L’Équateur contre Chevron, ou la justice au service des puissants
Steven Donzinger et Pablo Fajardo sont les deux principaux avocats d’un procès intenté contre une multinationale du pétrole par des paysans et paysannes (les afectados) qui vivent dans la forêt amazonienne de l’Équateur. Il y a plus de cinquante ans, la vie des communautés paysannes a été bouleversée par la compagnie pétrolière Texaco (aujourd’hui Chevron). On lui demande, dans un procès qui dure depuis 25 ans, de nettoyer leur territoire pollué.
Vue d’avion, la forêt amazonienne de l’Oriente, au nord de l’Équateur, ressemble à un paradis de brumes argentées flottant sur une canopée verdoyante. De plus près, sous la couverture nuageuse et les arbres, la jungle de Sucumbíos révèle une accumulation de nappes de pétrole, de boues purulentes et d’oléoducs rouillés.
En Équateur, un désastre cauchemardesque
En 1964, les peuples indigènes de Sucumbíos, qui vivaient dans la forêt amazonienne, ont vu arriver la compagnie pétrolière Texaco, porteuse d’un permis de forer accordé par la dictature militaire qui venait de prendre le pouvoir. Les agents de la compagnie se sont installés comme une armée d’occupation.
Après 28 ans de cauchemar, Texaco a quitté la région en 1992, ayant foré 350 puits sur 20 000 ha de forêt et déversé sciemment près de 70 milliards de litres de soupe toxique dans un millier de fosses. Depuis, le contenu de ces fosses, mélange d’huile, d’acide sulfurique, de métaux lourds, d’arsenic, de chrome et de benzène carcinogènes, s’infiltre inéluctablement dans les nappes phréatiques. Les 40 000 personnes qui vivent là pataugent encore, à certains endroits, dans une boue noire et toxique. Elles supportent les conséquences physiques, psychiques et économiques d’un environnement gravement contaminé.
Un procès cher, long et violent
En 1993, Steven Donzinger, jeune avocat étasunien, arrive en Équateur. Ce qu’il voit le fait frémir : des enfants malades, des personnes atteintes d’horribles maladies de peau, qui mangent des aliments ayant poussé dans des champs souillés par les déchets du pétrole, des fosses toxiques abandonnées par Texaco, avec des tuyaux laissant s’écouler un liquide trouble et nauséabond vers un ruisseau.
La même année, Donzinger rejoint deux autres avocats qui intentent contre Texaco un procès collectif (class action) au nom des quelque 30 000 habitants affectés par la pollution. Les communautés créent un an plus tard le Frente de defensa de la Amazonía (Front de défense de l’Amazonie, FDA), qui représente une vingtaine de peuples autochtones survivants de l’Oriente, dont les Cofán, Siona, Secoya, Kichwa et le peuple Huaorani. Les plaignant·es demandent réparation pour les dommages causés à leur environnement, dévasté par Texaco.
Texaco refuse que le procès ait lieu aux États-Unis et exige qu’il se déroule en Équateur, dont le gouvernement lui est alors favorable. La procédure traîne pendant neuf ans et, en 2002, le procès débute enfin. Récemment diplômé, Pablo Fajardo, opposant dès le plus jeune âge à la compagnie pétrolière, rejoint l’équipe des avocats (1). En août 2004, une semaine avant le début de l’inspection des sites contaminés, le corps de son frère est retrouvé affreusement mutilé et torturé. On ne connaîtra jamais les coupables.
Le procès se poursuit malgré les pressions et les intimidations, et prend un nouveau tournant en 2006.
Un changement de régime en Équateur amène à la présidence Rafael Correa, homme de gauche. Il visite les régions affectées par Texaco dans le Nord-Est et déclare publiquement son soutien aux populations affligées dans le procès contre Chevron. En 2011, après presque vingt ans de litige, le tribunal équatorien statue finalement en faveur des autochtones et condamne Chevron à payer 9, 5 milliards de dollars pour remédier à la dévastation et tenter de remettre la forêt en état. Fin de l’histoire ?
Comment détourner la justice
Contrairement à ses engagements, Chevron refuse le verdict et commence à retirer rapidement tous ses actifs du pays afin que la justice équatorienne ne puisse pas les saisir. En août 2008, un lobbyiste de la firme, qui avait demandé à rester anonyme, déclarait à Newsweek : « Le problème, ici, c’est que l’Équateur a maltraité une société américaine et que nous ne pouvons pas laisser les petits pays chercher des noises à de grandes entreprises comme la nôtre, qui font de gros investissements partout dans le monde. »
Pour combattre ce verdict, Chevron a déployé une équipe de 60 cabinets d’avocats avec environ 2 000 juristes ou consultant·es et plusieurs agences de communication, pour un coût estimé à presque 2 milliards de dollars depuis 2001. Cela fait de ce procès le plus vaste et le plus coûteux de toute l’histoire de l’industrie du pétrole.
Chevron, au lieu de se défendre sur le fond, adopte une stratégie de contre-attaque à tout va, afin de mettre en doute la crédibilité du système judiciaire équatorien, de parler de collusion entre les juges et les plaignant·es, tout en lançant des accusations diffamatoires.
