Dominique Schmitt est un citadin, fils d’enseignant qui grandit à Colmar. Sa passion pour les oiseaux naît dans la plaine inondable d’Alsace, couverte de prairies magnifiques jusque dans les années 1960 mais qu’il voit bientôt se transformer en monoculture de maïs. Les populations de courlis, vanneaux, bécassines, hiboux des marais laissent la place au « désert agricole ». Nous sommes dans les années 1970, les réserves naturelles se multiplient… C’est décidé : il va s’engager sur cette voie !
Le jeune ornithologue veut travailler dans une réserve naturelle, les conseillers d’orientation le dirigent vers le génie rural des eaux et forêts (GREF). Il entre à l’école AgroParisTech de Paris-Grignon.
En troisième année, il suit les cours de René Dumont (1). Dominique obtient son diplôme d’ingénieur agronome, mais il lui est impossible d’envisager de passer sa vie à promouvoir l’inverse de ses convictions, dans l’administration ou les instituts techniques agricoles.
Il connaît une vallée, à 20 km de Colmar, où l’agriculture est en pleine mutation : des 800 familles d’agriculteurs et plus qui y vivaient avant la Seconde Guerre mondiale, il en reste 60 en 1970 ! Et de nombreuses terres sont abandonnées.
« On est parti du milieu naturel pour voir ce qu’on pouvait faire »
Dominique décide de prendre le contre-pied de l’exode rural et de l’industrialisation de l’agriculture, trouve les 20 ha nécessaires à son installation et démarre un élevage de chèvres. Il n’y a rien : pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de bâtiments, juste un cirque glaciaire magnifique, des arbres, des arbustes et une prairie couverte de fleurs. Il commence doucement. Le troupeau passe de 10 à 20 têtes, puis 30, 40… Aujourd’hui, la ferme est bio, 70 ha sont cultivés, et elle compte 160 chèvres laitières, 100 brebis, des porcs élevés en plein air et 30 poneys de sport. Huit emplois à temps plein ont été créés. Toute la production est vendue en circuit court.
« On est parti du milieu naturel pour voir ce qu’on pouvait faire. » C’est comme cela qu’a dû pratiquer le monde paysan depuis l’invention de l’agriculture.
Le parcours boisé est donc valorisé par des chèvres dont le lait fait du fromage ; la zone humide est pâturée par des brebis ; et le petit-lait de la fromagerie alimente les cochons au lieu d’aller dans le ruisseau. On peut appeler ça un agroécosystème (2).
Tout se tient !
L’équilibre entre ce système et la biodiversité repose sur des règles simples : adapter sa production au milieu, et ne pas produire plus que ce que la nature permet.
L’équilibre naturel est préservé grâce à l’exportation du compost vers des terres maraîchères et des vignobles bio. La vente du compost permet d’acheter de la luzerne pour compléter l’alimentation des chèvres. Cet échange commercial autorise à produire un peu plus que ne l’admettrait le potentiel naturel (grâce à la luzerne), et ce sans abîmer la biodiversité, car l’épandage de tout le compost sur les prairies de la ferme détruirait leur diversité floristique : trop de fertilisation renforce les graminées et fait disparaître les plantes à fleur. Et les plantes de montagne, tels le fenouil sauvage, la pensée des Vosges, l’achillée millefeuille, participent grandement à l’identité d’un lait de montagne et donc à la qualité du fromage. Tout se tient !
Le tarier des prés, petit oiseau insectivore et migrateur, a été choisi comme bio-indicateur pour établir les zonages des mesures agroenvironnementales (MAE) européennes au niveau du Parc naturel régional des ballons des Vosges. Autrefois, cet oiseau était omniprésent dans la vallée ; aujourd’hui, il reste 30 couples nicheurs, dont la moitié sur le territoire de la ferme (3) !
Malgré le travail effectué dans le parc des ballons des Vosges, auquel Dominique a participé, le constat est rude : 15 000 ha sont sous contrat dans le cadre de mesures agroenvironnementales, mais seulement 200 ha sont adaptés à la sauvegarde de la biodiversité.
Les contraintes sont fortes : pas de fauche avant le 1er juillet, pas de lisier (4).
Dominique est un passeur d’émotions. Il réalise également des films naturalistes au fil de ses voyages (5). Lorsque la séance fait salle comble et qu’il faut reprogrammer le film, c’est pour lui un signe que les habitants et les consommateurs sont en attente de nature.
Frédéric Signoret
(1) René Dumont, l’un des pères de l’agroécologie, fut en 1974 le premier candidat écologiste à se présenter à une élection présidentielle.
(2) La gestion du parasitisme est réfléchie pour la santé du troupeau et le respect des scarabées et autres coprophages. Les chevaux succèdent aux chèvres sur les parcours (chacun débarrasse la prairie des parasites des autres), et les animaux ne reviennent pas sur une même prairie avant six semaines. Si le vermifuge s’impose, les bêtes sont enfermées pendant la période de diffusion des produits dans les crottes, afin d’éviter la dissémination des produits dans la nature.
(3) « Le lynx a été vu deux à trois fois par saison dans les sous-bois, il y a deux ou trois ans, mais aujourd’hui il a disparu. Le loup s’est reproduit dans la vallée d’à côté. Ça nous inquiète davantage, le loup fait bien plus de dégâts sur un troupeau : nous avons acheté deux chiens qui restent au pâturage avec les bêtes. »
(4) Les montants de la rémunération pour la sauvegarde de la biodiversité sont faibles : 300 euros par hectare, alors qu’un maïsiculteur en perçoit 500 à la même époque.
(5) Tels que La Magie d’une forêt (2015), la Loge de Chevêchette (2017) ou encore Biebrza, le marais sauvage (2019).
Concrètement, le « chargement moyen » de la ferme tourne autour de 0, 7 unité gros bétail (UGB) par hectare. C’est déjà un chargement assez fort au regard des milieux concernés. Le « chargement moyen » est un repère pour évaluer l’intensité d’exploitation du milieu. L’UGB est une unité de mesure normée : 1 UGB égale 1 vache ou 7 brebis ou 7 chèvres ou 1 cheval, etc. Selon les normes agricoles, les chargements moyens d’exploitation sont considérés extensifs en dessous de 1, 4 UGB/ha, alors que les milieux semi-naturels n’ont jamais la capacité de nourrir plus de 1 UGB/ha, certains ne pouvant pas dépasser 0, 1. La vision extensive du monde agricole s’entend donc à partir d’une référence très intensive des pratiques, impliquant une très forte transformation des paysages (labour, semis, drainage, engrais).