Silence rencontre de nombreuses initiatives dont le degré d’« alternative » et d’autonomie face aux servitudes technologiques, monétaires, politiques, varie beaucoup. Ces expériences nous permettront-elles de faire face à un possible effondrement systémique dans les années et les décennies à venir ?
Lorsqu’on envisage la situation écologique, politique et sociale dans les décennies qui viennent, il est de plus en plus question d’un possible effondrement. Ce dernier viendrait de la rupture d’un des fragiles équilibres écologiques qui servent de base à nos sociétés, ou encore de la faillite brutale d’un des piliers de notre monde capitaliste globalisé, de la même manière que l’URSS s’est écroulée sur ses fondations il y a 30 ans.
Quel est le maillon de la fragile chaîne écosociale susceptible de casser le premier, entraînant après lui une réaction en chaîne : l’effondrement de la biodiversité et la disparition de certaines espèces clés, l’emballement climatique, l’effondrement des ressources agricoles et en eau, une catastrophe nucléaire, ou encore un effondrement du système monétaire (crise financière) ou une montée au pouvoir du fascisme ? (1)
Cultiver nos capacités d’autonomie à tous les niveaux
Loin du survivalisme et des solutions individualistes tentant de « sauver les meubles » au détriment des autres, les alternatives rencontrées par Silence, dans leur grande diversité, tentent d’expérimenter d’autres modes de vie viables et solidaires. Pour cela elles cherchent à cultiver leurs capacités d’autonomie à différents niveaux. (2)
Face au système technicien et industriel
Prenons l’exemple d’internet. Que se passera-t-il en cas de coupure du réseau, suite à un bug, à une catastrophe naturelle ou industrielle, à une attaque malveillante ou à une censure d’État ? L’ensemble des associations, des collectifs, des réseaux qui fonctionnent en se basant sur cet outil seront du jour au lendemain privés d’une ressource essentielle pour se coordonner et s’informer. Les initiatives encore reliées par des voies téléphoniques, postales ou de rencontres directes seront à même de poursuivre leurs relations et de continuer à fonctionner.
L’échelle locale sera alors la plus résiliente, si toutefois elle ne s’est pas fait dévorer par une dépendance à l’informatique. Prenons le cas d’un groupement d’achat local dans le Var, la Calebasse (Silence n° 453 p.36). Celui-ci a décidé de renoncer à un tableau de commande en ligne, pour ne pas être dépendant et sous contrôle de multinationales monopolistiques, dans une volonté d’autonomie.
Prenons maintenant une monnaie locale : si celle-ci a fait le choix de se « dématérialiser » via des cartes électroniques, elle sera neutralisée par un éventuel effondrement industriel, sans parler d’un bug de logiciel interne, à l’inverse d’une monnaie complémentaire encore basée sur de l’argent liquide.
La revue Silence a elle-même tenté de réaliser un numéro sans utiliser internet, pour mesurer son degré de dépendance au système technicien. Le numéro 407 « Vivre sans internet » relate entre autres cette expérience. Mais aujourd’hui la revue fonctionne en basant une partie notable de sa communication interne et externe sur l’informatique et l’internet.
Au niveau énergétique
Sans approvisionnement pétrolier, sans électricité suite à une coupure de réseau, quelles sont les alternatives qui pourront encore fonctionner ? Côté électricité, ce sera peut-être à la campagne que le choc pourra être amorti, dans certains lieux qui s’alimentent en électricité grâce à des micro-installations éoliennes, solaires ou hydrauliques. D’autres vivent simplement sans électricité, à l’image de la communauté Francischu, dans le Sud de la Corse (Silence n° 430 p.26), ou encore de la communauté de l’Arche de la Fleyssière dans l’Hérault jusqu’en 2006 (Silence n° 463 p.14).
Côté pétrole, les alternatifs ruraux seront sans doute coincé·es par l’usage omniprésent de l’automobile pour se déplacer, à part habiter près d’une gare ou pratiquer la bicyclette dans les zones non montagneuses. Silence a publié en 2004 un dossier « Vivre à la campagne sans voiture » (n° 317) qui montre, expériences à l’appui, que des alternatives sont possibles. Dans son n° 415, la revue s’est intéressée aux épiceries itinérantes tractées par des chevaux dans le Morbihan, l’Indre, le Calvados et la Haute-Vienne.
Au niveau monétaire
Une crise financière comme celle de 2008 peut avoir des effets catastrophiques sur l’économie d’un pays, comme l’Argentine a pu en faire l’expérience. À cette époque, dans ce pays, de nombreuses économies parallèles de subsistance se sont mises en place à l’aide de monnaies locales complémentaires et de systèmes de troc.
Mais outre le fait qu’elles sont souvent liées à des systèmes numériques, les monnaies locales sont indexées sur des monnaies « officielles », ce qui poserait problème en cas d’effondrement monétaire. Les Systèmes d’échanges locaux (SEL) sont intéressants en ce qu’ils organisent un troc de services se basant sur le temps, une heure étant égale à une unité d’échange. Des systèmes de troc villageois, plus ou moins organisés, vont également dans ce sens.
