Au rez-de-chaussée avec jardinet d’un immeuble, dans un quartier résidentiel de Dijon. Un trampoline, des bacs de plantations d’herbes aromatiques. On entre, après avoir ôté ses chaussures, par une grande cuisine pour arriver dans une salle à l’allure de salle de jeux taille extra-large. Bienvenue à La Croisée des chemins, première école démocratique ouverte en France à l’initiative de Fleur Mathet-Jolly. Depuis, en seulement quatre ans, une trentaine d’autres ont ouvert partout dans le pays, qui scolarisent 700 élèves. La structure s’inspire de l’école de Summerhill créée en 1921 en Angleterre, et de celle de Sudbury Valley, aux États-Unis.
Une pédagogie fondée sur l’apprentissage autonome
Particularité parmi les établissements alternatifs (Steiner, Freinet ou Montessori pour les plus connues), les écoles démocratiques pratiquent l’apprentissage autonome. De 0 à 3 ans, l’enfant grandit et apprend par lui-même, intègre les codes propres à son environnement, comme le fait de tenir une fourchette ou une paire de baguettes. L’école démocratique questionne le fait qu’à partir de trois ans, une compétence doive être acquise à un âge donné. La structure respecte le rythme et l’envie d’apprentissage, remettant en cause l’idée d’une méthode unique pour transmettre les savoirs et compétences tels que la lecture et le calcul.
Le projet associatif de l’école est basé sur l’approche centrée sur la personne de Carl Rogers (1) et sur la sociocratie (2). Il s’inspire entre autres de Céline Alvarez, auteure du livre Les lois naturelles de l’enfant, qui pense qu’« on est fait pour apprendre, et on le fait en permanence » et que la motivation endogène de l’enfant en fait un être « curieux, motivé et enthousiaste ». La curiosité innée de l’enfant va le pousser à vouloir découvrir et mieux comprendre son environnement, donc à apprendre.
Ici, les droits des enfants sont respectés au même titre que ceux des adultes, et ce sont les mêmes. Contrairement à la règle qui veut que les enfants soient soumis à la domination des adultes, ils et elles peuvent exprimer leur accord ou leur désaccord, et apprennent à le faire. Ils régissent le lieu où ils passent leur journée, au même titre que toutes les autres personnes qui y interviennent, et le cadre est établi ensemble. L’enfant organise le déroulement de sa journée, les adultes présent·es, « facilitateurs d’apprentissage » selon une méthode revendiquée comme socratique, n’imposant aucune activité pédagogique, aucun programme.
Le but de ce type d’école est de créer un contexte favorisant le bien-être de l’enfant afin qu’il puisse acquérir les qualités nécessaires pour devenir un·e adulte confiant·e, autonome, bien dans sa peau. L’être est privilégié, par rapport à la performance académique. Les tarifs de scolarisation varient en fonction du quotient familial, et un fonds de solidarité accorde des bourses. Il est également possible de recevoir une aide du Conseil départemental.
Plutôt qu’enseigner, faciliter l’apprentissage
La Croisée des chemins a ouvert en mai 2014 avec quatre enfants. Aujourd’hui, vingt élèves apprennent selon leurs envies, avec l’appui des facilitateurs d’apprentissage. Depuis la rentrée 2018, l’équipe pédagogique est composée de deux salariées, deux jeunes en service civique et deux bénévoles. Trois ou quatre personnes sont disponibles chaque jour pour être en relation, accompagner sur les besoins exprimés par l’enfant et s’occuper de l’organisation. Des portes ouvertes permettent régulièrement de visiter ce lieu particulier d’apprentissage de la vie, qui accueille des jeunes de 3 à 19 ans, soit de la maternelle au lycée. Cette année, un adolescent prépare le brevet : il peut compter une facilitatrice avec qui il s’est mis d’accord sur l’aide dont il a besoin, en identifiant les supports et les méthodes d’apprentissage qui lui conviennent.
Les intervenant·es viennent de partout : un tailleur de pierre, une éducatrice, un animateur nature, une assistante de direction, une ex-étudiante en médecine. Leur point commun : des questionnements sur l’école et sur l’éducation en général, et un besoin personnel de voir et créer quelque chose de différent, la volonté de dépasser certains schémas que l’on retrouve ensuite dans divers domaines comme le monde du travail. La réunion d’équipe hebdomadaire, le mercredi matin, répond à un « besoin d’échanger sur ce que l’on vit à l’école ». Une fois par mois, un intervenant extérieur anime une réunion de supervision d’équipe. Ces moments sont l’occasion de partager ses questionnements : comment se sent-on à l’aise, comment gère-t-on la question de l’autorité en dehors des rapports de domination habituels ? Toutes les règles de l’école mais aussi les dépenses du budget pédagogique sont décidées collectivement lors de l’assemblée hebdomadaire, avec les enfants.
Les parents sont les bienvenus pour partager leurs centres d’intérêt. Une maman japonaise est par exemple venue expliquer l’importance culturelle des sumo dans son pays, puis a organisé un atelier culinaire de préparation de sushis. Les parents sont aussi sollicités pour proposer des actions de soutien au développement de l’école et y participer, en fonction de leurs compétences.
