Silence : Comment expliquez-vous l’éclosion du moment politique inédit que nous vivons en France depuis le début de l’automne ?
Vincent Liégey : Le mouvement des Gilets jaunes, et par extension plusieurs mouvements insurrectionnels que l’on voit émerger un peu partout dans le monde occidental ces dernières années, s’inscrit dans un rejet de la centralité de l’économie marchande dans nos vies, de son marché dit auto-régulateur et de son diktat.
Aux sources de la révolte
Depuis les années 80, s’est imposé violemment et non sans résistance, le néo-libéralisme qui petit à petit s’est immergé dans notre quotidien. Cela crée toujours plus d’inégalités mais surtout cela participe à toujours plus déshumaniser les rapports humains : on remplace les services de proximité par des applications en ligne ou des « call centers », etc. La technocratie au pouvoir, au service d’une oligarchie financière, récite comme un catéchisme ses arguments fallacieux sous couvert de réalisme : qu’il n’y aurait pas d’alternatives à la dérégularisation, aux privatisations, aux délocalisations. Avec le déni de démocratie suite au rejet par les urnes ignoré du Traité Constitutionnel pour l’Union Européenne en 2005 notamment, c’est un sentiment profond et ancien de dépossession qui s’exprime à travers les Gilets jaunes. Des colères, des souffrances profondes, des humiliations aussi bien symboliques qu’économiques se sont additionnées pour finalement s’exprimer.
Didier Aubé : Les mobilisations contre la loi Travail en 2016 peuvent être considérées comme le moment fort originel. Alors que personne ne s’y attendait, elles ont été d’une ampleur inégalée depuis longtemps, et la défaite au bout de plus de 3 mois de mobilisation a été d’autant plus amère, mettant en avant l’impuissance des organisations syndicales. Les formes inédites de mobilisation avec « Nuit debout » ont vu parallèlement émerger les réseaux sociaux comme outils d’organisation avec l’arrivée d’une nouvelle génération de militant·es.
La campagne présidentielle de 2017 et l’élection controversée de Macron avec une forte abstention, ont fini d’entamer la confiance envers la classe politique.
La première année de pouvoir de Macron est marquée par des mesures favorables aux plus riches et aux grandes entreprises (fin de l’ISF, Flat tax à 30 % et CICE/allègement cotisation sociale) et par des attaques côté social : poursuite de la casse du code du travail amorcée par la loi El Khomri de 2016, à la manière d’un bulldozer en utilisant tous les ressorts de la 5e République, et le recours aux ordonnances pour éviter tout débat sur le fond et prendre de vitesse des mobilisations sociales qui n’ont pas été à la hauteur ; hausse de la CSG pour les retraité·es ; SNCF, libéralisation du transport voyageur...
Côté écologie, hormis l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, la politique macronienne s’est surtout résumée à de la communication et à des arbitrages permanents avec le ministère de l’Écologie en défaveur de mesures écologiques significatives (glyphosate toujours autorisé, aide à la conversion au bio supprimée, plan climat toujours pas sorti et qui reste favorable au nucléaire).
Parmi les catalyseurs, on peut citer l’affaire Benalla au début de l’été 2018 qui a porté un coup déterminant sur la crédibilité de Macron à s’affranchir de l’ancien monde politique, et la démission de Nicolas Hulot peu de temps avant la journée de mobilisation internationale pour le climat du 8 septembre.
« À force d’être étouffée, la colère a fini par sortir »
Entre Gilets jaunes et Marches pour le climat, comment analysez-vous l’attitude des citoyen·nes face à l’écologie ? Assiste-on à des formes de convergence entre luttes pour la justice sociale et pour l’écologie ?
Corinne Morel-Darleux : Il me semble qu’il existe deux moments politiques simultanés - au départ parallèles voire opposés, qui désormais se cherchent et parfois se trouvent comme à Commercy ou au Pays Basque, dans les blocages d’entrepôts de Monsanto, d’Amazon ou aux péages de Vinci. Le premier, celui des Gilets jaunes, ressemble à l’explosion d’une soupape trop longtemps contenue. Le mépris des gouvernements successifs, le recul des droits, la précarité qui monte en même temps que la richesse de certain·es, le hiatus entre les impôts qui sont censés financer le bien commun et des services publics qui rétrécissent, la tension consumériste de la société qui génère beaucoup de frustrations, tout ça, depuis des années, n’a pas trouvé à s’exprimer massivement dans les manifestations syndicales, les partis ou les débouchés électoraux. A force d’être étouffée, la colère a fini par sortir. Et elle entraîne du même coup l’irruption sur la scène publique des violences institutionnelle et policière qui existaient déjà, mais invisibilisées, dans les quartiers populaires ou sur les Zad.
