Les anarchistes critiquent depuis toujours « la violence organisée de l’État ». Mais certain·es légitiment leur propre recours à la violence en renvoyant à celle de l’État. Nous entendons ainsi des arguments tels que « L’État est violent, c’est pourquoi nous devons/pouvons/sommes contraint·es de répondre de la même manière. »
Pourquoi laisser l’État nous dicter les règles du jeu ?
Ce ne sont donc plus les principes anarchistes qui définissent les moyens et qui servent de ligne directrice pour orienter la pratique émancipatrice, mais c’est l’État ! Celui-ci détermine les règles du jeu – et nous nous contentons de nous laisser guider. Nous perdons pour ainsi dire les commandes de notre action pour les remettre entre d’autres mains. Nous laissons notre adversaire prédéterminer les règles et les modes de règlement des conflits. Et dans ce cas, il sera bien entendu toujours le plus fort.
Il est étonnant de constater que ceci ne cause pas plus de débats dans un mouvement anarchiste qui souligne légitimement l’importance des politiques préfiguratives (1). Les anarchistes veulent, entre autres, dépasser l’État précisément parce qu’il utilise des moyens oppressifs : la répression et, en l’occurrence, la violence.
Critique de la domination et critique de la violence sont inséparables
La violence est l’une des conditions préliminaires, et l’une des racines de toutes les choses que les anarchistes combattent si passionnément : la domination, la hiérarchie, l’inégalité, l’exploitation. Peu importe que cette violence se manifeste de façon structurelle ou directement et physiquement. Il faut critiquer de façon radicale la violence et cela doit même être la condition préliminaire à toute critique fondamentale de la domination et de l’inégalité. Une critique de la domination paraît incomplète si elle ne prend pas en compte que l’un ne va pas sans l’autre.
La relation entre fins et moyens, un pilier de l’anarchisme
D’un point de vue historique, la relation moyens-fins a été un argument décisif des anarchistes contre les socialistes autoritaires et les marxistes (et ça le reste encore). (2)
Dans le cadre de l’anarchisme, la résistance ne peut pas utiliser n’importe quelle forme si elle veut avoir un sens. Si l’on prend l’exemple de quelqu’un qui appelle à la résistance au nom d’un système de domination stalinien, cette personne peut sans souci faire appel à « la somme totale des tactiques accessibles », ce n’est pas un problème. Tandis que pour la résistance non-violente, un bon nombre de moyens de lutte disparait. (3) Jamais une guerre, l’autoritarisme, le totalitarisme, la répression et le génocide ne peut nous conduire à l’anarchisme !
En ce qui concerne la relation moyens-fins, la réponse la plus simple consiste à dire que des moyens qui utilisent une violence coercitive, autoritaire, brutale ne sont pas compatibles avec une société libérée, solidaire et sans relations de domination. Il convient donc autant que possible d’éviter d’utiliser ce genre de moyens violents. En ce qui concerne la question de l’État, aucun·e anarchiste n’a d’ailleurs contesté cette logique. En effet, celui ou celle qui veut une société libre, égalitaire, sans domination, et qui puisse s’autodéterminer sans tutelle étatique et sans oppression ne peut pas s’organiser de façon centralisée, selon la logique de partis ou de façon hiérarchique.
« Plus il y a de violence, moins il y a de révolution »
Si la relation entre les fins et les moyens a sa raison d’être, alors les sociétés révolutionnaires seront d’autant moins répressives, réactionnaires et violentes que le processus révolutionnaire aura lui-même moins utilisé la violence. Si le passage d’une révolution militaire vers une société civile libérale démocratique est beaucoup moins probable, comment penser que cela pourrait être possible pour une société anarchiste, alors que celle-ci exige une réorganisation sociale bien plus profonde que les démocraties libérales ? Bart de Ligt (4) avait raison lorsqu’il disait : « Plus il y a de violence, moins il y a de révolution ». Et cela est particulièrement vrai par rapport à la perspective anarchiste, anti-autoritaire et révolutionnaire.
Sebastian Kalicha
Auteur et co-rédacteur du mensuel anarchiste non-violent allemand Graswurzel Revolution
Graswurzel Revolution, Breul 43, 48143 Münster, www.graswurzel.net
(1) Les pratiques politiques préfiguratives font référence à « des lieux où des militants et des militantes décident de mettre en pratique leurs idéaux sans attendre un changement de grande ampleur, des espaces où sont expérimentées de nouvelles manières de s’organiser et de vivre, des formes ‘alternatives’ de relations sociales », selon Grégoire Autin dans la revue Possibles d’automne 2016.
(2) Cette relation moyens-fin est aujourd’hui encore la contrepartie émancipatrice qui s’oppose à l’approche impitoyable qui affirme que « la fin justifie les moyens ».
(3) On doit par exemple laisser tomber les mutilations, la torture, les exécutions, les meurtres de masse, la guerre civile et la guérilla, les attentats, les attaques terroristes, les arrestations de masse, l’internement, l’expulsion et le travail forcé. Mais qui pourrait bien vouloir utiliser ces moyens dans le sens de l’anarchisme ?
(4) Barthélémy de Ligt est un militant libertaire et antimilitariste et un penseur antiautoritaire et non-violent néerlandais né en 1883 et mort en 1938.
Une excellente synthèse sur le sujet : Anarchisme, violence, non-violence, Xavier Bekaert, Les éditions du monde libertaire, 2000.
Une mine d’informations sur le sujet : http://anarchismenonviolence2.org
Qu’entend-on par « violence » ?
Les militant·es de la non-violence entendent généralement par « violence » des actes ou des situations qui portent atteinte à l’intégrité physique, psychique ou morale des personnes (et non aux objets). La première des violences est la violence structurelle, et nous respectons les personnes qui luttent contre les injustices établies par la violence, sans partager leur choix des moyens. Il s’agit moins de condamner les personnes que de rechercher des alternatives à cette violence, qui est toujours néfaste à long terme et en profondeur. GG
Il y a différentes façons de définir la non-violence. Balibar (dans son livre Violence et civilité, Galilée, 2010) distingue trois types d’usages politiques de la violence. La « contre-violence » s’appuie sur une logique révolutionnaire qui s’inscrit dans l’héritage de la Révolution française ou des autres pratiques révolutionnaires. La « non-violence » s’inscrit dans une tradition philosophique et politique qui constate que la violence appelle une contre-violence souvent plus intense, et refusant de s’y soumettre. Balibar parle des limites de la non-violence. En soulignant qu’elle a réussi à chasser les Anglais des Indes mais n’a pas pu mettre fin aux autres rapports de domination, il propose une politique positive de la création, autour du concept de l’« anti-violence » comme seule capable de traiter et de civiliser les formes de l’extrême violence. Il s’agit d’une recherche de création, sans être déterminé par les structure dominantes. La structuration de la violence ne suscite pas des libertés, au contraire. Et nous, nous voulons changer radicalement cet ordre. Pinar Selek