Aucune « Internationale » politique ne s’est encore créée pour porter un projet de décroissance… même si nombreuses rencontres scientifiques transnationales ont permis à la recherche dans ce domaine de tresser un réseau qui pourrait porter ses fruits.
Chercheur en économie, habitant de Can Decreix (1), François Schneider a réalisé une « marche pour la décroissance » qui a eu un grand impact dans le milieu écologiste en France en 2004-2005. Ensuite, il a deux idées : créer un centre de décroissance pratique (c’est Can Decreix), et faire avancer la recherche sur la décroissance. Avec Dominique Bayon, chercheur qu’il a rencontré dans les mouvements cyclistes et anti-voiture à Lyon, il fonde en 2006 l’association Recherche et décroissance (2). Puis, avec Fabrice Flipo, ils lancent l’idée d’un séminaire de recherche sur la décroissance à Paris en 2008. L’événement rencontre un succès qui dépasse leurs attentes. Une dynamique internationale se met en place avec l’émergence d’une traduction en anglais du terme « décroissance » : degrowth.
L’irrésistible croissance des rencontres décroissantes !
De nouvelles initiatives sont prises avec une rencontre internationale à Barcelone, en 2010, qui réunit près de 500 personnes, puis les premières rencontres allemandes de recherche sur la décroissance (Post-wachstum) à Berlin en 2011 et, en 2012, deux rencontres simultanées à Venise et Montréal, qui réunissent 1 000 personnes chacune. En 2014, les rencontres de Leipzig rassemblent 3 000 participant·es !
Dans la continuité des écoles d’été de la decrescita en Italie, une école d’été de la décroissance est organisée chaque année par l’université de Barcelone et Joan Martinez Allier. Cette école se fera dans les années qui suivent à moitié à Can Decreix, collectif de vie rural tentant de mettre en pratique la décroissance. Toujours en 2014, une autre école d’été de la décroissance, plus activiste, se monte en Allemagne dans le cadre de Rencontres et actions climat.
Un rythme de conférences organisées un an sur deux dans un pays différent, s’installe. En 2016, 800 participants se réunissent à Budapest.
« Beaucoup de personnes et de groupes proposent d’organiser des conférences, explique François Schneider. On pourrait en faire tous les ans… mais est-ce le but ? Ou faut-il amplifier la dissémination des débats ? »
Pour organiser ces rencontres, "il existe un ‘support group’ (‘groupe de soutien) qui s’enrichit de deux personnes environ à chaque conférence, explique Renda Belmallem.
À côté de ces moments de travail, il y a également de nombreux événements artistiques, des actions militantes (vélorution par exemple)".
Logement et décroissance
Un exemple de recherches menées actuellement sur la décroissance : François Schneider et Anitra Nelson, qui travaillent sur les questions de logement en lien avec la décroissance, ont publié fin 2018 Housing for Degrowth, Principles, Models, Challenges and Opportunities (Routledge editions). Pour le chercheur, installé en Catalogne, la question aujourd’hui n’est pas de construire davantage de logements : en Europe, il y a de nombreux logements vides et, parallèlement, beaucoup de sans-abris. Il y a donc un problème de justice sociale, de répartition des richesses et des biens. D’où un nécessaire travail sur les inégalités. Pour lui, une baisse du prix des logements aurait toute une série d’impacts écologiques et sociaux positifs. Par ailleurs, des lois interdisent de vivre dans de petits habitats, qui sont pourtant valorisés dans certaines démarches de simplicité volontaire. Les habitats collectifs, la rénovation énergétique sont aussi des pistes à explorer. Enfin, ces questions doivent être reliées à celles de la dette et de la spéculation.
2018, une année marquante
En 2018, trois conférences internationales se tiennent quasi-simultanément en Suède, au Mexique et en Belgique : des rencontres de recherche décroissante à Malmö ainsi qu’à Mexico, et d’autres, plus politiques, au parlement européen à Bruxelles. Chacune réunit plus de 500 personnes.
L’idée de réseau devient de plus en plus concrète, avec l’initiative, en amont de la conférence de Malmö, de créer une carte du mouvement mondial de la décroissance.