Le second, c’est la réaction face à l’aggravation critique de la situation en termes de climat et de biodiversité : les changements deviennent visibles avec des sécheresses, incendies, écroulements de montagne, la date des vendanges qui change. Ça devient concret. Cette irruption, là aussi, d’un phénomène jusqu’ici invisible, est appuyée par le succès du courant de pensée autour de l’effondrement ou de la collapsologie, et par tout ce qui s’est construit sur le terrain depuis cinq ans, autour d’Alternatiba notamment (1). Ajoutez à cela la démission de Nicolas Hulot, et on obtient une prise de conscience qui a considérablement grandi en quelques mois. En outre cette conscience commence à se politiser, elle dit maintenant ouvertement une idée minoritaire il y a dix ans : que l’écologie est incompatible avec le capitalisme, que les questions sociales et environnementales sont liées. Soit tout l’inverse de la calamiteuse manière qu’a eu le gouvernement de faire de l’écologie un boulet avec cette taxe carbone impopulaire qui a mis le feu aux poudres, quelques semaines après qu’on ait vu le président de la République faire du jet-ski dans une réserve privée ! Enfin, cette conscience militante ne veut pas seulement demander ou pétitionner mais veut désormais agir, comme c’est le cas avec Extinction Rebellion qui a organisé son Jour de déclaration de rébellion le 24 mars 2019 en France.
Didier Aubé : De plus en plus de citoyens agissent aujourd’hui pour lutter contre les changements climatiques, pour l’amélioration du cadre de vie ou sous forme de luttes citoyennes contre des projets locaux qui portent atteinte à leur environnement.
Dans le même temps, une part importante de la population française a une vision négative de l’écologie par le caractère jugé punitif des mesures mises en œuvre : hausse de taxe carbone, hausse des taxes locales (distribution de l’eau, assainissement, enlèvement des ordures), bonus/malus pour l’achat d’une voiture, précarité énergétique… À cela s’ajoute un rejet des cadres institutionnels de débat et de prise de décision qui sont le signe d’un malaise démocratique.
Justice sociale et urgence climatique ne sont pas si éloignées de par leur origine commune. Le capitalisme, qu’il prenne la forme du productivisme, du libéralisme financier, de la toute-puissance des multinationales, se caractérise par un accaparement des richesses pour quelques-uns, une surexploitation qui va au-delà des limites de la planète et par ses conséquences, les inégalités sociales et le dérèglement des équilibres naturels de la planète.
L’urgence climatique n’est pas absente des préoccupations des Gilets jaunes et du côté des mobilisations pour le climat, la question sociale n’est plus ignorée. Reste à concrétiser leurs intérêts communs à se solidariser dans l’action et à rapprocher les revendications. Cette perspective se vérifie avec des jonctions qui se développent dans plusieurs villes où l’on retrouve Gilets jaunes, syndicalistes et « Gilets verts ».
« La prise de conscience des enjeux écologiques s’est imposée dans les débats »
Vincent Liégey : Gilets jaunes et verts rejettent le même système mais à travers des vécus, des perceptions, des ressentis et des cheminement différents. Ces dernières années la prise de conscience autour des enjeux environnementaux, des limites à la croissance, s’est imposée dans les débats, avec une accélération stupéfiante ces derniers mois. De même pour le rejet de notre modèle économique dominant qui génère toujours plus d’inégalités tout en gaspillant toujours plus. La démocratie libérale limitée à son outil représentatif, toujours plus discrédité, est à bout de souffle. L’émergence des réseaux sociaux nous enferme dans des bulles de vérité du fait des algorithmes construits pour optimiser les recettes publicitaires.
Ainsi, on rencontre de grandes difficultés à voir apparaître la convergence entre Gilets jaunes et Gilets verts. D’abord nous ne nous rencontrons que trop peu car nous ne vivons pas dans les mêmes espaces (2).
Violence économique, violence de manifestant·es, violence de la répression... Quels enseignements peut-on tirer de cet épisode en termes d’analyse politique des violences ?
