Depuis 2010, le dernier espace maraîcher de Dijon est occupé pour maintenir des zones maraîchères en ville. Aujourd’hui, plus de 80 personnes vivent sur 8 ha, accompagnées par une centaine de jardini·ères et autant de participant·es aux marchés à prix libres. Un « éco-quartier » sans béton
L’entrée du quartier libre des Lentillères se trouve près d’un gros rond-point situé sous une voie ferrée. Un grand panneau annonce la couleur : un enfant avec une fronde, le projectile étant une carotte. Sur les murs SNCF, de très nombreux dessins d’animaux. Au sol, une mosaïque marque l’entrée. Une pancarte présente un plan des lieux. Chacun·e peut entrer et se promener à sa guise.
Visite guidée d’espaces de vie et de culture
Le premier terrain est celui du Pot’Col’Le, abréviation de « potager collectif des Lentillères ». Ce terrain est le premier qui a été occupé, le 28 mars 2010, par près de 200 personnes qui ont défriché et planté dans la journée, sous une pluie battante. À l’arrière se trouve le bâtiment auto-construit le Snack friche, d’environ 50 m², bâti lors d’un chantier collectif en 2013, qui sert de cantine collective, de salle de réunion et de salle des fêtes. Ce bâtiment très vitré est adossé à une maison préexistante, la Maison de Papy, où le Collectif végan anime un atelier vélo.
En avançant un peu, on découvre tout un ensemble de parcelles cultivées : les Petits Jardins. À partir de 2012, de nouvelles personnes sont venues y implanter de petits jardins particuliers. Aujourd’hui, plusieurs dizaines de petits potagers soigneusement entretenus occupent presque toute la surface. Derrière un nouveau mur (correspondant aux anciennes bandes maraîchères du lieu), on arrive dans le Jardin des maraîchères. Un espace de production à grande échelle, sur un hectare, avec des serres, des légumes de pleins champs, un système d’irrigation. Sur la gauche, on trouve plusieurs espaces boisés avec différents collectifs, installés dans des caravanes, des yourtes ou des maisons autoconstruites. Au-delà, c’est encore la jungle pour d’éventuels futurs développement. Il y a plusieurs restes de maisons démolies dans cette partie envahie par la végétation. À droite des champs, dans d’anciennes bâtisses, des logements ont été réaménagés dans des maisons initialement détériorées par la mairie pour éviter les squats : le Bougie noire et une grange repeinte en rose, Grange rose, où se tiennent les fêtes, les ateliers de mécanique et une zone de gratuité. Bizarrement, il y a là un grand portail qui donne sur la rue et qui est cadenassé… alors que l’on trouve des passages dans les murs un peu partout. Huit hectares sur les 19 convoités pour le projet d’écoquartier de la ville sont ainsi, à nouveau, producteurs de nourriture.
Groupes d’affinité
Devant une belle maison autoconstruite (ossature bois, paille, terre, fenêtres de récupération), nous rencontrons Morgan et Paloma, deux des membres du collectif féministe les Ronces. La maison est la salle commune, chacune des quatre femmes du collectif vivant dans son propre logement autour (caravanes et yourtes). Elles sont impliquées dans la gestion de la production maraîchère, entre autres.
Morgan nous présente la population du lieu : « Il y a aujourd’hui entre 80 et 100 résident·es permanent.es. Il y a un gros groupe de Touaregs, réfugiés politiques fuyant la guerre qui se déroule dans le désert entre la Libye et le Mali. » Les autres viennent du Maroc, du Mexique, de Jordanie, de Pologne, de Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Amérique du Sud et, pour une bonne part quand même, de la région. « Les âges vont de 18 à 63 ans, avec beaucoup de gens entre 20 et 40 ans. Il y aussi quelques enfants, deux qui vivent sur place et d’autres qui viennent avec leurs parents jardiniers. »
Les personnes se regroupent par groupes d’affinités dans des collectifs dont la taille varie de 2 à 20 individus. Les collectifs sont assez autonomes. Ils se retrouvent lors de deux types de réunion : une assemblée générale mensuelle à laquelle participent les habitant·es, mais également les jardini·ères (plusieurs dizaines) et les autres personnes actives sur le site. D’autres réunions thématiques se tiennent à l’occasion d’activités, de problèmes, etc.
