Souvent l’histoire occulte le rôle des épouses, mères, sœurs, filles, compagnes, maîtresses, secrétaires des grandes figures d’intellectuels hommes et reproduit à l’envi l’image d’une création solitaire ex nihilo. De Dora Black Russell, presque personne — en France en tout cas — ne se souvient. Celle qui fut la maîtresse puis l’épouse du philosophe et pacifiste Bertrand Russell fut pourtant une grande intellectuelle engagée, féministe, pacifiste, pédagogue. Née à Londres en 1894, étudiante au Girton Collège, première université anglaise pour femmes, à Cambridge, elle milite pour les droits des femmes, la liberté sexuelle, le contrôle des naissances. Mariée avec Russell tout en prônant l’amour libre, elle fonde avec lui en 1927 une école progressiste, Beacon Hill. Plus tard, alors qu’ils sont séparés, elle participe avec lui à la création en 1957 de CND (Campagne pour le désarmement nucléaire). C’est l’année suivante qu’elle lance une « caravane des femmes pour la paix » qui traverse l’Europe des deux blocs pour s’opposer à l’atome.
Quelles femmes à l’ère atomique ?
Au temps de « l’âge atomique » et de « l’atome pour la paix », les publicitaires promeuvent l’image d’une ultra-féminité moderne, glamour, et montrent des femmes portant aux oreilles et autour du cou des bijoux argentés représentant l’explosion nucléaire. À la même époque pourtant, et à rebours de cette esthétique et de ces nouvelles normes, de nombreuses femmes s’engagent, le plus souvent au nom de leur statut de mère, dans la lutte contre le nucléaire militaire. Pour Dora Russell, le corps des femmes est politique dans la sexualité comme dans la maternité. Et c’est à partir de son expérience de mère — et de pédagogue — qu’elle participe alors à un mouvement international qui organise en Europe de nombreuses conférences s’adressant à la « responsabilité des femmes à l’âge atomique ». Membre du Permanent International Committee of Mothers, elle réussit à fédérer autour d’elle une dizaine de femmes et à organiser en mai 1958 un périple d’Édimbourg à Moscou.
Sur la route entre femmes
Anciennes suffragettes, quakers, militantes pacifistes, agacées par l’absence d’initiatives masculines contre la menace de la guerre nucléaire, elles sont une quinzaine de 21 à 79 ans à se joindre à la caravane composée de deux bus, sur les routes durant 14 semaines dans des conditions souvent spartiates, devant s’occuper de nombreux problèmes mécaniques. Elles traversent l’Europe d’ouest en est, passant par la France, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, la Pologne et enfin l’URSS. Sur tout le chemin, elles rencontrent d’autres femmes, participent à des conférences : « Elles étaient les maillons de la chaîne […]. Jamais jusque-là je n’avais rencontré autant de femmes d’âges, de classes, de situations si différentes, des femmes intellectuelles, des femmes des usines, des paysannes, jamais je n’avais été aussi intensément consciente de ce que signifiait être une femme, de la dignité, la force, la beauté, la vitalité propre aux femmes. » Dans une société des années 1950 qui renvoie les femmes dans leur foyer et qui oppose les blocs, elles découvrent une formidable énergie à partager au quotidien entre elles, et sur la route la vie de multiples femmes à l’ouest comme à l’est du Rideau de fer.
Aujourd’hui, alors que la France consacre toujours plus d’argent au nucléaire une nouvelle caravane, l’Atomik tour, a pris la route et vous donne rendez-vous dans 50 lieux sur le territoire français. Venez la rencontrer.
Isabelle Cambourakis