Didier Aubé : Les violences policières avec l’usage d’armes mutilantes qui peuvent entraîner des blessures graves, des handicaps à vie, en plus du traumatisme subi, ces violences sont malheureusement la première des convergences des mobilisations. Cela dénote une dérive autoritaire de l’État qui s’ajoute à la violence du quotidien du fait du chômage de masse, de la précarisation du travail et en miroir l’accroissement de la richesse et de l’impunité pour quelques-uns. Le gouvernement actuel ne semble pas prêt à sortir de cette spirale. Le projet de loi « anti-casseur » ou plutôt anti-manif n’a d’autre objectif que de museler les organisations du mouvement social (3) et des citoyens qui ont une fâcheuse tendance à s’auto-organiser ces derniers mois pour défendre leurs droits !
Corinne Morel-Darleux : Tout cela pose la question de la violence de plusieurs manières : d’abord, on ne peut écarter le risque de dérive vers des États autoritaires face à la pénurie de ressources naturelles, et d’une société à deux vitesses basée sur l’approvisionnement de quelques-uns en situation de pénurie généralisée (4).
Ensuite la question de l’usage d’une certaine forme de violence se pose dans le domaine de l’activisme : d’abord, parce que la culture de non-violence est précieuse mais ne doit pas se réduire à une ignorance de la violence, réelle et qui peut s’exercer contre nous. Dans beaucoup de cas il y a déjà besoin d’auto-défense, de la forêt brésilienne au Rojava, et on ne peut pas faire l’impasse sur ce fait. Ensuite, on a absolument besoin d’une culture de résistance et de nouveaux récits, certes, mais n’oublions pas que cette culture ne suffit pas : elle doit aussi pousser à l’action et servir la résistance. Enfin, une fois qu’on a tout essayé, alerté, changé de banque, signé des pétitions, marché et manifesté, et qu’on n’est toujours pas écouté, alors que l’inaction devient un péril pour les conditions même de vie sur Terre, il va falloir sérieusement se poser la question de l’action directe, du sabotage de chantiers à la plantation d’arbres.
Vincent Liégey : De quelles violences parle-t-on ? Est-ce que brûler une voiture, briser la vitrine d’une banque ou encore faire un acte de sabotage contre une pelleteuse de Vinci utilisée pour nous imposer de grands projets inutiles constituent des actes de violence au même titre que la délocalisation d’usines, la religion des indicateurs et le harcèlement au travail, la montée des inégalités ou encore l’agression publicitaire ? Et je n’ose même pas parler de la répression policière et judiciaire disproportionnée qui ne fait qu’attiser toujours plus les haines.
Ce sont les forces au pouvoir qui définissent le niveau de violence. Et pourtant, je continue à soutenir une stratégie fondamentalement non-violente, mais qui ne se prive pas d’action directe, de désobéissance civile construites et réfléchies. Depuis plusieurs décennies, nous n’arrêtons plus d’alerter de manière non-violente sur l’impasse dans laquelle nous amène ce système mais nous n’avons reçu que mépris et coups de matraque… alors oui, non-violent malgré tout, car la violence a toujours été un outil pour discréditer les mouvements, mais sans naïveté, avec détermination et subtilité.
De l’extrême-gauche à l’extrême-droite de l’échiquier politique, les appartenances traditionnelles semblent être mélangées au sein des Gilets jaunes. On assiste à un pareil mélange entre libéraux et anticapitalistes au sein des marches pour le climat. Quelle lecture politique peut-on faire de ce qui se passe actuellement ?
Didier Aubé : La période reste incertaine, elle montre néanmoins un regain de l’implication citoyenne dans le débat politique avec un besoin fort de démocratie et une remise en cause de la verticalité du pouvoir.
Il est difficile de dire aujourd’hui quelle sera la traduction politique de ce mouvement social d’abord parce qu’il est loin d’être terminé. Ce qui est certain, c’est que parmi les citoyens qui s’impliquent actuellement dans les Gilets jaunes et/ou les Marches pour le climat, pour un bon nombre d’entre eux et elles, c’est une première. Ils et elles apprennent à s’organiser, à construire des actions, à formuler et argumenter des revendications.
Vincent Liégey : Nous nous sommes trouvés démuni·es ces dernières années face au rouleau compresseur idéologique néolibéral qui a contribué à toujours plus dépolitiser nos sociétés, en particulier les plus jeunes. Il faut réhabiliter la notion d’éducation populaire pour ramener la politique et le débat d’idées au cœur de nos sociétés et nous ne manquons pas de ressources pour cela.