Les enfants au centre de l’organisation
Les enfants organisent le déroulement de leur journée selon leurs envies, un grand tableau présentant le planning hebdomadaire, avec notamment les assemblées des lundis et mardis. Si rien n’est imposé, des ateliers, activités et sorties sont proposés chaque jour. Parmi les ateliers réguliers, citons le théâtre et l’atelier terre, les sorties piscine en saison.
L’arrivée se fait entre 8h45 et 9h30, horaire de début de la réunion du matin, qui permet de faire passer les annonces, de communiquer les ateliers et propositions d’activités du jour, les envies de chacun.
À 11h30, c’est l’heure de la distribution des « missions », une pour chaque élève, pour contribuer à la vie en collectivité et en bonne harmonie : préparer les tables pour déjeuner, vider le lave-vaisselle, arroser les plantes.
Après avoir expérimenté le libre-accès aux ordinateurs et autres écrans, l’assemblée a décidé en septembre 2018 de réserver ces appareils aux activités nécessaires au projet d’apprentissage formulé par l’étudiant·e, ceci afin de prévenir les usages compulsifs. La réunion du soir débute à 16h45, après le goûter et le rangement collectif. Elle permet de faire un relevé des activités de la journée, de ce qui s’est passé.
Corinne, animatrice responsable de la cuisine, est chargée de préparer et d’organiser le déjeuner pour une vingtaine de personnes, auxquelles participent un enfant dont c’est la mission, et les bonnes volontés du jour. Le repas est servi entre midi et 13h30, puis reste à disposition dans le réfrigérateur. La règle est de « ne pas forcer à manger ni à goûter, mais une discussion est entamée pour susciter la curiosité », explique Ève, l’une des facilitatrices d’apprentissage et responsable de la communication de l’école.
Gérer les relations aux autres
L’équipe utilise les outils de la communication non-violente. Pour gérer les conflits au quotidien, elle a choisi la justice restaurative. Les Céres, cercles restauratifs (3), sont ainsi utilisés pour réparer les relations, régler ce qui n’a pu l’être entre les personnes concernées, discuter des actes de transgression des règles.
Clarisse, 13 ans, arrivée en septembre 2016, témoigne de son vécu de l’école avant d’arriver à la Croisée des chemins : « Je n’étais pas bien dans les écoles normales, je ne portais pas attention à ce que disaient les autres, je n’avais pas trop d’amis et n’arrivais pas à suivre les cours. Je faisais des crises d’angoisse et n’arrivais pas à gérer les interactions avec les autres élèves, car je n’ai pas les mêmes centres d‘intérêt. » Cette difficulté dans les relations aux autres revient à plusieurs reprises dans les témoignages. « Les gens sont plus gentils, c’est beaucoup plus libre par rapport à ce que tu peux faire dans les écoles normales. Si tu ne sais pas ce que tu vas faire en arrivant, tu te rends compte que tu as bien rempli ta journée. Ici, j’ai découvert des logiciels de sculpture digitale. J’ai aussi fait de la rando, créé un logo pour l’école, travaillé sur un projet pour créer une boutique de T-shirts et un autre pour faire un voyage en Irlande. Ça va beaucoup mieux depuis que je suis ici. Je ne pense pas que je pourrais supporter de retourner dans une école normale. »
L’école démocratique représente l’une des multiples possibilités qui peuvent exister et cohabiter, s’inspirer les unes des autres. Il n’y a pas de raison qu’en éducation on n’ait pas le choix entre plusieurs modèles et que l’on soit cantonné à une manière d’apprendre.
Anaïs Zarkaoui
(1) L’approche centrée sur la personne, développée par Carl Rogers, stipule que chaque individu dispose des ressources (internes) nécessaires pour développer son plein potentiel, pourvu qu’il soit placé dans un environnement favorable.
(2) La sociocratie est un mode d’organisation sociale en autogestion permettant une prise de décision distribuée, au consentement, qui respecte l’équivalence entre tou·tes.
(3) Contrairement à la justice classique, dite « punitive », la justice restaurative (ou restauratrice) vise à réparer ce qui a été dégradé sur les plans relationnel et matériel. Les cercles restauratifs sont l’un des outils utilisés.
L’école de Summerhill, créée en 1921 en Angleterre par Alexander Sutherland Neill, est connue pour être la première école démocratique, d’inspiration libertaire, au monde. Celle de Sudbury Valley, fondée en 1968 à l’initiative de Daniel et Hanna Greenberg au Massachussets (Etats-Unis), accueille aujourd’hui 200 élèves. Le concept d’école démocratique a été développé en Europe par le mouvement EUDEC. Les deux 2 principes communs à toutes ces écoles sont la liberté d’apprentissage et un fonctionnement démocratique accordant les mêmes droits aux enfants et aux adultes.
La Croisée des Chemins
10 Rue de la Marseillaise
21000 Dijon
09 51 84 50 67
Site de la branche française de l’Eudec (communauté européenne pour l’éducation démocratique) : www.eudec.fr