La reconquête du lieu s’est faite très progressivement car les arbres ont poussé rapidement entre le départ du dernier maraîcher, en 1998, et le début de l’occupation. Toutefois, depuis deux ou trois ans, il y a eu une accélération des constructions. La question de la régulation des installations commence à se poser pour maintenir en place des zones naturelles et des rangées d’arbres qui, aujourd’hui, donnent au lieu un charme certain.
La dynamique d’une occupation
Le projet d’occupation est issu d’une réflexion sur les difficultés de s’installer en maraîchage à proximité de la ville. Un collectif « Urgence bio » regroupant des Verts, Nature & Progrès, la Confédération paysanne et d’autres, ont au départ essayé de convaincre les élu·es de mettre en place une politique visant à favoriser l’installation de jeunes pour produire bio et local. Les élu·es répondaient toujours favorablement aux propositions mais ne concrétisaient rien. Des personnes ont alors réagi en proposant une occupation des lieux, parmi lesquelles des libertaires et des gens issus d’une culture plus punk et squatteuse. Cela a fait exploser le collectif : les Verts avaient des élu·es à la mairie, certaines associations ne voulaient pas mener d’actions illégales. Mais il y avait déjà une longue histoire de squats à Dijon avec notamment l’histoire des Tanneries, un site culturel occupant une ancienne usine depuis 1998 (et dont la situation a été légalisée dans un nouveau lieu en 2015 après des négociations avec la mairie).
Les deux premières années, la mairie a essayé de décourager les occupant·es. Deux maisons ont été évacuées par la force et démolies. Mais la tentative de vider un troisième bâtiment s’est heurtée à une telle résistance que la mairie a dû reculer. Le 24 mars 2012, profitant du départ d’une bonne partie des occupant·es à la grande manifestation de Notre-Dame-des-Landes, la mairie pénètre sur les lieux avec une pelleteuse et creuse des dizaines de trous de 2 m de profond dans l’un des champ, qui venait juste d’être défriché pour y développer le maraîchage à grande échelle. Après un moment de stupeur, quelqu’un a trouvé très rapidement la solution : utiliser une autre pelleteuse pour reboucher les trous. La dernière tentative d’expulsion des habitant·es remonte à l’été 2015.
Au fil des ans, des vergers ont été plantés ainsi que des rangées de fruits rouges (framboisiers, mures, cassis, fraises…). Les installations de pompage dans la nappe phréatique ont été remises en fonctionnement. Depuis deux ans, la population qui vit sur place a fortement augmenté. Le lieu est de plus en plus visité. Des enseignant·es viennent faire des ateliers pratiques dans les jardins. Comme certains habitants des logements sociaux voisins ont créé leur potager, il y a toute une circulation des gens du quartier… Le marché à prix libre du jeudi est fréquenté par une bonne centaine de personnes. Certaines ne viennent pas forcément avec une forte idée de la situation locale, mais parce que les légumes bios sont bons et — forcément — accessibles. A l’occasion, des marchés pirates sont organisés en ville (le centre est à 3 km) : l’atelier vélo a réalisé un véhicule spécial : deux vélos en parallèle tractent une plate-forme. Ces ventes sauvages ne sont généralement pas réprimées.
Réapprendre la vie de village
« Ici, c’est une vie de village où l’on reprend tout à zéro. » Mais « le temps manque souvent car il y a beaucoup de choses à faire ». Notamment parce qu’à chaque expulsion de réfugié·es en ville, le quartier des Lentillères a pu servir de zone de repli en attendant de trouver de nouveaux lieux à occuper. Le collectif se consolide beaucoup dans les fêtes, sources de joie et de contacts avec la ville. On compte deux grandes fêtes par an, à l’automne et au printemps. Le collectif Mammouth propose des concerts avec des passionné·es de musique. Il s’agit d’auto-organisation, sans aucun caractère professionnel. Il y a eu également un chantier Déco-quartier, chargé d’embellir les lieux par diverses actions graphiques, plastiques ou poétiques. Cela donne un curieux mélange, depuis l’accumulation d’encombrants jusqu’à des fresques ou des textes de poésie lisibles de-ci, de-là.