Au niveau alimentaire
Les systèmes de production industriels sont bien sûr dans ce domaine les plus vulnérables à un effondrement énergétique et économique, du fait de leurs infrastructures complexes, énergivores, de leurs circuits largement mondialisés. Les circuits courts, les cultures sans intrants et sans manipulations génétiques, les techniques simples, rendent les paysan·nes, tels des roseaux, plus souples donc plus solides face aux effondrements. Prommata (Silence n° 331) est une association qui prépare l’avenir de l’agriculture sans pétrole en adaptant les techniques modernes à la traction animale.
Les stages d’initiation à la cueillette de plantes sauvages pour se nourrir (Silence n° 441 p.15) ou se soigner vont également dans le sens d’une plus large autonomie face au système pharmaceutique et agro-industriel. De leur côté, des villes comme Albi qui cherchent à maintenir et développer l’agriculture périurbaine et les ceintures maraîchères autour des cités s’assurent une plus grande résistance face à des crises alimentaires.
Le mouvement des territoires en transition se donne également pour ambition d’assurer la résilience des villes en particulier en développant leurs capacités d’autonomie alimentaire (Silence n° 365 et 379 notamment).
Certaines expériences tentent de conjuguer différentes facettes de l’autonomie. Ainsi la revue Silence n° 353 présentait l’exemple de Marc et Lotti Bosch, dans le Gers. Vivant à la campagne sans voiture et presque sans argent, le couple n’avait aucun moteur dans sa maison, pratiquait l’agriculture et la cueillette, meulait sa farine grâce à un système à pédales, utilisait la lactofermentation pour conserver ses aliments. Un système de nacelle que l’on peut descendre dans le puits servait de frigo lorsque la température était trop élevée.
Conjuguer autonomie et interdépendance
Deux facteurs semblent essentiels et indissociables pour renforcer nos capacités de résilience :
nos capacités d’autonomie dans le plus grand nombre de domaines possibles d’une part, et d’interdépendance d’autre part. Il s’agit ici de cultiver les liens entre initiatives alternatives pour se renforcer mutuellement en dehors du système technicien, politique et économique dominant. Car si l’autonomie est un atout, une autosuffisance totale n’est sans doute ni possible si souhaitable.
Can Decreix (Silence n° 441 p.5) est un lieu collectif situé en Catalogne. Ses membres tentent d’expérimenter les possibilités de pratiques frugales pour la planète aussi loin que possible. Basée dans une commune desservie par le train, cette « maison de la décroissance » met en pratique au quotidien de nombreuses techniques de simplicité déliées de la société marchande et industrielle.
Longo Maï (Silence n° 458 p. 5) est une coopérative située dans les Alpes-de-Haute-Provence depuis 1973 ainsi que dans le Jura suisse depuis 1987. Ses membres ne touchent pas les aides de l’État, mais vivent en autonomie grâce à diverses activités agricoles et artisanales. Plusieurs lieux de vie dans un périmètre géographique limité sont en lien les uns avec les autres et s’échangent des biens et des services en dehors du système monétaire et capitaliste.
Niveau local et échelon territorial
Le niveau local semble être optimal pour cultiver l’autonomie sociale et politique ainsi que pour organiser les alternatives en cas d’effondrement. De manière générale, toute initiative qui permet de faire décroître l’empreinte écologique d’un groupe, d’une communauté ou d’un territoire est susceptible d’améliorer sa capacité de résistance ou de résilience à un effondrement. Mais cette capacité peut être très limitée par des facteurs plus globaux hors de sa maîtrise (accident nucléaire ou montée des eaux par exemple).
Il est probable que chacune de ces initiatives, prise séparément, ne suffirait qu’à amortir un peu le choc pour quelques personnes ou communautés en contact avec elle… À cet égard leur impact peut paraître limité, voire dérisoire.
Mais leur intérêt est autre. C’est aujourd’hui qu’elles jouent un rôle significatif dès lors qu’elles se maillent en réseaux, s’ouvrent, tissent des liens et se donnent à voir. À ces conditions, pour la majeure partie de la population qui continue à vivre de manière plus « standard », elles contribuent à maintenir vivante la conviction qu’il faut se battre contre un système qui, elles le démontrent, n’est pas le seul possible. Leur lutte se déroule avant tout contre des processus d’effondrements démocratiques et écologiques qui se déroulent aujourd’hui. (3) C’est au présent qu’elles ont toute leur importance pour éviter que de tels effondrements ne se produisent.
Guillaume Gamblin
(1) Il est à noter que cet effondrement a déjà eu lieu et est déjà en train d’avoir lieu dans d’autres zones du globe (îles submergées, zones désertifiées et sans eau, effondrement politique et situation de guerre qui en découlent parfois).
(2) Ce texte est issu et inspiré d’un article initialement publié dans la revue suisse d’écologie politique Moins ! n°34 (avril-mai 2018), « Quelles alternatives (pour faire) face au pire ? ».
(3) Méfions-nous des imaginaires de l’effondrement comme « grand soir » inversé et situé dans le futur, alors que ses processus se déroulent dès maintenant et que nous pouvons avoir du poids pour infléchir ces derniers.