La pollution lumineuse relève aujourd’hui du constat largement partagé mais ses conséquences sont encore souvent sous-estimées. Et tout le monde n’est pas d’accord sur les façons de la combattre. Petit tour de ce qui se joue autour de l’éclairage artificiel nocturne.
À partir des années 70, le développement massif du transport automobile, l’étalement urbain et les coûts relativement faibles de l’électricité (1) entraînent des éclairages nocturnes de plus en plus envahissants. Depuis, le phénomène ne cesse de s’amplifier. Il n’épargne pas les campagnes, et les territoires échappant aux halos lumineux générés à partir des agglomérations et des voies de circulation sont rarissimes. En 25 ans, la France a augmenté de 94 % ses émissions de lumière chaque nuit. À lui seul, l’éclairage public compte 89 % de points lumineux en plus sur cette période, soit environ 11 millions. C’est dire l’aggravation de la pollution lumineuse…
Des impacts multiples
Toujours dans les années 70, la notion de pollution lumineuse émerge d’abord chez les astronomes, en difficulté pour observer notre galaxie. Le « ciel étoilé » commence à être perçu comme un nouveau bien environnemental universel à protéger, porteur d’enjeux à la fois scientifiques et culturels. Tous les peuples, depuis des millénaires, nourrissent leurs représentations du monde en regardant les étoiles. Or, en 2016, des scientifiques établissent que près d’un tiers de la population mondiale a perdu la possibilité de voir la Voie lactée (2).
Le sur-éclairage nocturne participe par ailleurs aux atteintes à la biodiversité. Plus de 60 % des invertébrés et mammifères sont nocturnes et tous les animaux, même diurnes, ont besoin de l’alternance entre la nuit et le jour. La flore aussi, dont la pollinisation dépend pour une part non négligeable d’insectes nocturnes. Or, ceux-ci font partie des grandes victimes de l’éclairage, deuxième cause de leur hécatombe après les pesticides. L’ensemble de la chaîne écologique est fragilisée, en cascade, par leur disparition. La liste des dégâts environnementaux sur le vivant est longue : désorientation lors des migrations ou déplacements, comportements reproductifs modifiés, relations entre proies et prédateurs transformées, fragmentation des habitats, etc. Toutes les espèces sont concernées : mammifères, oiseaux, batraciens, insectes, poissons et écosystèmes sous-marins.
Les êtres humains ne sont pas en reste. Des lumières extérieures (lampadaires, enseignes lumineuses, vitrines… ) font intrusion dans les habitations. Même faibles, elles peuvent perturber les rythmes biologiques liés à l’alternance entre veille et sommeil. Or, ils commandent notamment la production de la mélatonine, hormone essentielle pour la qualité du sommeil et la santé. Les éclairages nocturnes accompagnent en outre une prolongation des activités humaines, qu’elles soient commerciales, laborieuses ou festives. Une tendance dont les implications sur notre modèle de société méritent d’être interrogées (3).
Gâchis énergétique et financier
Mieux pris en compte, et occultant souvent les autres, l’enjeu de l’économie énergétique est massif. La consommation de l’éclairage public français s’élève à 5, 6 milliards de kWh, et 2 milliards supplémentaires pour les enseignes lumineuses. L’impact sur le réchauffement climatique est d’autant moins anodin qu’il faudrait, pour l’évaluer correctement, prendre en compte l’ensemble des opérations liées à l’éclairage, et pas seulement la consommation d’électricité : fabrication du matériel (souvent à base de matières premières rares importées, s’agissant des LED par exemple), transports, installation, maintenance, etc. Sans oublier le recyclage des matériels que l’on remplace, à ce jour très insuffisant, notamment en ce qui concerne les déchets électroniques produits par les nouvelles technologies d’éclairage.
Les coûts financiers de l’éclairage, qui pèsent lourd sur les budgets publics, constituent un motif puissant de mobilisation des responsables locaux, parfois au détriment d’une vision plus globale du sujet. L’éclairage extérieur coûte deux milliards d’euros à l’État français, dont 1 million pour la seule maintenance et 500 millions pour la consommation énergétique. Cela représente, pour les collectivités locales, 42 % de leur consommation énergétique totale. L’ADEME et EDF estiment entre 30 % et 40 % les pertes de cette énergie du fait d’installations inadaptées.
Des gaspillages de grande ampleur donc, alors que par ailleurs 5,9 millions de ménages, soit plus d’un sur cinq, sont en situation de vulnérabilité énergétique (4).
Avis divergents sur les solutions
Ces différents enjeux font aujourd’hui généralement consensus. Seul les liens éventuels entre éclairage et sécurité restent controversés, sujets à des préjugés et à des « sentiments d’insécurité » difficiles à combattre. Quoi qu’il en soit, la nécessité de mettre fin au suréclairage n’est plus guère contestée. Sur les solutions, en revanche, deux visions s’opposent, les mêmes que sur la plupart des autres sujets environnementaux : s’en sortir par davantage de technologies, toujours plus performantes nous dit-on, ou par davantage de sobriété et de bon sens.
La solution technophile
S’agissant de l’éclairage public, la voie technophile correspond à une transition vers les LED et le numérique, dans le contexte de l’éclairage dit « intelligent ». C’est celle de la filière éclairagiste, représentée notamment par le Syndicat de l’éclairage (qui regroupe la plupart des entreprises de fabrication et d’installation) et l’Association française de l’éclairage (qui a vocation à diffuser des savoirs sur l’éclairage) (5).
