La défense du droit à migrer nous conduit-elle nécessairement à ignorer les nombreuses contraintes entremêlées qui poussent les gens à quitter leurs lieux d’origine ? Ne devrions-nous pas plutôt regarder en face les effets des phénomènes géopolitiques dans les pays du Sud et reconnaître notre rôle historique, économique et politique ?
Les écueils de la « liberté de circulation »
Certes, nous devons réagir lorsque des institutions gouvernementales trient les bon·nes réfugié·es, les « légitimes », et les mauvais·es, les « illéga·les ». Toutefois, cela ne doit pas nous mener à ignorer les rapports de force mondiaux ni à faire de la migration un tableau naïf qui la décrirait comme un phénomène positif fondé sur le choix individuel et l’autodétermination.
En se contentant d’une grille de lecture tournant autour de la « liberté de circulation », on passe à côté de la caractéristique de cette vague migratoire. Un·e Allemand·e qui choisit d’habiter aux États-Unis n’a rien à voir avec un·e Nigérian·e qui affronte les risques de la traversée de la Méditerranée et de l’entrée illégale dans l’Union européenne. Fin 2015, à l’échelle mondiale, on comptait plus de 65 millions de personnes déplacées (1) — un record historique. Il est au final tout aussi urgent de lutter contre la destruction accélérée des ressources dans les pays du Sud que de militer pour l’ouverture des frontières et l’amélioration des conditions de vie de ceux qui ont déjà fui.
Ce processus repose sur la division internationale du travail et, plus spécifiquement, sur l’exploitation de la nature (les « ressources ») et de la main-d’œuvre bon marché dans les pays du Sud, assurant aux pays du Nord une consommation sans limites.
Une telle avidité de matières premières a causé, à grande échelle, l’expansion et l’accélération de l’extractivisme : pour les économies du Sud, l’exportation de pétrole, de minerais ou de produits agricoles est souvent le seul moyen de s’intégrer au marché mondial actuel. Ces procédés détruisent les conditions matérielles nécessaires à la subsistance d’un nombre croissant de personnes.
Ce que l’on détruit, ce n’est pas seulement l’environnement : c’est souvent aussi le tissu social des régions concernées. Contraintes à la migration, les personnes perdent leurs liens sociaux, leur cadre culturel et leur savoir-faire. Dans la plupart des cas, la migration ne résulte pas d’un libre choix d’émancipation mais d’une réaction à de multiples contraintes spécifiques, qui peuvent être capitalistes, genrées, écologiques et/ou (néo)colonialistes.
Qui a droit au mode de vie impérial ?
L’expression « mode de vie impérial », créée par Ulrich Brand et Markus Wissen (2), ne cherche pas à décrire le style de vie de milieux sociaux spécifiques. Elle fait plutôt référence aux schémas hégémoniques de production, distribution et consommation, combinés à des imaginaires culturels et à des subjectivités. Ces notions, profondément ancrées dans les gestes quotidiens des majorités des pays du Nord, se fraient un chemin de plus en plus large parmi les classes supérieures et moyennes des pays du Sud.
Ce mode de vie est impérial dans la mesure où il offre à une petite minorité privilégiée, et à elle seule, un accès illimité à toutes les ressources du monde — l’espace, la nature, la main-d’œuvre bon marché et les égouts à l’échelle mondiale.
Repenser l’ouverture des frontières
Il ne fait aucun doute que nous devons lutter pour l’ouverture des frontières et la mobilité à l’échelle mondiale, en particulier afin de contrer le nationalisme et l’écologie d’extrême droite. Toutefois, de nouvelles questions apparaissent autour de ces revendications : le fait de revendiquer l’ouverture des frontières et la liberté de circulation se traduit-il par le droit de tou·tes, y compris les habitant·es des pays du Sud, à adopter ce mode de vie impérial, quitte à migrer pour l’obtenir ?
C’est impossible pour deux raisons : premièrement, la destruction écologique que ce mode de vie nécessite s’en trouverait décuplée, alors même qu’une crise écologique menace déjà les conditions matérielles de reproduction de la vie sur notre planète. Deuxièmement, le mode de vie impérial exige l’existence d’un « ailleurs », un site lointain vers lequel on peut externaliser exploitation et destruction. Il ne fait aucun doute que de nombreu·ses migrant·es se tournent vers l’Europe dans l’espoir de participer au mode de vie impérial et, dans bien des cas, leur illusion bute sur le mécanisme complexe de « l’inclusion sélective ». Toutefois, la véritable question devrait être : ont-ils, avons-nous, quiconque a-t-il un droit à un mode de vie qui exploite et détruit les ressources d’autrui ?
Reconcevoir une vie réussie
Le discours dominant qui définit ce qu’est une vie agréable et réussie repose sur plusieurs présupposés problématiques : ainsi, la vie que l’on mène dans le monde occidental correspondrait au plus haut niveau de développement de la civilisation ; le bonheur reposerait forcément sur la consommation de masse et l’accumulation de biens matériels, etc.
