une sphère à plat, une planisphère.
Pour vous procurer la carte des peuples
Cette planisphère renversante est imprimée en quadrichromie couleur, au format 70 cm * 100 cm, sur du papier recyclé 350 g/m² solide et durable. Toutes les informations sont disponibles sur le site http://les-volets-jaunes.org/planispheres-renversantes. Pour faire de la cartographie ludique et politique et découvrir cette carte, j’anime des ateliers intitulés « les planisphères ne poussent pas dans les arbres ». On y joue notamment à deviner les 7 différences entre une planisphère conventionnelle et la carte des peuples. Contact : a.lecointe@oxalis-scop.org / 05 19 94 00 03
D’autres manières de déconstruire la géographie
Les cartes nous aident à construire notre rapport avec la terre, notre compréhension des peuples et des États. La cartographie n’est pas aussi objective et l’orientation d’une carte, mais aussi sa projection, la présence de frontières politiques, les entités incluses ou exclues, ainsi que le langage utilisé pour étiqueter une carte sont tous sujets aux préjugés. La décolonisation étant un processus de désapprentissage et de redécouverte, la revitalisation des langues autochtones par le biais de la toponymie est par exemple importante, tout comme la remise en cause de certaines frontières impériales.
Pour aller plus loin
https://decolonialatlas.wordpress.com