Variations de l’intensité lumineuse à des moments choisis, capteurs de présence qui déclenchent l’allumage des réverbères, enchaînement des allumages synchronisé en « train de lumière » (au fur et à mesure du déplacement) font partie des basiques de l’éclairage « intelligent ». La télégestion d’un réseau d’éclairage permettrait de mieux le gérer et d’aller plus loin dans la programmation de variations. Enfin, le nec plus ultra consisterait dans la connexion de l’éclairage à d’autres services : par exemple, la gestion des feux tricolores ou captation d’informations (qualité de l’air ou température), sans oublier surtout la « vidéoprotection ». Car, comme c’est bizarre, les rues éclairées, censées être plus sûres, ont cependant besoin d’être mises sous vidéosurveillance…
Ce modèle séduit de nombreuses collectivités locales (6). Cependant, il s’avère coûteux, avec de nombreux coûts cachés, vulnérable sous divers aspects et, enfin, loin d’être véritablement écologique. Il conduit à une inflation de services dont l’utilité est parfois douteuse, à une surenchère technologique et à un modèle de « smart city » (ville dite « intelligente ») ultra-connectée qui peut faire cauchemarder plutôt que rêver.
La voie de la sobriété et du bon sens
Heureusement, là aussi, il existe une alternative ! Une voie qui met d’abord en œuvre une réflexion globale et de long terme, centrée sur la sobriété et le bon sens. Dans une telle perspective, des LED bien choisies et bien installées peuvent avoir toute leur place, si on les utilise dans l’objectif de réduire non seulement la consommation mais aussi les émissions lumineuses (les deux ne vont pas automatiquement de paire). Le bon sens, c’est aussi commencer par éteindre, chaque fois que la lumière ne s’avère pas vraiment utile. Environ 12 000 communes pratiquent désormais l’extinction nocturne, partielle ou totale. Et bien d’autres mesures sont possibles. En France, l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes (ANPCEN) est la tête de file de cette approche. La suite de ce dossier lui est largement consacrée.
Danièle Garet
L’International Dark Sky Association (IDA), fondée aux États-Unis en 1988, est la plus ancienne organisation luttant contre la pollution lumineuse. Elle décerne le très sélectif label Réserve internationale de ciel étoilé (RICE). À ce jour, seules 13 réserves de ce type existent dans le monde, dont, en France, le pic du Midi et, depuis août 2018, le Parc national des Cévennes. Les processus de labellisation, qui prennent plusieurs années, peuvent conduire à des progrès sur de vastes territoires, notamment en créant de vraies dynamiques locales. Le label exige une zone tampon autour du « cœur de réserve » et inclut alors des zones habitées où tout le monde s’engage à protéger le lieu. Mais la logique de réserve, dans ce domaine comme dans les autres, peut être perverse : elle distille le sentiment que, partout ailleurs, on peut relâcher les efforts. Faut-il se résoudre à aller voir les étoiles comme dans un zoo ?
À ce jour, aucune donnée statistique ne permet de trancher la question des liens éventuels entre éclairage et (in)sécurité. Mais, comme le souligne l’Association française de l’éclairage (conclusion de sa fiche d’information no 1, 2017) : « Il n’en reste pas moins que le sentiment d’insécurité est une des variables de la politique nationale de sécurité et de la politique locale d’une commune. » Et en effet, les sentiments d’insécurité doivent être pris en compte. Mais comment ? Pas en les amplifiant ni en alimentant une surenchère de dispositifs apparents de sécurité, encore moins en laissant se développer des perceptions fausses sur les dangers (qui sont rarement là où l’on croit). Écouter, dialoguer à partir des faits, déconstruire les discours sans fondement, proposer des phases d’expérimentation et établir des constats : voilà sans doute quelques éléments de base pour une réponse pertinente et non démagogique.
Sources données chiffrées : ANPCEN
(1) L’éclairage nocturne dans le moindre village est aussi dû à la politique d’EDF qui, à partir des années 1970, a financé les installations pour ensuite facturer la consommation et trouver ainsi un débouché à l’électricité issue du fonctionnement en continu des centrales nucléaires.
(2) Fabio Falchi et alii, « Nouvel Atlas mondial de la luminosité artificielle du ciel nocturne », Science Advances, 10 juin 2016
(3) Voir Jonathan Crary, 24/7 le Capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2016
(4) Selon une étude de l’INSEE de 2015 (no 1530) sur la « vulnérabilité énergétique »
(5) Au sein de la filière éclairagiste, on trouve de grands groupes : Bouygues, Vinci, Eiffage, Groupe EDF (Citelum), etc. ; des entreprises mondiales « historiques » (Philips, Osram) ; de nombreuses PME (fabricants de lampadaires, d’ampoules, divers matériels) et des start-up, des entreprises asiatiques, des bureaux d’étude, des experts éclairagistes et autres « concepteurs lumière », etc. La filière est vaste, à cheval sur plusieurs métiers, et en pleine recomposition.
(6) Toutes les communes ne se précipitent pas cependant dans des travaux ruineux. Le Syndicat de l’éclairage déplore que le rythme de rénovation de l’éclairage public français (75 % des lampadaires ayant plus de 25 ans) soit, selon lui, l’un des plus lents d’Europe (2 % du parc chaque année).