Selon moi, la clé permettant de contrer ce récit consiste à établir un lien entre les mouvements antiracistes qui défendent le droit à la migration et ceux qui prônent une vie différente, moins aliénée, moins accélérée, moins individualiste. De telles luttes existent, en Europe et dans les pays du Nord, et elles se sont renforcées ces dernières années. Le mouvement pour la décroissance, de même que l’écoféminisme, ébranlent les notions cocardières du « droit à la prospérité » et les craintes d’un déclassement social qui serait dû à la présence de personnes migrantes : en effet, ces combats remettent radicalement en cause l’idée d’un mode de vie occidental, européen, synonyme de prospérité et de réussite. Comme l’a dit Veronika Bennholdt-Thomsen (3) : « Nous, habitants de l’hémisphère Nord, sommes bien approvisionnés, voire trop, et pourtant nous ressentons des manques. Les gros problèmes de notre époque sont l’isolement de l’individu, la solitude et les craintes existentielles, ainsi que le recours à des schémas de convivialité raciste, nationaliste, car nous manquons de concepts émancipateurs. »
Des mouvements tels que la décroissance et l’écoféminisme s’attaquent aux schémas de consommation du mode de vie impérial dans leur dimension quotidienne. Ils démontrent, collectivement, qu’une plus faible consommation matérielle, en échange contre l’intégration dans des réseaux sociaux communautaires, n’est pas forcément une privation mais peut au contraire déboucher sur un véritable enrichissement.
Bien entendu, notre reproduction sociale et la satisfaction de nos besoins ont une dimension matérielle. Mais celle-ci, d’une part, n’est pas nécessairement gouvernée par la seule notion d’argent — voir le débat et la pratique autour de la notion de commons et de commonism — et, d’autre part, n’est pas la seule dimension de la pauvreté et de la richesse. Les notions d’abondance, de valeur et de santé, en relation avec la qualité des relations sociales, l’autodétermination, l’autonomie, la capacité de redistribution, sont systématiquement masquées par les mesures de pauvreté qui dominent le discours développementiste : la qualité de vie est réduite à l’argent, à la consommation et, au mieux, à l’accès aux services publics.
Buen vivir
Ces dix dernières années, dans certains pays d’Amérique latine, un paradigme alternatif nommé buen vivir (ou bien-vivre) est venu contrer le bien-être capitaliste. Il considère les êtres humains comme un élément de la Nature et promeut donc des relations harmonieuses avec les autres êtres vivants. Parmi ses principes centraux figurent l’équilibre, la réciprocité et la complémentarité, qui remplacent accumulation, progrès, croissance et compétition. Des mouvements tels que la décroissance ou les commons peuvent se conjuguer aux combats tels que le buen vivir, le post-extractivisme et le post-développement dans les pays du Sud, ouvrant ainsi une perspective qui permettrait aux habitant·es du Nord et du Sud géopolitiques de s’allier pour vaincre l’hégémonie du mode de vie impérial.
Les mouvements anti-racistes et la recherche critique sur la migration ne sauraient se contenter de lutter contre le système des frontières européennes en plaidant pour leur ouverture. Pour mener une stratégie offensive contre un patriotisme raciste de prospérité, leurs critiques doivent viser le mode de vie impérial et le déséquilibre des relations Nord-Sud qui en découle, mais aussi la définition dominante d’une vie réussie. Une perspective actualisée des relations entre les peuples nécessite d’ouvrir les yeux sur les raisons profondes de la migration forcée et, par conséquent, de réduire fortement la consommation d’énergie et de matières premières des pays du Nord, tout en développant de nouvelles conceptions du bien-être au niveau mondial, sans considérer la protection sociale comme un privilège fondé sur l’origine d’un individu ou sur un droit inné.
Miriam Lang, texte traduit par Emmanuelle Pingault
(1) « Des déplacements de populations sans précédent à travers le monde », Agence des Nations unies pour les réfugiés, juin 2016 www.unhcr.org
(2) Ulrich Brand et Wissen Markus, « Sozial-ökologische Transformation und imperiale Lebensweise. Zu Krise und Kontinuität kapitalistischer Naturverhältniss ». En anglais : www.univie.ac.at
(3) Née en 1944, l’Autrichienne Veronika Bennholdt-Thomsen est sociologue et ethnologue (NDLT).
Miriam Lang est professeure d’études sociales et mondiales à l’Universidad Andina Simón Bolívar de Quito, en Équateur. Elle a suivi des études latino-américaines à l’Université libre de Berlin et est titulaire d’un doctorat de sociologie. Dans les années 1990, elle a participé à des mouvements antiracistes berlinois. Installée en Amérique latine en 2003, elle vit en Équateur depuis 12 ans.