Renda Belmallem était à Malmö : « Il y avait beaucoup de Suédois·es, pas seulement des décroissant·es convaincu·es, mais des personnes parfois moins radicales mais intéressées pour discuter. L’angle de cette conférence était la remise en question du modèle scandinave de croissance verte. La croissance est loin de n’avoir apporté que des bienfaits dans ces pays. On constate une augmentation criante des inégalités, en Suède comme ailleurs. Cela remet en cause l’argument selon lequel une croissance suffisante serait le remède aux inégalités. »
La conférence de Mexico, quant à elle, était dédiée plus spécifiquement à la décroissance pour un dialogue Nord-Sud et à la décolonisation de nos imaginaires.Quelle est la pertinence dans les pays du Sud de la décroissance, née en Europe ? Quels sont les liens avec le Buen vivir (3), avec les revendications des peuples autochtones ou encore avec le mouvement post-extractiviste ?
Enfin, à Bruxelles, il s’agissait de s’inviter au Parlement européen pour venir y « défier la pensée économique des institutions européennes » ! La conférence était co-organisée par le « support group », par les Amis de la Terre Europe, qui sont engagés en faveur de la décroissance, et par dix député·es issus de six groupes politiques différents et de divers pays.
« Beaucoup n’acceptent pas de parler de décroissance »
Parmi les Commissaires européen·nes présent·es, « certain·es ne comprenaient pas la décroissance et d’autres se questionnaient », poursuit Renda Belmallem. « À Bruxelles, beaucoup acceptent l’analyse de la décroissance, sur les limites physiques et économiques, mais n’acceptent pas de parler de décroissance », complète François Schneider. « En plénière, ils nous disaient : ‘Ce que vous dites est très important, mais il ne faut pas parler de décroissance, il faut parler d’une autre croissance, plus verte, etc.’ », regrette Anitra Nelson. « Mais on a évolué dans le bon sens, tempère François Schneider. Avant, ils nous disaient : ‘Vous êtes fous’. Aujourd’hui ils nous disent : ‘Vous avez raison, mais...’ » Cependant, une telle réception du discours décroissant reste largement insuffisante. « S’ils ne prennent que des bribes, ce sera récupéré, sans cohérence avec les autres propositions. »
« Les utopistes, c’est vous, qui prônez la croissance infinie. On cherche des solutions là où vous paniquez et où vous dites qu’il n’y en a pas ! », conclut Renda Belmallem, qui cite les demandes faites au Parlement européen à l’issue de cette conférence : mettre en place une commission spéciale sur les futurs post-croissance ; oublier le produit intérieur brut et privilégier les acteurs macro-alternatifs ; mettre en place un pacte de stabilité et de bien-être ; créer des ministères de la Transition économique.
Une des avancées de la conférence de Bruxelles a été une large campagne de signature pour la post-croissance et la décroissance, initiée par 200 chercheu·ses (4).
« Un domaine de recherche s’est créé »
Peut-on dire que la décroissance a réussi à émerger avec force dans le domaine de la recherche ? Serge Latouche et François Schneider sont de cet avis. « Plusieurs centaines d’articles et de nombreux dossiers sur le sujet sont publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture, dans plusieurs langues, illustre François. Un domaine de recherche s’est créé. Au départ du mouvement décroissant, celui-ci était peu représenté dans la recherche académique et davantage dans le milieu militant et politisé. Aujourd’hui, cela s’est renversé. Des groupes travaillent sur le sujet de la décroissance dans des universités à Vienne, Munich, Barcelone, Leeds, La Haye, Iéna, Leipzig, en Italie… » Sur quoi travaillent-ils ? « Cela va de la question des modèles économiques, à celles du partage du travail, des transports, de l’effet-rebond, des technologies... »
En n’oubliant pas les ambitions de tout cela : « Outre les réflexions scientifiques qui permettent de faire avancer les débats, cela permet d’être légitimes à concurrencer le discours capitaliste », résume Renda Belmallem.
Guillaume Gamblin
(1) Voir le reportage sur Can Decreix dans Silence no 441 (janvier 2016).
(2) www.degrowth.net
(3) Le Buen vivir, issu des peuples autochtones d’Amérique latine, désigne des manières de vivre et de s’organiser en société ancrées dans une dimension communautaire et écosystémique.
(4) Leur tribune « Europe : ne plus dépendre de la croissance » a été publiée dans Libération le 16 septembre 2018.
Et pour la suite ?
Cette dynamique de recherche internationale se poursuivra avec de nouvelles conférences en 2020. Plusieurs villes européennes se sont montrées volontaires : Manchester, La Haye, Vienne. Les conférences vont-elles devenir plus fréquentes ? Être réalisées sur plusieurs continents (une proposition existe notamment en Indonésie) ? Ce choix ne va-t-il pas encourager les Européen·nes à prendre l’avion pour se rendre en 2020 sur un autre continent ? Ou organisera-t-on plusieurs rencontres en parallèle ? Affaire à suivre.