A la fin des années 1960 aux États-Unis, la critique de la société de consommation mène les ancien·nes beatniks et autres diggers (1) flamboyant·es à s’installer en communautés. De nombreuses femmes passées par des groupes de conscience féministes qui ont profondément modifié leur rapport au monde participent à ce mouvement de fuite des espaces urbains. Parmi elles, des lesbiennes qui veulent vivre en autonomie, loin du patriarcat et proches de la nature. Elles trouveront en Oregon ou encore en Californie les terrains qui vont leur permettre de construire un monde de femmes non-mixte en réseau, matrice de la contre-culture lesbienne des années 1980. Sur ces terres boisées et austères où elles désirent mettre en pratique une utopie concrète, elles choisissent de nouveaux noms et renomment les lieux : « partage entre femmes », « ferme du hibou », « extrémité de l’arc-en-ciel », « chant du corbeau », « terre des fées »...
Femmes bâtisseuses
Mais donner des noms nouveaux à ce qui les entoure ne leur suffit pas. Alors que la plupart des femmes se retrouvent, de par leur éducation, démunies devant le travail de « gros œuvre », les lesbiennes des « women’s lands » (2) deviennent des bâtisseuses, s’attellent au travail de charpente, aux branchements électriques et créent des espaces protéiformes et poétiques où l’architecture est elle aussi féministe : « Au début, les constructions que les femmes édifiaient […] étaient petites […], les formes étaient très diverses : tipis, yourtes, bus scolaire aménagé, cabanes dans les arbres, simples abris, poulaillers... Il y avait fréquemment des espaces couverts en plein air toujours avec de jolies vues. L’eau était à l’extérieur et les toilettes dans la nature ». Les chantiers d’écoconstruction sont ainsi des moments de transmission, de partage, d’apprentissage et de pouvoir retrouvé. Certains lieux sont habités par des groupes de quelques femmes qui y vivent à l’année ; la ferme du hibou, quant à elle, a été construite et aménagée en vue d’accueillir des femmes fuyant la violence domestique ou cherchant à se reconstruire à l’écart, loin de la misogynie de la société.
« Souviens-toi du futur »
Dans ces espaces traversés régulièrement par des « lesbiennes voyageuses » venant des autres États et d’Europe, une contreculture émerge qui fait la part belle aux savoirs vernaculaires, à la connaissance approfondie des plantes et des cycles naturels.
Y prolifèrent des pratiques artistiques – écriture, photographie, peinture, chant – et une spiritualité réinventée, débarrassée des rapports de pouvoir, qui prend sa source dans la relation quotidienne avec la nature qui les entoure : bois, rivière, lune, jardins et potagers biologiques. Elles puisent leur inspiration auprès des anciennes Amazones et réinventent d’antiques déesses tout en étant actives politiquement dans les mobilisations contre Reagan et le militarisme des années 1980. Aujourd’hui où les liens avec le vivant sont à réinventer, les histoires de ces lesbiennes bâtisseuses sont des réservoirs où trouver pêle-mêle imaginaire et geste technique, connaissance de l’environnement et créativité émancipatrice, tout ce dont nous avons encore besoin pour construire le futur.
(1) Collectif de théâtre-guérilla et d’intervention politique basé à San
Francisco (1966-1969).
(2) Voir Françoise Flamant, Women’s Lands, iXe, 2015.