« Dès le départ, il a été décidé qu’il n’y aurait pas d’activités lucratives sur le lieu. Si des activités donnent lieu à des échanges financiers, cela doit être à prix libre. » Outre les légumes, il y a donc les fêtes, mais également la production et la transformation de plantes médicinales. Ce refus des activités lucratives est aujourd’hui rediscuté : « Beaucoup de personnes précaires aimeraient avoir une activité rémunératrice. » De fait, plein de gens travaillent à l’extérieur. C’est notamment le cas de Morgan, pour qui une activité à l’extérieur « permet aussi de souffler un peu ». « À la différence de la ZAD, ici c’est plus serré donc on se voit plus. Il n’est pas possible de s’ignorer et cela nécessite donc plus de collectif. »
Faire du lien pour contester le système
Depuis 2015, la mairie n’a plus pris d’initiatives. Mais le projet d’écoquartier se poursuit. Trois cent cinquante logements ont été livrés en 2017 à la place des anciens abattoirs voisins. Les terrains occupés correspondent à la phase 2 du projet, mais pour le moment, rien ne se passe. La dynamique actuelle a conduit les Verts à se repositionner. En juin 2018, ils ont proposé à la mairie une médiation. Sans réponse jusqu’ici.
Cette idée de médiation interroge fortement. Les habitant·es du quartier libre regardent à la fois du côté des Tanneries et de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. « Il y a une forte crainte que la mairie accepte qu’on fasse une zone de maraîchage, mais avec des professionnels, ce qui n’aurait plus aucun rapport avec ce qui se passe aujourd’hui. » Pour Paloma, « on est dans une lutte pour la terre, mais pas que ». Il n’y a pas de volonté de s’isoler dans une « alternative » : « Le lien est plus important que l’autonomie. »
Dans la revue Quartier libre, réalisée sur place, les personnes interrogées sur l’issue de cette occupation n’ont pas de réponse toute faite. La plupart souhaiteraient que cela continue comme actuellement. Pour Saman, du collectif Mammouth, « le seul exemple que je connaisse, c’est Christiania, au Danemark » (1). Mais il ajoute : « Je ne pense pas que ça arrivera car ça n’existe pas en France et ça pourrait — trop facilement aux yeux du pouvoir — créer des jurisprudences ou des précédents. Pour en arriver là, il faut qu’en face, il y ait une vraie volonté politique de le faire, quitte à les y acculer. »
Michel Bernard
(1) Le squat Christiania a commencé dans une ancienne caserne militaire de Copenhague en 1971. Il a obtenu un statut légal en 2011 après 40 ans de conflit avec la mairie. Il rassemble environ 1 000 habitant·es sur 34 ha.
Initié par des punks, le squat des Tanneries est créé en 1997 dans une friche industrielle. Au départ, ce n’est qu’un espace de fêtes. Au bout d’un an, après une lutte avec les autorités, le lieu se structure pour devenir « l’espace autogéré des Tanneries ». Après deux ans de bataille pour retarder l’expulsion, les deux principaux candidats aux élections municipales de 2001 proposent de légaliser le site. Le maire socialiste devra tenir sa promesse. Le site est toutefois sous le feu des Renseignements généraux, qui y voient la plaque tournante d’une mouvance « anarcho-autonome » qui peut être à l’origine d’actions terroristes. Le lieu étant insalubre, après des débats houleux, le conseil municipal accepte en 2011 de débloquer un budget d’un million et demi d’euros pour reloger les Tanneries ailleurs. Il ne s’agit donc plus aujourd’hui d’un squat mais ses animat·rices espèrent en avoir gardé l’âme. On peut toujours y croiser des personnes qui se définissent comme anarchistes, anticapitalistes, punks, « do it yourself », (pro)-féministes, vegans, anti-autoritaires…
Les Tanneries, 35-37, rue des Ateliers 21000 Dijon, tanneries@squat.net, https://tanneries.org/fr