La société a par exemple affirmé que les problèmes de santé constatés venaient surtout du manque d’hygiène personnelle des populations indiennes, et qu’elle avait déjà payé 40 millions de dollars pour réhabiliter la région dans les années 1990. Les rapports des expert·es venu·es examiner les lieux avant le procès constataient pourtant que Texaco n’avait fait qu’un maquillage pour cacher la pollution en répandant de la terre par-dessus, et que la contamination chimique massive persistait, avec des niveaux toxiques cancérigènes largement au-delà des normes.
La stratégie est de déplacer le débat en discréditant et attaquant les plaignants et leurs avocats, une stratégie d’agression qui, depuis, sert de modèle à d’autres grandes multinationales.
Criminalisation des plaignant·es
Pour éviter l’exécution du verdict équatorien et éviter que les plaignant·es cherchent à saisir ses actifs ailleurs qu’en Équateur, Chevron invoque en 2014 la loi Rico (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act) — une loi étasunienne conçue en 1970 dans le cadre de la lutte contre le crime organisé — pour interdire aux Équatorien·nes de tenter de faire appliquer, où que ce soit dans le monde, les jugements rendus en Équateur contre elle, attaquant personnellement les deux avocats en les accusant de fraude et d’extorsion.
Le juge Kaplan donne satisfaction à Chevron, affirmant que le jugement équatorien, rendu par la plus haute cour du pays contre la société, avait été obtenu par fraude et coercition, avec la complicité de l’avocat Steven Donzinger. Ce jugement, reposant sur un faux témoignage, sert depuis à en justifier d’autres.
En mars 2018, Chevron a de nouveau fait condamner Donzinger, toujours par le juge fédéral Lewis Kaplan, à verser à la compagnie 813 603 dollars pour sa part des frais de justice dans le procès Rico de 2013, sous prétexte qu’il serait le cerveau du « stratagème équatorien de racket et de fraude contre Chevron Corp ». Le procès est aujourd’hui en appel. Chevron tente aussi de faire rayer Donzinger du barreau, affirmant qu’il est une « menace immédiate pour l’ordre public » pour avoir fait son métier d’avocat en assistant ses clients et en participant au procès en 2011 devant les tribunaux équatoriens.
Les dangers d’un procès perdu
Selon Pablo Fajardo, ce que Texaco a fait n’est ni plus ni moins qu’un homicide par négligence criminelle. « Texaco a détruit une partie de la jungle amazonienne en Équateur, intoxiqué la terre, l’eau et l’air, provoqué des cancers, violé les femmes indigènes, kidnappé des enfants, alcoolisé et déplacé les gens. Trente mille personnes ont perdu leur santé et leur dignité... » racontait-il dans un long entretien avec le journal l’Avanguardia en février 2014. « Le pétrole a détruit le mode de vie traditionnel des gens. Ils n’avaient plus les moyens de vivre, rien ne poussait plus dans leurs champs. Ils ont été obligés de travailler pour Texaco, et de payer pour du poisson venant d’ailleurs, alors qu’auparavant, ils en avaient gratuitement dans la rivière ». « Si nous nous demandons parfois pourquoi il est si incroyablement difficile de réussir à avancer sur l’écologie, la réponse est ce procès à glacer le sang », résume Rex Weyler, cofondateur de Greenpeace.
En septembre 2018, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a annulé le jugement de la justice équatorienne de Lago Agria Agrio, condamnant la compagnie pétrolière américaine Chevron à payer 9,5 milliards de dollars, l’équivalent de 8 milliards d’euros de dédommagement pour dégâts écologiques dans la région amazonienne de l’Équateur. La nouvelle a été confirmée par le procureur général de la République équatorienne sans qu’on en connaisse encore les suites, mais le pire reste à craindre.
Les enjeux de ce procès sont énormes : Chevron continue à nier tout dommage environnemental et, si la société réussit finalement à échapper au verdict de la cour équatorienne, cela créera un précédent que d’autres multinationales pourront utiliser pour se libérer de leurs responsabilités environnementales légales.
Elisabeth Schneiter, journaliste indépendante
(1) À quinze ans, il a fondé un Comité de défense des droits humains. À 16 ans, indigné par l’attitude méprisante et autoritaire des représentants de Chevron, il a commencé des études de droit par correspondance.
Article qui reprend de manière abrégée le chapitre 4 de l’ouvrage d’Elisabeth Schneiter Les Héros de l’environnement.
Élisabeth Schneiter
« Une guerre ignorée est en cours sur la planète entre des entreprises prêtes à tout et des gens qui veulent vivre libres et indépendants sur leurs territoires, sans nuisances et sans destructions. Face à la puissance froide des multinationales dont les bulldozers et les milices avancent sans relâche, des femmes et des hommes luttent à mains nues, en chantant, en défilant, en immobilisant les engins de construction. » C’est l’histoire de ces résistances que narre l’autrice à travers des portraits en Mongolie, en Grande-Bretagne, au Brésil, aux Philippines, au Guatemala, au Vietnam, etc. Elle analyse les résistances qui ont eu lieu en Équateur et au Honduras et les limites de l’action juridique. Chaque année, des centaines d’activistes sont assassiné·es, victimes des multinationales alliées aux États... pour des intérêts souvent liés à nos modes de vie. GG
Éd. Seuil/Reporterre, 2018, 160 p., 12 euros