Nous faisons face à deux points de blocages. Le premier peut se résumer derrière la notion de société du spectacle. A travers la télévision et les médias dominants mais aussi les réseaux sociaux, le tout renforcé par la publicité, le système dominant façonne les imaginaires en créant rivalités ostentatoires, frustration et peurs. Le second est lié au manque de temps, tant nos modes de vie sont devenus exténuants, entre travail et consommation, là aussi renforcés par l’arrivée des écrans ou encore du bougisme dans nos vies. Ce qui ressort du mouvement des Gilets jaunes est ce sentiment de libération et de fraternisation du fait d’avoir quitté son écran pour rencontrer ses voisin·es au rond-point. Comment organiser un ralentissement généralisé afin de mieux se rencontrer, s’écouter, avec bienveillance et ouverture est l’un des enjeux centraux face à ces deux blocages.
Corinne Morel-Darleux : Le centre de gravité de l’action politique, avec un grand P, est en train de bouger. Il y a dix ans c’était l’apanage des syndicats et des partis, la « société civile » était un non- lieu. Elle est aujourd’hui en train de se constituer. Et ça tombe bien, car le dévissage institutionnel et démocratique auquel on assiste n’aide en rien la mise en œuvre de politiques publiques à la hauteur des enjeux de l’effondrement qui nous pend au nez. Il va falloir continuer à alerter bien sûr, mais aussi réinvestir les territoires, réfléchir en termes de résilience et de subsistance. Et se préparer à ce que ça ne suffise pas. Il va falloir changer de braquet. De nombreux îlots de résistance existent déjà, il faut désormais non pas les unifier en un continent où tout le monde penserait la même chose et agirait de la même manière, mais les « archipéliser », c’est-à-dire les mettre en synergie, en réseau, avec des objectifs et une stratégie coordonnés. On va sans doute vers des mouvements de désobéissance civique et actes « disruptifs » qui ne font que commencer.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
En marge :
(1) Enfin, ça joue aussi, des scientifiques sortent de leur « neutralité » et commencent à lancer l’alarme.
(2) Là où pour les uns le gilet jaune et le rond point aux abords du supermarché représentent la vie de tous les jours, ils n’ont pas de sens pour d’autres qui n’ont pas de voitures, donc pas de gilets jaunes et fréquentent encore moins les supermarchés.
(3) Associations d’éducation populaire, pour la défense des droits, la défense de l’environnement, les organisations syndicales
(4) Se pose également le risque d’aggravation des conflits armés comme on l’a vu avec la sécheresse, la famine et l’exode paysan qui a précipité le début de la guerre en Syrie.
Quelles conséquences peut-on attendre de ces mouvements sociaux à un niveau politique et électoral ? Pour Vincent Liégey, « Ces mouvements à dimension insurrectionnelle peuvent déboucher sur le pire comme sur le meilleur. De même, ils peuvent s’éteindre temporairement pour repartir de plus belle. L’enjeu est ainsi d’occuper le terrain en créant du débat, des liens, du dialogue. Le rendez-vous électoral européen arrive au plus mauvais moment et va remettre au cœur des débats de mauvaises questions et donc de mauvaises réponses et créer encore plus de rejet des institutions. Par contre les municipales prévues en 2020 peuvent être un levier pertinent pour ré-encastrer des débats politiques dans le réel. Nos réflexions, propositions, expérimentations concrètes ont un rôle important à jouer, tant les solutions sont là, du revenu de base au revenu maximum acceptable, des monnaies locales aux gratuités, du low-tech à l’agroforesterie. »
Gilets jaunes, Marches pour le climat…le rapport aux autorités et aux institutions en place n’est pas forcément le même partout. Du côté des Marches pour le climat, on a plutôt l’impression d’une demande adressée à l’État de remplir ses promesses et d’exercer des réformes compatibles avec la survie climatique. Du côté des Gilets jaunes, on a le sentiment d’un mouvement moins en attente de réformes de la part du pouvoir établi que d’un changement de personnel au pouvoir (« Macron, démission » !) ou d’une modification des règles du jeu de ce même pouvoir (avec les Référendums d’initiative citoyenne, etc.). Des revendications multiformes, plus floues et parfois aussi plus inquiétantes.
Davantage qu’une possible récupération des Gilets jaunes par l’extrême-droite, il faut constater que celle-ci est une composante de ce mouvement dès le départ. Son influence varie selon les lieux, d’une présence diffuse des idéologies racistes dans certains endroits à une claire exclusion de l’extrême-droite dans quelques autres. D’où une grande difficulté à se repérer politiquement et un certain confusionnisme parfois.